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CHAPITRE VI.

SOPHISME DE PARTIALITÉ AVOUÉE.

Examen d'une maxime qui représente la partialité comme louable.

I

L ne faut pas, dit-on, argumenter de l'abus contre l'usage. Il ne faut pas conclure qu'une chose soit mauvaise, à raison du mauvais usage qu'on en fait.

Cette proposition est spécieuse, parce qu'on peut l'expliquer dans un sens raisonnable; mais elle est fausse en elle-même et dangereuse dans les conséquences qu'on veut en tirer.

Quand vous avez une institution à examiner, tous les bons effets qui en résultent, constituent ce qu'on appelle son usage: tous les mauvais effets qui en dérivent, non par accident, mais par la volonté des hommes, constituent ce qu'on appelle son abus.

On ne doit juger de la bonté d'une institu

tion

que par une comparaison exacte et complète entre l'usage et l'abus.

1.o La maxime peut signifier qu'en faisant le bilan d'une institution, il ne faut pas conclure

qu'elle soit mauvaise, parce que ses effets sont en partie mauvais.

Ce sens présente une vérité trop incontestable pour avoir besoin d'être prouvée, mais utile et même nécessaire comme avertissement, pujsqu'elle a été souvent oubliée ou volontairement méconnue, par des écrivains amoureux du paradoxe.

Cette maxime, appliquée aux circonstances pécuniaires d'un individu, revient à ceci : ne concluez pas de ce qu'un homme a des dettes, qu'il n'a point de propriété.

2. La maxime peut signifier qu'en faisant l'examen en question, il ne falloit passer en ligne de compte que les bons effets, et omettre tous les mauvais. - Ce qui revient à dire qu'il est bon de se tromper soi-même et de tromper les autres.

Ce sophisme implique la crainte de l'examen et le sentiment confus d'une mauvaise cause. Il est nuisible dans tous ses effets.

Si la partialité est reconnue, non-seulement elle détruit la confiance, mais les soupçons qu'elle fait naître vont souvent au-delà du mal qu'on a voulu déguiser. Si elle n'est pas découverte, elle perpétue les abus qu'un examen judicieux auroit fait cesser. Elle entretient dans

l'esprit public cette espèce de foiblesse intellectuelle qui tend à confondre le faux et le vrai. Les préjugés nationaux ainsi flattés peuvent prendre un degré de force et de violence qui conduit aux plus grands malheurs.

Il y a deux classes d'écrivains à qui l'on peut particulièrement reprocher soit une partialité d'intérêt, soit une partialité de prévention: les Historiens et les Jurisconsultes; les uns en faveur de leur patrie, de ce qu'ils appellent sa gloire et sa grandeur; les autres en faveur du système de lois qu'ils entreprennent d'expli

quer.

Mais c'est surtout en matière de religion qu'on s'est servi de ce sophisme. La notion la plus commune est qu'on ne sauroit montrer trop de partialité en sa faveur. Il ne faut prendre les témoignages que d'une part.

L'auteur de cette maxime, quel qu'il soit, devoit avoir une très-mauvaise opinion de la religion ou des hommes de la religion, s'il estimoit qu'après un fidelle calcul de ses effets bons et mauvais, la balance tourneroit contre elle des hommes, si, croyant que l'utilité de la religion seroit démontrée par son résultat il les jugeoit incapables de saisir cette vérité, et pensoit qu'on dût les tromper comme des

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enfants : opinion qui, pour le dire en passant, doit aboutir au despotisme universel; car si les hommes sont radicalement incapables de bien juger pour eux-mêmes, toute liberté leur est nuisible, toute connoissance est un piége de plus.

Pour déguiser cette partialité trop marquée, on a eu recours à un expédient. On a créé une autre entité abstraite qu'on a dévouée comme le bouc expiatoire, et qui est chargée de tous les mauvais effets on l'appelle tantôt superstition, tantôt fanatisme. La superstition fait tout le mal; et tout le bien, on l'attribue à la religion. C'est une espèce de Manichéisme avec son bon et son mauvais principe.

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Si l'on vouloit faire une balance exacte et impartiale, il faudroit séparer ce qui appartient aux différentes sanctions qui influent sur la conduite des hommes, ouvrir un compte pour tout ce qui se fait par la sanction naturelle, par la sanction politique, par la sanction de l'honneur (ou sanction morale), et quand on auroit vu ce qu'elles peuvent produire par ellesmêmes, conjointement ou séparément, on verroit ce qui s'opère par l'influence de la sanction religieuse, ce qui lui appartient incontestablement; et l'on auroit alors tous les

éléments d'une discussion candide et instruc

tive (1).

(1) Eusebe déclare, dans son histoire de l'Église, qu'il a rapporté tout ce qui pouvoit contribuer à l'honneur de la Religion, et supprimé tout ce qui pouvoit tourner à sa honte. Dans sa Préparation Evangélique, un des ouvrages les plus savants et les plus soignés que l'antiquité nous ait laissés, le 32. chapitre du 12. livre porte cette proposition scandaleuse : « Comment il peut être légitime et convenable d'employer la fausseté comme une médecine et pour le bien de ceux qui ont besoin d'être trompés. Le célèbre historien Gibbon, dans sa Défense, p. 132, censure avec beaucoup de force un Théologien anglois qui avoit cherché à pallier cette prudence d'Eusebe. Il cite un passage de Melchior Canus, qui se plaint «< de ce que les vies des Philosophes » ont été écrites par Diogène Laerce, et celles des >> Césars par Suétone, avec un respect plus scrupuleux » pour la vérité, que celles des Martyrs et des Saints >> par les Écrivains Catholiques. » Et cependant cette partialité infidelle a des conséquences plus pernicieuses dans l'histoire Ecclésiastique que dans l'histoire politique. Si Laerce avoit caché les défauts de Platon, si Suétone avoit déguisé les vices d'Auguste, nous y aurions peut-être perdu quelques anecdotes curieuses ou instructives, et nous aurions une idée exagérée du mérite de ces hommes célèbres. Voilà le seul inconvénient qui eût pu résulter de leur silence. Mais si Eusebe avoit rapporté fidellement les scandaleuses dissensions des Confesseurs de la Foi, s'il avoit montré leurs vertus

que

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