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ce conventionalisme classique qui nous fait ad mirer dans l'antiquité, comme des vertus, ce qui était le résultat de la plus dure et de la plus immorale des nécessités. Ces anciens qu'on exalte, je ne saurais trop le répétér, vivaient de brigandage, et, pour rien au monde, n'auraient touché un outil. Ils avaient pour ennemi le genre humain tout entier. Ils s'étaient condamnés à une guerre perpétuelle et placés dans l'alternative de toujours vaincre ou de périr. Dès lors il n'y avait et ne pouvait y avoir pour eux qu'un métier, celui de soldat. La communauté devait s'attacher à développer uniformément chez tous les citoyens les qualités militaires, et les citoyens se soumettaient à cette unité qui était la garantie de leur existence.

Mais qu'y a-t-il de commun entre ces temps de barbarie et les temps modernes ?

Aujourd'hui, dans quel objet précis et bien déterminé, frapperait-on tous les citoyens comme une monnaie, à la même effigie? Est-ce parce qu'ils se destinent tous à des carrières diverses? Sur quoi se fonderait-on pour les jeter dans le même moule?... et qui tiendra le moule? Question terrible, qui devrait nous faire réfléchir. Qui tiendra le moule? S'il y a un moule (et le Baccalauréat en est un), chacun en voudra te

nir le manche, M. Thiers, M. Parisis, M. Barthélemy Saint-Hilaire, moi, les rouges, les blancs, les bleus, les noirs. Il faudra donc se battre pour vider cette question préalable, qui renaîtra sans cesse. N'est-il pas plus simple de briser ce moule fatal et de proclamer loyalement la Liberté?

D'autant que la liberté c'est le terrain où germe la véritable Unité et l'atmosphère qui la féconde. La concurrence a pour effet de provoquer, révéler et universaliser les bonnes méthodes, et de faire sombrer les mauvaises. Il faut bien admettre que l'esprit humain a une plus naturelle proportion avec la vérité qu'avec l'erreur, avec ce qui est bien qu'avec ce qui est mal, avec ce qui est utile qu'avec ce qui est funeste. S'il n'en était pas ainsi, si la chute était naturellement réservée au Vrai et le triomphe au Faux, tous nos efforts seraient vains; l'humanité serait fatalement poussée, comme le croyait Rousseau, vers une dégradation inévitable et progressive. Il faudrait dire, avec M. Thiers: L'antiquité est ce qu'il y a de plus beau au monde, ce qui n'est pas seulement une erreur, mais un blasphème. Les intérêts des hommes, bien compris, sont harmoniques, et la lumière qui les leur fait comprendre brille d'un éclat toujours plus vif. Donc, les efforts individuels et collec

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tifs, l'expérience, les tâtonnements, les décep tions mêmes, la concurrence, en un mot la Liberté font graviter les hommes vers cette Unité, qui est l'expression des lois de leur nature et la réalisation du bien général.

Comment est-il arrivé que le parti libéral soit tombé dans cette étrange contradiction de méconnaître la liberté, la dignité, la perfectibilité de l'homme et de leur préférer une Unité factice, stationnaire, dégradante, imposée tour à tour par tous les despotismes au profit des systèmes les plus divers?

Il ya à cela plusieurs raisons: c'est d'abord qu'il a reçu, lui aussi, l'empreinte romaine de l'éducation classique. N'a-t-il pas pour meneurs des Bacheliers? Ensuite, à travers les péripéties parlementaires, il espère bien voir tomber en ses mains cet instrument précieux, ce moule intellectuel, objet, selon M. Thiers, de toutes les ambitions. Enfin les nécessités de la défense contre l'injuste agression de l'Europe, en 92, n'ont pas peu contribué à populariser en France l'idée d'une puissante Unité.

Mais de tous les mobiles qui déterminent le libéralisme à sacrifier la liberté, le plus puissant est la crainte que lui inspirent, en matière d'éducation, les envahissements du clergé.

Cette crainte je ne la partage pas, mais je la comprends.

. Considérez, dit le libéralisme, la situation du clergé en France, sa savante hiérarchie, sa forte discipline, sa milice de quarante mille membres, tous célibataires, et occupant le premier poste dans chaque commune du pays, l'influence qu'il doit à la nature de ses fonctions, celle qu'il tire de la parole qu'il fait retentir sans contradiction et avec autorité en chaire ou qu'il murmure au confessionnal, les liens qui l'attachent à l'État par le budget des cultes, ceux qui l'assujettissent à un chef spirituel qui est en même temps roi étranger, le concours que lui prête une compagnie ardente et dévouée, les ressourees qu'il trouve dans les aumônes dont il est le distributeur; considérez qu'il regarde comme son premier devoir de s'emparer de l'éducation, et dites si, dans ces conditions, la liberté de l'enseignement n'est pas un leurre.

Il faudrait un volume pour traiter cette vaste question et toutes celles qui s'y rattachent. Je me bornerai à une considération, et je dis :

Sous un régime libre, ce n'est pas le Clergé qui fera la conquête de l'Enseignement, mais l'Enseignement qui fera la conquête du Clergé. Ce n'est pas le Clergé qui frappera le Siècle à son effigie,

mais le Siècle qui fera le Clergé à son image. Peut-on douter que l'enseignement, dégagé des entraves universitaires, soustrait, par la suppression des grades, au conventionalisme classique, ne s'élançât, sous l'aiguillon de la rivalité, dans des voies nouvelles et fécondes ? Les institutions libres, qui surgiront laborieusement entre les lycées et les séminaires, sentiront la nécessité de donner à l'intelligence humaine sa véritable nourriture, à savoir la science de ce que les choses sont et non la science de ce qu'on en disait il y a deux mille ans. « L'antiquité des temps est l'enfance du monde, dit Bacon, et, à proprement parler, c'est notre temps qui est Fantiquité, le monde ayant acquis du savoir et de l'expérience en vieillissant.» L'étude des œuvres de Dieu et de la nature dans l'ordre moral et dans l'ordre matériel, voilà la véritable instruction, voilà celle qui dominera dans les institutions libres. Les jeunes gens qui l'auront reçue se montreront supérieurs par la force de l'intelligence, la sûreté du jugement, l'aptitude à la pratique de la vie aux affreux petits rhéteurs que l'université et le clergé auront saturés de doctrines aussi fausses que surannées. Pendant que les uns seront préparés aux fonctions sociales de notre époque, les autres seront réduits d'abord

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