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BACCALAURÉAT

ET

SOCIALISME.

CITOYENS REPRÉSENTANTS,

J'ai soumis à l'Assemblée un amendement qui a pour objet la suppression des grades universitaires. Ma santé ne me permet pas de le développer à la tribune. Permettez-moi d'avoir recours à la plume.

La question est extrêmement grave. Quelque défectueuse que soit la loi qui a été élaborée par votre commission, je crois qu'elle marquerait un progrès signalé sur l'état actuel de l'instruction publique, si elle était amendée ainsi que je le propose.

Les grades universitaires ont le triple inconvénient d'uniformiser l'enseignement (l'unifor

mité n'est pas l'unité) et de l'immobiliser après lui avoir imprimé la direction la plus funeste.

S'il y a quelque chose au monde qui soit progressif par nature, c'est l'enseignement. Qu'estce, en effet, sinon la transmission de génération en génération des connaissances acquises par la société, c'est-à-dire d'un trésor qui s'épure et s'accroît tous les jours?

Comment est-il arrivé que l'enseignement, en France, soit demeuré uniforme et stationnaire. à partir des ténèbres du moyen àge? Parce qu'il a été monopolisé et renfermé, par les grades universitaires, dans un cercle infranchissable.

Il fut un temps où, pour arriver à quelque connaissance que ce soit, il était aussi nécessaire d'apprendre le latin et le grec, qu'il est indispensable aux Basques et aux Bas-Bretons de commencer par apprendre le français. Les langues vivantes n'étaient pas fixées. L'imprimerie n'avait pas été découverte; l'esprit humain ne s'était pas appliqué à pénétrer les secrets de la nature. Être instruit, c'était savoir ce qu'avaient pensé Épicure et Aristote. Dans les rangs élevés on se vantait de ne savoir pas lire. Une seule classe possédait et communiquait l'instruction, celle des Clercs. Quelle pouvait être alors cette instruction? Évidemment, elle devait être bornée

à la connaissance des langues mortes, et principalement du latin. Il n'y avait que des livres latins; on n'écrivait qu'en latin; le latin était la langue de la religion; les Clercs ne pouvaient enseigner que ce qu'ils avaient appris, le latin.

On comprend donc qu'au moyen âge l'enseignement fut circonscrit à l'étude des langues mortes, fort improprement dites savantes.

Est-il naturel, est-il bon qu'il en soit ainsi au dix-neuvième siècle? Le latin est-il un instrument nécessaire à l'acquisition des connaissances? Est-ce dans les écrits que nous ont laissés les Romains qu'on peut apprendre la religion, la physique, la chimie, l'astronomie, la physiologie, l'histoire, le droit, la morale, la technologie industrielle, ou la science sociale?

Savoir une langue, comme savoir lire, c'est posséder un instrument. Et n'est-il pas étrange que nous passions toute notre jeunesse à nous rendre maîtres d'un instrument qui n'est plus bon à rien, ou pas à grand'chose, puisque on n'a rien de plus pressé, quand on commence à le savoir, que de l'oublier? Hélas! que ne peut-on oublier aussi vite les impressions que laisse cette funeste étude?

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Que dirions-nous si, à Saint-Cyr, pour préparer la jeunesse aux sciences militaires moder

nes, on lui enseignait exclusivement à lancer des pierres avec la fronde?

La loi de notre pays décide que les carrières les plus honorables seront fermées à quiconque n'est pas Bachelier. Elle décide, en outre, que pour être Bachelier il faut avoir bourré sa tête de latinité, au point de n'y pas laisser entrer autre chose. Or qu'arrive-t-il de l'aveu de tout le monde ? C'est que les jeunes gens ont calculé la juste mesure rigoureusement nécessaire pour atteindre le grade, et ils s'en tiennent là. Vous vous récriez, vous gémissez. Eh! ne comprenezvous pas que c'est le cri de la conscience publique qui ne veut pas se laisser imposer un effort inutile?

Enseigner un instrument qui, dès qu'on le sait, ne rend plus aucun son, c'est une anomalie bien bizarre! Comment s'est-elle perpétuée jusqu'à nos jours? L'explication est dans ce seul mot MONOPOLE. Le monopole est ainsi fait qu'il frappe d'immobilisme tout ce qu'il touche.

Aussi, j'aurais désiré que l'Assemblée législative réalisàt la liberté, c'est-à-dire le progrès de l'enseignement. Il est maintenant décidé qu'il n'en sera pas ainsi. Nous n'aurons pas la liberté complète. Qu'il me soit permis de tenter un effort pour en sauver un lambeau.

La liberté peut être considérée au point de vue des Personnes et relativement aux Matières ratione persona et ratione materiæ, comme disent les légistes; car supprimer la concurrence des méthodes, ce n'est pas un moindre attentat à la liberté que de supprimer la concurrence des hommes.

Il y en a qui disent : « La carrière de l'enseignement va être libre, car chacun y pourra entrer. » C'est une grande illusion.

L'État, ou pour mieux dire le parti, la faction, la secte, l'homme qui s'empare momentanément, et même très légalenient, de l'influence gouvernementale peut donner à l'enseignement la direction qu'il lui plaît, et façonner à son gré toutes les intelligences par le seul mécanisme des grades.

Donnez à un homme la collation des grades, et, tout en vous laissant libres d'enseigner, l'enseignement sera, de fait, dans sa servitude.

Moi, père de famille, et le professeur avec lequel je me concerte pour l'éducation de mon fils, nous pouvons croire que la véritable instruction consiste à savoir ce que les choses sont et ce qu'elles produisent, tant dans l'ordre physique que dans l'ordre moral. Nous pouvons penser que celui-là est le mieux instruit qui se

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