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ce qui le tente; en un mot, la population tout entière rentre dans l'état de nature.

Je laisse à penser les ravages que doivent faire de pareilles doctrines aux époques révolutionnaires.

Elles ne sont pas moins funestes à la morale privée. Quel est le jeune homme, entrant dans le monde plein de fougue et de désirs, qui ne sé dise: «Les impulsions de mon cœur sont la voix de la nature, qui ne se trompe jamais. Les institutions qui me font obstacle' viennent des hommes, et ne sont que des conventions arbitraires auxquelles je n'ai pas concouru. En foulant aux pieds ces institutions, j'aurai le double plaisir de satisfaire mes penchants et de me croire un héros. >>

Faut-il rappeler ici cette triste et douloureuse page des Confessions?

« Mon troisième enfant fut donc mis aux Enfants-Trouvés, ainsi que les deux premiers. Il en fut de même des deux suivants, car j'en ai eu cinq en tout. Cet arrangement me parut si bon, que si je ne m'en vantai pas, ce fut uniquement par égard pour leur mère... En livrant mes enfants à l'éducation publique... je me ré ́gardais comme un membre de la république de Platon! »

Mably. Il n'est pas besoin de citations pour prouver la greco-romano-manie de l'abbé Mably. Homme tout d'une pièce, d'un esprit plus étroit, d'un cœur moins sensible que Rousseau, l'idée chez lui admettait moins de tempéraments et de mélanges. Aussi fut-il franchement platonicien, c'est-à-dire communiste. Convaincu, comme tous les classiques, que l'humanité est une matière première pour les fabricants d'institutions, comme tous les classiques aussi il aimait mieux être fabricant que matière première. En conséquence, il se pose comme Législateur. A ce titre, il fut d'abord appelé à instituer la Pologne, et il ne paraît pas avoir réussi. Ensuite, il offrit aux Anglo-Américains le brouet noir des Spartiates, à quoi il ne put les décider. Outré de cet aveuglement, il prédit la chute de l'Union et ne lui donna pas pour cinq ans d'existence.

Qu'il me soit permis de faire ici une réserve. En citant les doctrines absurdes et subversives d'hommes tels que Fénelon, Rollin, Montesquieu, Rousseau, je n'entends certes pas dire qu'on ne doive à ces grands écrivains des pages pleines de raison et de moralité. Mais ce qu'il y a de faux dans leurs livres vient du conventionalisme classique, et ce qu'il y a de vrai dérive d'une autre source. C'est précisément ma thèse que l'en

seignement exclusif des lettres grecques et latines fait de nous tous des contradictions vivantes. Il nous tire violemment vers un passé dont il glorifie jusqu'aux horreurs, pendant que le christianisme, l'esprit du siècle et ce fonds de bon sens qui ne perd jamais ses droits nous montrent l'idéal dans l'avenir.

Je vous fais grâce de Morelly, Brissot, Raynal, justifiant, que dis-je? exaltant à l'envi la guerre, l'esclavage, l'imposture sacerdotale, la communauté des biens, l'oisiveté. Qui pourrait se méprendre sur la source impure de pareilles doctrines? Cette source, j'ai pourtant besoin de la nommer encore, c'est l'éducation classique telle qu'elle nous est imposée à tous par le Baccalauréat.

Ce n'est pas seulement dans les œuvres littéraires que la calme, paisible et pure antiquité a versé son poison, mais encore dans les livres des Jurisconsultes. Je défie bien qu'on trouve dans aucun de nos légistes quelque chose qui approche d'une notion raisonnable sur le droit de propriété. Et que peut être une législation d'où cette notion est absente? Ces jours-ci, j'ai eu l'occasion d'ouvrir le Traité du droit des gens, par Vattel. J'y vois que l'auteur a consacré un chapitre à l'examen de cette question : Est-il per

mis d'enlever des femmes? Il est clair que la légende des Romains et des Sabines nous a valu ce précieux morceau. L'auteur, après avoir pesé, avec le plus grand sérieux, le pour et le contre, se décide en faveur de l'affirmative. Il devait cela à la gloire de Rome. Est-ce que les Romains ont eu jamais tort? Il y a un conventionalisme qui nous défend de le penser; ils sont Romains, cela suffit. Incendie, pillage, rapt, tout ce qui vient d'eux est calme, paisible et pur.

Alléguera-t-on que ce ne sont là que des appréciations personnelles? Il faudrait que notre société jouat de bonheur pour que l'action uniforme de l'enseignement classique, renforcée par l'assentiment de Montaigne, Corneille, Fénelon, Rollin, Montesquieu, Rousseau, Raynal, Mably, ne concourût pas à former l'opinion générale. C'est ce que nous verrons.

En attendant, nous avons la preuve que l'idée communiste ne s'était pas emparée seulement de quelques individualités, mais de corporations entières et les plus instruites comme les plus influentes. Quand les Jésuites youlurent organiser un ordre social au Paraguay, quels furent les plans que leur suggérèrent leurs études passées? Ceux de Minos, Platon et Lycurgue. Ils réalisèrent le communisme, qui, à son tour, ne man¬

qua pas de réaliser ses tristes conséquences. Les Indiens descendirent à quelques degrés audessous de l'état sauvage. Cependant, telle était la prévention invétérée des Européens en faveur des institutions communistes, toujours présentées comme le type de la perfection, qu'on célébrait de toutes parts le bonheur et la vertu de ces êtres sans nom (car ce n'étaient plus des hommes), végétant sous la houlette des jésuites.

Rousseau, Mably, Montesquieu, Raynal, ces grands proneurs des missions, avaient-ils vérifié les faits? Pas le moins du monde. Est-ce que les livres grecs et latins peuvent tromper? Estce qu'on peut s'égarer en prenant pour guide Platon? Donc, les Indiens du Paraguay étaient heureux ou devaient l'ètre, sous peine d'être misérables contre toutes les règles. Azara, Bougainville et d'autres voyageurs partirent sous l'influence de ces idées préconçues pour aller admirer tant de merveilles. D'abord, la triste réalité avait beau leur crever les yeux, ils ne pouvaient y croire. Il fallut pourtant se rendre à l'évidence et ils finirent par constater, à leur grand regret, que le communisme, séduisante chimère, est une affreuse réalité.

La logique est inflexible. Il est bien clair que les auteurs que je viens de citer n'avaient pas

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