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termédiaire qui ne laissait pas que d'avoir des charmes :

<< Tant qu'ils se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se contentèrent de coudre leurs habits de peaux avec des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs... tant qu'ils ne s'occupèrent que des ouvrages qu'un seul pouvait faire, ils vécurent libres, sains, bons et heureux. »

Hélas! ils ne surent pas s'arrêter à ce premier degré de culture:

« Dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre (voilà la société qui fait sa funeste apparition); dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire...

<< La métallurgie et l'agriculture furent les deux arts dont l'invention produisit cette grande révolution. Pour le poëte, c'est l'or et l'argent, pour le philosophe, c'est le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain. »

Il fallut donc sortir de l'état de nature pour entrer dans la société. Ceci est l'occasion du troisième ouvrage de Rousseau : le Contrat social.

Il n'entre pas dans mon sujet d'analyser ici

cette œuvre; je me bornerai à faire remarquer que les idées greco-romaines s'y reproduisent à chaque page.

Puisque la société est un pacte, chacun a droit de stipuler pour lui-même..

Il n'appartient qu'à ceux qui s'associent de régler les conditions de la société.

Mais cela n'est pas facile.

Comment les règleront-ils? sera-ce d'un commun accord, par une inspiration subite ?... Comment une multitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu'elle veut, exécuterait-elle d'elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu'un système de législation?... De là la nécessité d'un législa

teur.

Ainsi le suffrage universel est aussitôt escamoté en pratique qu'admis en théorie.

Car comment s'y prendra ce législateur, qui doit étre, à tous égards, un homme extraordinaire, qui, osant entreprendre d'instituer un peuple, doit se sentir en état de changer la nature humaine, d'altérer la constitution physique et morale de l'homme, qui doit, en un mot, inventer la machine dont les hommes sont la matière?

Rousseau prouve fort bien ici que le législateur ne peut compter ni sur la force, ni sur la persuasion. Comment donc sortir de ce pas? Par l'imposture.

« Voilà ce qui força de tout temps les pères des nations à recourir à l'intervention du ciel et d'honorer les dieux de leur propre sagesse... Cette raison sublime, qui s'élève au-dessus des âmes vulgaires, est celle dont le législateur met les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner, par l'autorité divine, ceux que ne pourrait ébranler la prudence humaine. Mais il n'appartient pas à tout le monde de faire parler les dieux. (Les Dieux! les Immortels! réminiscence classique). »

Comme Platon et Lycurgue, ses maîtres, comme les Spartiates et les Romains, ses héros, Rousseau donnait aux mots travail et liberté un sens selon lequel ils expriment deux idées incompatibles. Dans l'état social, il faut donc opter renoncer à être libre, ou mourir de faim. Il y a cependant une issue à la difficulté, c'est l'esclavage.

« A l'instant qu'un peuple se donne des représentants, il n'est plus libre; il n'est plus!

<< Chez les Grecs, tout ce que le peuple avait à faire, il le faisait lui-même, Il était sans cesse

assemblé sur la place; des esclaves faisaient ses travaux; sa grande affaire était la liberté. N'ayant plus les mêmes avantages, comment conserver les mêmes droits ? Vous donnez plus à votre gain qu'à votre liberté, et vous craignez bien moins la misère que l'esclavage.

« Quoi! la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servitude? Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n'est pas dans la nature a ses inconvénients, et la société civile plus que tout le reste. Il y a telles positions malheureuses où on ne peut sauver sa liberté qu'aux dépens de celle d'autrui, et où le citoyen ne peut être extrêmement libre que l'esclave ne soit extrêmement esclave. Telle était la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous n'avez point d'esclaves, mais vous l'êtes, etc. »

Voilà bien le conventionalisme classique. Les anciens avaient été poussés à se donner des esclaves par leurs instincts brutaux. Mais comme c'est un parti pris, une tradition de collége de trouver beau tout ce qu'ils ont fait, on leur attribue des raisonnements raffinés sur la quintessence de la liberté.

L'opposition qu'établit Rousseau entre l'état de nature et l'état social est aussi funeste à la morale privée qu'à la morale publique. Selon ce système, la société est le résultat d'un pacte qui

donne naissance à la Loi, laquelle, à son tour, tire du néant la justice et la moralité. Dans l'état de nature, il n'y a ni moralité ni justice. Le père n'a aucun devoir envers son fils, le fils envers son père, le mari envers sa femme, la femme envers son mari. «Je ne dois rien à qui je n'ai rien promis; je ne reconiais à autrui que ce qui m'est inutile; j'ai un droit illimité à tout ce qui me tente et que je puis atteindre. »

Il suit de là que si le pacte social une fois conclu vient à être dissous, tout s'écroule à la fois, société, loi moralité, justice, devoirs. «Chacun, dit Rousseau, rentre dans ses droits primitifs, et reprend sa liberté naturelle en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça. >>

Or, il faut savoir qu'il faut bien peu de chose pour que le pacte social soit dissous. Cela arrive toutes les fois qu'un particulier viole ses engagements ou se soustrait à l'exécution d'une loi quelconque. Qu'un condamné s'évade quand la société lui dit: Il est expédient que tu meures ; qu'un citoyen refuse l'impôt, qu'un comptable mette la main dans la caisse publique, à l'instant le contrat social est violé, tous les devoirs moraux cessent, la justice n'existe plus, les pères, les mères, les enfants, les époux ne se doivent rien; chacun a un droit illimité à tout

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