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de leur entreprise et l'immensité du succès a jeté sur leurs crimes un voile assez glorieux pour les transformer en vertus. - Et c'est pour cela que cette école est si pernicieuse. Ce n'est pas le vice abject, c'est le vice couronné de splendeur qui séduit les àmes.

Enfin, relativement à la société, le monde ancien a légué au nouveau deux fausses notions qui l'ébranlent et l'ébranleront longtemps

encore.

L'une Que la société est un état hors de nature, né d'un contrat. Cette idée n'était pas aussi erronée autrefois qu'elle l'est de nos jours. Rome, Sparte, c'était bien deux associations d'hommes ayant un but commun et déterminé : le pillage; ce n'était pas précisément des sociétés, mais des armées.

L'autre, corrollaire de la précédente : Que la loi crée les droits, et que, par suite, le législateur et l'humanité sont entre eux dans les mêmes rapports que le potier et l'argile. Minos, Lycurgue, Solon, Numa avaient fabriqué les sociétés crétoise, lacédémonienne, athénienne, romaine. Platon était fabricant de républiques imaginaires devant servir de modèle aux futurs instituteurs des peuples et pères des nations.

Or, remarquez-le bien, ces deux idées forment

le caractère spécial, le cachet distinctif du socialisme, en prenant ce mot dans le sens défavorable et comme la commune étiquette de toutes les utopies sociales.

Quiconque, ignorant que le corps social est un ensemble de lois naturelles, comme le corps humain, rêve de créer une société artificielle, et se prend à manipuler à son gré la famille, la propriété, le droit, l'humanité, est socialiste. Il ne fait pas de la physiologie, il fait de la statuaire ; il n'observe pas, il invente; il ne croit pas en Dieu, il croit en lui-même; il n'est pas savant, il est tyran; il ne sert pas les hommes, il en dispose; il n'étudie pas leur nature, il l'a change, suivant le conseil de Rousseau'. Il s'inspire de l'antiquité; il procède de Lycurgue et de Platon. Et pour tout dire, à coup sûr, il est bachelier.

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Vous exagérez, me dira-t-on, il n'est pas possible que notre studieuse jeunesse puise, dans la belle antiquité, des opinions et des sentiments si déplorables.

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Et que voulez-vous qu'elle y puise que ce qui

«Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine..., d'altérer la constitution physique el morale de l'homme, etc. Contrat social, chap. VII,

y est? Faites un effort de mémoire et rappelezvous dans quelle disposition d'esprit, au sortir du collége, vous êtes entré dans le monde. Estce que vous ne brûliez pas du désir d'imiter les ravageurs de la terre et les agitateurs du forum? Pour moi, quand je vois la société actuelle jeter les jeunes gens, par dixaines de mille, dans le moule des Brutus et des Gracques, pour les lancer ensuite, incapables de tout travail honnête (opus servile), dans la presse et dans la rue, je m'étonne qu'elle résiste à cette épreuve. Car l'enseignement classique n'a pas seulement l'imprudence de nous plonger dans la vie romaine. Il nous y plonge en nous habituant à nous passionner pour elle, à la considérer comme le beau idéal de l'humanité, type sublime, trop haut placé pour les âmes modernes, mais que nous devons nous efforcer d'imiter sans jamais pré. tendre à l'atteindre.

Objectera-t-on que le Socialisme a envahi les classes qui n'aspirent pas au Baccalauréat ? Je répondrai avec M. Thiers:

<< L'enseignement secondaire apprend aux enfants des classes aisées les langues anciennes..... Ce ne sont pas seulement des mots qu'on apprend aux enfants en leur apprenant le grec et le latin, ce sont de nobles et sublimes choses (la spolia

tion, la guerre et l'esclavage), c'est l'histoire de l'humanité sous des images simples, grandes, ineffaçables..... L'instruction secondaire forme ce qu'on appelle les classes éclairées d'une nation. Or, si les classes éclairées ne sont pas la nation tout entière, elles la caractérisent. Leurs vices, leurs qualités, leurs penchants bons et mauvais sont bientôt ceux de la nation tout entière, elles font le peuple lui-même par la contagion de leurs idées et de leurs sentiments 1 (très bien). »

Rien n'est plus vrai, et rien n'explique mieux les déviations funestes et factices de nos révolutions.

L'antiquité, ajoutait M. Thiers, osons le dire à un siècle orgueilleux de lui-même, l'antiquité est ce qu'il y a de plus beau au monde. Laissons, messieurs, laissons l'enfance dans l'antiquité, comme dans un asile calme, paisible, et sain, destiné à la conserver fraîche et pure.

Le calme de Rome! la paix de Rome! la pureté de Rome! oh! si la longue expérience et le remarquable bon sens de M. Thiers n'ont pu le préserver d'un engouement si étrange, comment voulez-vous que notre ardente jeunesse s'en défende?

'Rapport de M. Thiers sur la loi de l'instruction secondaire. 1844.

Ces jours-ci l'Assemblée nationale a assisté à un dialogue comique, digne, assurément, du pinceau de Molière.

M. THIERS, s'adressant du haut de la tribune, et sans rire, à M. Barthélemy Saint-Hilaire : « Vous avez tort, non pas sous le rapport de l'art, mais sous le rapport moral, de préférer pour des Français surtout, qui sont une nation latine, les lettres grecques aux latines.

M. BARTHÉLEMY DE SAINT-HILAIRE, aussi sans rire « Et Platon! >>

M. THIERS, toujours sans rire: « On a bien fait, on fait bien de soigner les études grecques et latines. Je préfère les latines dans un but moral. Mais on a voulu que ces pauvres jeunes gens sussent en même temps l'allemand, l'anglais, les sciences exactes, les sciences physiques, l'histoire, etc. »

Savoir ce qui est, voilà le mal. S'imprégner des mœurs romaines, voilà la moralité !

M. Thiers n'est ni le premier ni le seul qui ait succombé à cette illusion, j'ai presque dit à cette mystification. Qu'il me soit permis de signaler, en peu de mots, l'empreinte profonde (et quelle empreinte!) que l'enseignement classique a imprimée à la littérature, à la morale et à la politique de notre pays.

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