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TITRE Ier. Droits des auteurs d'oeuvres littéraires ou artistiques.

De la propriété littéraire et artistique. - Il y a, pour considérer le sujet que nous avons à traiter, deux points de vue bien différents. Si l'on veut se contenter de prendre la question de la propriété littéraire et artistique telle que la loi l'a posée et résolue, un bon commentaire des art. 425 à 428 du Code pénal suffira parfaitement pour se rendre compte de l'organisation de la loi pénale en cette matière ; mais si l'on veut, outre l'anatomie de la loi, connaître sa physiologie, c'est-à-dire ses rapports avec la constitution de l'homme, avec les conditions de sa vie physique et intellectuelle, avec les droits et les devoirs qui naissent pour lui d'un état social sans lequel il ne peut ni vivre ni penser, alors le sujet prend une bien autre étendue et découvre à la pensée le champ de méditations le plus vaste que l'étude du droit pénal nous ait encore offert.

Nous n'avons ni l'intention ni le pouvoir de traiter dans toute son étendue une question que tant de grands esprits ont agitée dans des ouvrages immortels ou dans des discussions mémorables. Cependant nous manquerions au programme que nous nous sommes tracé, si nous nous bornions à exposer purement et simplement les dispositions pénales qui protégent la propriété des œuvres de l'esprit. Nous nous efforcerons donc, tout en restant dans les limites d'un exposé, de réunir aussi complétement que possible sous les yeux du lecteur les principaux éléments d'un problème sans doute bien ardu, mais dont on a peine à se détacher quand une fois on l'a abordé, tant sont élevés les deux intérêts qu'il met en présence.

Pour trancher ce grand débat, en effet, il ne faudrait rien moins que discerner, dans un ouvrage de l'esprit, ce qui appartient au génie individuel de l'auteur, de ce qui appartient au génie collectif de l'humanité.

Plusieurs, la plupart même de ceux qui ont abordé cette question, la tranchent tantôt en donnant tout à l'homme, tantôt en donnant tout à l'humanité.

La conséquence du premier système est de faire assimiler complétement la propriété des œuvres de l'esprit à celle des autres genres de propriété, et de réclamer pour les auteurs un droit perpétuel sur leurs ouvrages, avec transmissibilité, soit héréditaire, soit contractuelle, suivant toutes les règles du droit civil. Dans le second système, au contraire, l'auteur n'est que le metteur en œuvre d'idées et de moyens d'expression que ses devanciers ou ses contemporains ont mis en circulation, et qui sont les éléments sans lesquels il n'aurait pu produire cet assemblage qui constitue l'œuvre de l'artiste ou de l'écrivain : de là cette conclusion que l'auteur ne peut prétendre sur ses œuvres qu'à un usufriut viager, récompense indirecte du service par lui rendu à la société.

Est-il possible de choisir entre ces deux systèmes ?

Il semble que, plus on y pense, plus le choix paraît difficile.

Ainsi, me voilà assis devant ma table de travail, et une page blanche est ouverte devant moi. Sans doute je suis à la fois l'homme de mon temps et le fils

de mes ancêtres; sans doute, dans les livres qui m'entourent, dans mes souvenirs, dans mes sentiments, dans tout ce que je connais enfin et dans tout ce que j'aime, quelque chose doit m'inspirer. Poëte, je m'abreuverai aux sources sacrées du génie d'un Homère, d'un Dante, d'un Corneille; historien, je puiserai à pleines mains dans les écrits d'un Tacite, d'un César, d'un Thiers; philosophe, je prendrai pour premiers guides les génies qui ont osé s'aventurer dans les profondeurs de l'âme humaine; mais si moi-même, après les avoir suivis, je les dépasse, si je puis inscrire mon nom à côté de ces noms glorieux, qui donc aura droit de revendiquer quelque chose de ces feuilles tout à l'heure vides et inanimées, maintenant toutes palpitantes d'une pensée qui n'appartient qu'à moi? Et dans les beaux-arts, où l'artiste, à l'aide de quelques outils, tantôt rivalise avec la nature, tantôt la dépasse en créant des chefs-d'œuvre dont elle n'offre aucun modèle, est-ce que tout n'est pas l'ouvrage de l'homme? Quand, sous le pinceau de Raphaël, la figure divine de la Vierge se dégage peu à peu de l'ébauche comme d'un brouillard qui l'aurait voilée; quand Michel-Ange, armé de son ciseau furieux, fait voler en éclats l'enveloppe de marbre qui le sépare de son Moïse; quand le divin Mozart, planant dans le ciel de l'harmonie, entend résonner les sublimes accords du Don Juan ou de la Flûte enchantée, qui oserait leur dire « Tout cela n'est pas à vous »?

Ainsi, dans la littérature comme dans les beaux-arts, on ne saurait nier que l'homme ne crée tout, et ne le crée seul, sans le secours de personne, puisque là où il n'y avait rien il met un chef-d'œuvre. L'écrivain ne demande à la société qu'une plume; le peintre, qu'un pinceau; le sculpteur, qu'un ciseau : son génie seul fait le reste.

Hé quoi ! quand vous reconnaissez au plus modeste des laboureurs un droit de propriété absolu, perpétuel, et de plus, héréditaire, sur chacun des grains de blé qu'il a récoltés, sur chacun des grains de sable dont se compose son héritage, vous refuseriez de reconnaître à l'auteur d'un ouvrage de l'esprit la propriété de son œuvre, parce qu'au lieu de la tirer de la terre il l'aura tirée de son âme ! Enfin, et ce n'est pas là la moins pressante des considérations qu'on ait à invoquer dans l'intérêt des auteurs, comment peut-on hésiter à adopter le système le plus favorable possible, quand on sait quelle peine ils ont à vivre de leurs produc tions, surtout au début de leur carrière? Réduire des bénéfices si précaires, n'est-ce pas détourner bien des vocations, étouffer peut-être plus d'un génie?

Telles sont, en résumé, les considérations dont on s'appuie pour demander que la propriété des œuvres de l'esprit soit placée dans les conditions du droit commun; considérations qu'un auteur on ne peut plus spirituel, Alphonse Karr, a résumées dans un mot devenu célèbre : « La propriété littéraire est une propriété. » Mais c'est résoudre la question par la question.

Examinons maintenant le système de la limitation des droits des auteurs. L'enthousiasme, il faut en convenir, n'y tient nulle place, et ce n'est pas sans un certain serrement de cœur qu'on se soumet à l'obligation de se calmer et de se refroidir pour se mettre en état de juger sainement.

Il peut paraître dur et injuste de ne pas donner à l'auteur un droit de propriété sur son œuvre il semble que ce soit l'exclure de ce droit de l'accession, qui naft

pour tout propriétaire de toute adjonction à sa chose; mais à y regarder de près, cette première objection est sans valeur, car dans une œuvre de l'esprit, ce qui est le principal, c'est l'œuvre, et ce que l'auteur acquiert par accession, c'est les matériaux dont il s'est servi. Ainsi qu'un peintre fasse un tableau avec des couleurs appartenant à autrui, il devient propriétaire de ces couleurs parce qu'elles ont accédé au tableau : voilà l'accession, mais c'est l'accession de la chose matérielle, et le tableau, en tant que chose matérielle, appartient incontestablement au peintre.

Mais la question n'est pas là: elle est sur la propriété de l'œuvre d'art, et ces deux derniers mots suffisent à montrer toute l'étendue de la question, puisque la société peut dire à l'artiste : « Vous avez, à l'aide d'instruments et de matériaux que je vous avais préparés et dont je vous ai enseigné l'emploi, fait une œuvre que vous prétendriez .vainement vous approprier tout entière: sur cette œuvre, je revendique mes droits. Passons, si vous voulez, sur la toile, les couleurs, les pinceaux, que vous n'auriez cependant pas inventés, mais tenez-moi compte de tout ce que vous me devez et que vous m'avez pris. D'où tenez-vous ce dessin, cette perspective, ce coloris, cette composition, tout cet ensemble, enfin, de moyens d'expression sans lesquels votre tableau n'existerait pas? De vos études et des chefs-d'œuvre qui vous ont servi de modèles : c'est peu à peu, en vous nourrissant des préceptes de vos maîtres, en vous inspirant du génie des grands peintres, que vous vous êtes approprié la somme de connaissances et de sentiments nécessaire pour devenir peintre à votre tour: il n'y a rien dans tout cela qui ressemble à une propriété, car si l'œuvre est à vous, l'art est à moi. Nous avons choisi l'exemple du peintre : on en pourrait dire autant du sculpteur, de l'architecte, du musicien, et avec d'autant plus de raison que leur art s'éloigne davantage de la nature.

A plus forte raison en est-il de même pour les œuvres littéraires où l'homme ne crée rien, mais ne fait que semer, labourer ou récolter un champ dont il n'est que le colon temporaire.

S'il est en effet un patrimoine commun à tous les hommes, c'est celui des idées : et, sous l'infinie diversité des œuvres littéraires de tous les temps et de tous les pays, on retrouve un fonds commun, qui est celui des facultés de l'âme. De ce fonds, qui est comme le moteur de son activité, la race humaine tire incessamment de nouveaux et plus puissants moyens d'action: non pas que le moteur ait augmenté de force, mais parce que chaque génération vient ajouter un nouveau perfectionnement à ces organes qui, selon la belle expression de Bonald, sont les serviteurs de l'intelligence. Tout nous crie que ce perfectionnement est et doit être indéfini; tout nous montre qu'il est universel et que, le sachant ou non, il n'est pas un homme, si petit qu'il soit, si mince que soit la place qu'il tient sur la terre, qui ne concoure à ce perfectionnement; fût-il le plus misérable des parias, fût-il un de ces infusoires humains que la théocratie en délire force à vivre dans un éternel abrutissement.

De ce milliard de cerveaux qui pensent, de ce milliard de cœurs qui aiment ou qui souffrent, s'élève l'âme universelle, où chacun de nous donne et prend tour à tour sa part. Descartes dit : « Je pense, donc je suis », et la philosophie

s'élance dans des voies nouvelles; un malheureux, dont on ignore le nom, dit à son tour: « A brebis tondue Dieu mesure le vent »>< et ceux qui souffrent se prennent à espérer.

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Ainsi se forme, des sentiments et de la pensée de tous, la grande âme du monde, qui se perpétue à travers les générations et les siècles, et qui se perfectionne incessamment sans changer de nature; ainsi, remontant le cours des âges, nous pouvons retrouver dans les écrits d'un philosophe de l'Inde ou de la Grèce les vérités primordiales dont la lumière nous éclaire et doit éclairer jusqu'au dernier de nos descendants. Mais à ces foyers de lumière, d'autres foyers s'allument, et ce flambeau de la vie, que le poëte nous montre courant de main en main à travers les générations, laisse après lui des milliers d'étincelles qui embrasent le monde.

Et c'est au milieu de cette lumière que nous naissons, et c'est à cette lumière que nous allons ouvrir les yeux. Et comment naissons-nous? Non pas comme des étrangers, mais comme des enfants sortis des entrailles de notre père et de notre mère, qui nous ont donné leur corps et leur âme, comme ils les avaient reçus de leurs parents. Ce monde où nous allons paraître, nous y tenions déjà en germe depuis le jour où le premier homme a respiré; et c'est tout chargés de l'intelligence et des idées acquises par ceux qui nous ont précédés, que nous paraissons à notre tour sur la scène où se déroule le drame de la vie. Acteurs ou comparses, bouffons ou tragiques, nous ne faisons guère que réciter ce que nous avons appris : tout ce que nous pouvons faire, c'est de bien jouer notre rôle, trop heureux quand nous pouvons y ajouter un mot.

Et remarquons que ce qui est vrai de l'humanité en général le devient de plus en plus à mesure qu'on descend dans les divisions particulières où les hommes se trouvent placés. Le temps, le lieu, le climat, la race, la religion, le régime politique, les événements, donnent à chaque génération, à chaque peuple, un caractère physique et moral parfaitement marqué. La famille et son organisation intérieure, l'exemple d'autrui, influent d'une manière non moins sensible sur notre façon de comprendre et de sentir; enfin nous-mêmes, sous l'action combinée de nos propres penchants et des événements extérieurs, nous nous modifions de jour en jour.

Que sera-ce, si l'on ajoute, à l'influence de ce milieu ambiant, celle des causes de modification individuelle auxquelles on nous soumet d'abord par l'éducation, et que nous recherchons ensuite de nous-mêmes par l'étude! Avant d'être en état d'apprendre quelque chose par nous-mêmes, il faut d'abord que nous apprenions tout ce que savent les autres, et nous partons de là. Il nous faut ensuite désapprendre la part de sottises qui fait partie intégrante de ce qu'on appelle « les bienfaits de l'éducation »; alors nous commençons à pouvoir travailler, et que faisons-nous? Nous étudions, c'est-à-dire que nous lisons, nous copions, nous répétons, afin de nous mettre en état de créer quelque chose à notre tour.

C'est un miracle si, après que nous nous sommes ainsi frottés, imbibés, entonnés d'idées toutes faites, notre esprit garde une figure à lui, et ne ressemble pas à s'y méprendre à tous ces visages intellectuels qui se ressemblent aussi entre eux. Cela doit si bien être, qu'on supporte difficilement ceux qui ne se

DROITS DES AUTEURS D'OEUVRES LITTÉRAIRES OU ARTISTIQUES. soumettent pas de bonne grâce, au moins dans une certaine mesure, à cette uniformité on les appelle des « originaux », et on réussit à en ramener quelquesuns à résipiscence, par l'intimidation. Quelques-uns cependant tiennent bon, mais à quel prix !

Quand un homme a passé par toutes ces étamines, il se met à écrire, et c'est dans ces conditions qu'il s'agit de juger jusqu'à quel point il est propriétaire de ses ouvrages.

Une première observation frappe tout d'abord quand on a lu beaucoup : c'est le petit nombre d'idées vraiment neuves qui ont cours dans le monde, en dehors des idées scientifiques. En poésie, en philosophie, en morale, où l'on ne peut découvrir d'idées nouvelles, le génie lui-même est condamné à ne pas sortir d'un certain cercle qu'on ne peut dépasser; les historiens, jusqu'à ces dernières années, n'étaient guère que des chroniqueurs, des copistes ou des rêveurs; les romanciers eux-mêmes et les auteurs dramatiques ne font que combiner de mille manières un certain nombre d'effets toujours les mêmes et qui, sauf de rares exceptions, aboutissent invariablement à un mariage.

Sans doute, dans cet espace qui paraît si petit, il y a tout un monde, et un monde assez vaste pour suffire à un Dante, à un Shakespeare, à un Molière ; mais combien y trouve-t-on de ces natures surhumaines, que le monde ne voit paraître qu'à de rares intervalles? Est-ce à ces géants de la pensée qu'on prétendrait prendre mesure du manteau de Trissotin ou de la souquenille de Colletet? Non sans doute, et la loi, pour être la véritable expression des rapports entre les hommes, doit d'abord s'appuyer sur une mesure exacte des faits qu'elle prétend régir, et s'établir sur la moyenne.

Or, si l'on veut bien voir le domaine littéraire tel qu'il est, on reconnaîtra qu'on n'y travaille pas autrement que dans le reste du monde. Sur un fonds commun d'idées acquises qui flottent dans l'air, si l'on peut ainsi parler, le littérateur établit son œuvre, qui est une création sans doute, mais une création relative, puisqu'il en tire les éléments du milieu où il travaille.

Jusque-là, l'auteur est dans la condition commune. Remarquons toutefois que cette condition est particulièrement favorable, puisque les instruments de travail ne lui coûtent rien ou presque rien, qu'il ne lui faut pas un emplacement spécial pour exercer son industrie, et qu'enfin il ne paye ni patente ni impôt. Il ne faut pas oublier d'ailleurs qu'en somme, au point de vue du métier, le travail n'est pas pénible, et qu'on ne le fait qu'à ses heures.

Voilà l'ouvrage achevé; l'auteur le livre à l'impression: nul doute que cet ouvrage ne soit à lui, en tant qu'objet matériel. Mais une fois la publication faite, les idées, ainsi remises en circulation sous une forme jusque-là inédite, lui appartiennent-elles?

Qu'on veuille bien ne pas perdre de vue qu'il s'agit ici d'une question de propriété or nous ne voyons rien, dans les conditions d'existence de l'œuvre littéraire, qui ressemble à la propriété.

Si la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, non-seulement l'auteur n'exerce sur son œuvre aucun droit de ce genre, mais le lecteur est plus propriétaire que lui, car, une fois en possession

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