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vaines, se glissant silencieusement du berceau à la tombe, ne sachant rien, ne voyant rien, n'aimant rien, et mourant enfin sans avoir vécu.

Mais l'homme pense, et sa pensée, se levant comme un soleil, répand sur toute la terre des flots de lumière, d'intelligence et d'amour. A cette clarté magique, tout sort de l'ombre, tout s'anime, tout s'éveille. De tous côtés s'étendent à perte de vue les longues perspectives, les horizons lointains, la mer immense, le ciel infini; et si l'homme, éperdu d'admiration au milieu de toutes ces merveilles, voit s'approcher un de ses semblables, est-ce qu'il ne va pas se jeter dans ses bras en lui disant : « Que le monde est beau!» Voilà la pensée.

Ainsi, manifester ses sentiments, connaître ceux de ses semblables, tel est l'irrésistible besoin de toute âme humaine, parce que c'est la loi même de sa nature, parce que c'est le rôle assigné à l'homme dans cet univers dont lui seul a la pleine possession. Souverain par l'intelligence, il peut, du sommet de ce monde où il est placé, contempler à la fois l'infinie variété de la terre et les splendides profondeurs des cieux; il peut, grâce aux instruments créés par son génie, promener ses regards de l'infiniment petit à l'infiniment grand, et passer de l'anatomie d'un infusoire à l'analyse de la lumière d'une étoile; mais il ne le peut qu'à une condition : c'est qu'il communiquera sa pensée. Par là il enseigne, par là il apprend; par là se développe et se perpétue, toujours vivante au milieu des générations qui meurent, l'humanité, qui ne meurt pas.

Ainsi, il y a deux mondes sur la terre le monde physique, que l'homme a trouvé tout créé pour le recevoir; le monde moral, qui est entièrement son ouvrage.

Le mot inscrit au commencement de ce livre n'est donc pas une abstraction philosophique, mais le nom d'un domaine nouveau où nous allons pénétrer; région enchantée, région orageuse, où l'ombre et la lumière, le vrai et le faux,le bien et le mal, la foi et le doute, la haine et l'amour, jaillissant tour à tour du choc des passions humaines, tantôt se donnent des fêtes magnifiques, tantôt se livrent de furieux combats.

Ici encore nous retrouvons la loi pénale. Partout où l'homme respire, elle se dresse devant lui, parce qu'elle est la règle de ses devoirs, parce que, entre le bien et le mal, elle est là pour le forcer à choisir. Mais que de difficultés, que de doutes sur la légitimité des incriminations qui s'attaquent à la pensée! Que de colères, que de rages contre ce qu'on appelle les lois de presse!

Et pourtant, si l'on y veut réfléchir un moment, qu'est-ce que la pensée, sinon l'intelligence en action? Qu'est-ce que la presse, sinon cette action, élevée à une puissance illimitée? Et dès lors, comment la loi séparerait-elle ce que la nature des choses a fait inséparable?

On peut donc discuter sur les limites de la répression applicable à la pensée; on peut contester au législateur le droit d'étendre à tel ou tel ordre de faits l'action de la loi pénale; on peut même ajouter qu'en pareille matière le champ de la controverse est en quelque sorte illimité, puisqu'il embrasse l'espace incommensurable où peut s'étendre la pensée ; mais on ne peut pas contester le principe de la répression en lui-même.

Lorsque nous en serons à la presse périodique, nous aurons à toucher le vif

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de ce grand débat, et nous essayerons d'en préciser les véritables termes, en le dégageant de toutes les idées étrangères que les passions ou les intérêts y font intervenir; quant à présent, il nous suffira, pour mettre en évidence le principe d'où nous partons, de jeter un regard en arrière sur le chemin que nous avons déjà parcouru et où nous retrouverons à chaque pas la pensée inséparable de l'action.

Ainsi l'injure, ainsi la menace, ainsi le faux, qui ne sont que la pensée écrite ou parlée, sont pourtant des incriminations que personne n'a jamais songé à contester. Considérée de plus haut encore, quelle est l'incrimination qui ne suppose pas la pensée, soit qu'elle s'en prenne uniquement à la volonté, comme la contravention, soit qu'elle aille chercher, au fond de la conscience humaine, l'intention coupable qui constituera le delit?

Ainsi on le voit les lois sur la pensée ne sont pas d'une nature spéciale; elles ne sont pas la création artificielle de ces législateurs qui mettent deux ou trois idées dans le kaleidoscope de leur génie, et qui tracent ensuite des devoirs à l'homme d'après le plan des dessins capricieux que le hasard leur a fait voir : elles sont l'expression des rapports entre les hommes, mais de ces rapports dans ce qu'ils ont de plus élevé et de plus étendu; elles sont donc aussi respectables, aussi nécessaires que l'âme même, et il n'a fallu rien moins que l'abaissement intellectuel produit par l'invasion de la politique, pour donner créance aux théories affligeantes que certains hommes ont professées sur les lois de presse. Du reste, à part ces opinions excessives, tout le monde est à peu près d'accord pour admettre au moins la répression des actes nuisibles commis par la voie de la presse, et par << presse »> on entend la parole, l'écriture, le dessin, la sculpture et l'imprimerie : tout ce qui peut, enfin, exprimer une idée; on y comprend même les emblèmes, les signes de ralliement qui ne sont souvent que des objets communs, tels qu'une fleur, une branche de verdure, un ruban, auxquels on aura attaché, d'un commun accord, une signification donnée.

Mais toute loi répressive est préventive en même temps: elle l'est par l'exemplarité des peines; elle l'est par celles de ses dispositions qui incriminent un acte indifférent en lui-même mais qui pourrait, si on ne l'interdisait pas, donner naissance à une infraction pénale: comme, par exemple, lorsque la loi punit la simple détention de poudre de guerre, de machines explosibles, de poison, uniquement à cause du mauvais usage qui en pourrait être fait par le détenteur. Les lois sur la pensée ne sont pas d'une autre nature que les autres lois pénales; il leur faut donc, pour être efficaces, la double action qui consiste à prévenir et à réprimer, et c'est ici que le problème pénal se complique et devient très-difficile à résoudre.

En matière ordinaire, en effet, il est rare qu'on n'aperçoive pas du premier coup d'œil la nature de l'infraction qui sera la conséquence du fait interdit par une disposition préventive. Ainsi, je possède chez moi des poisons, de la poudre de guerre, des machines explosibles; ce seul fait élève contre moi une présomption que je veux employer ces choses au seul usage auquel elles soient propres : car si je ne veux pas empoisonner ou tuer quelqu'un, on ne s'explique pas pourquoi je détiens chez moi ces instruments de mort. Pareillement, et dans un autre

ordre de faits, on voit parfaitement que, si l'on punit le mécanicien qui aura contrevenu aux règlements sur la police des chemins de fer, c'est que la contravention aurait pu avoir des conséquences mortelles pour la vie des voyageurs.

Mais en matière de pensée, il n'en est pas de même, et il est également impos sible, soit de prévoir que telle pensée devra succéder à telle autre, soit de préjuger les effets que devra produire l'émission de telle ou telle idée.

De là bien des systèmes, qui peuvent se résumer en un seul : des lois répressives, mais point de lois préventives contre la pensée.

Ce n'est pas ici le lieu de discuter des théories qui sont plutôt du ressort de la politique; nous nous bornerons à deux simples observations : la première, c'est qu'il est à peu près impossible de séparer, soit en théorie, soit en pratique, la prévention de la répression; la seconde, c'est que tous ceux qui veulent réduire la loi pénale en matière de presse à la seule répression, demandent en même temps le jugement par le jury, ce qui équivaut, personne ne peut l'ignorer, à demander l'impunité quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent; et nous sortons alors de la question légale pour tomber dans les discussions politiques, ce qui n'est plus de notre sujet.

Ainsi, ne faisant pas un livre politique, il nous suffit d'indiquer, comme nous l'avons fait pour toutes les incriminations contestées, l'état de la question, tout en nous efforçant de mettre en évidence les motifs qui ont déterminé le législateur; après quoi il ne nous reste plus qu'à rapporter le dispositif de la loi telle que le législateur l'a conçue.

Notre dessein, en adoptant le titre du présent livre, a été de rassembler sous les yeux du lecteur toutes les lois pénales qui ont pour élément dominant la pensée. Ainsi tout ce qui touche à l'idée, manifestée d'une façon quelconque, se rattache à notre sujet.

Les contraventions aux lois sur la parole, l'écriture, la presse, en seront le principal sujet; mais les procédés de transmission de la pensée, tels que l'imprimerie, les médailles, le théâtre, les télégraphes, s'y rattacheront naturellement. Les lois sur l'instruction publique, sur l'Université, qui dérivent du droit d'intervention que l'État s'est réservé sur l'éducation publique, dominent à nos yeux toute cette partie de notre législation pénale.

Enfin, à la tête de ce groupe et le rattachant, par une transition qui nous semble toute naturelle, au dernier titre du livre précédent, nous placerons les lois sur la propriété littéraire et artistique, qui est à la fois travail et pensée.

Nous devons faire observer qu'on ne trouvera pas dans cette partie de notre ouvrage les incriminations relatives à l'outrage, à l'injure, à la diffamation : le lecteur voudra bien se rappeler que nous avons compris ces incriminations parmi celles relatives, soit aux personnes, soit à l'autorité, soit à la justice, et que nous avons donné là les motifs de ce classement.

Les lois d'ordre public, d'un caractère politique, n'entreront pas non plus dans le cadre du présent livre, et sont destinées à former un ensemble à part.

Nous allons donc nous occuper en premier lieu de la propriété des œuvres de l'esprit.

TITRE Ier.

Droits des auteurs d'oeuvres littéraires ou artistiques.

De la propriété littéraire et artistique.· - Il y a, pour considérer le sujet que nous avons à traiter, deux points de vue bien différents. Si l'on veut se contenter de prendre la question de la propriété littéraire et artistique telle que la loi l'a posée et résolue, un bon commentaire des art. 425 à 428 du Code pénal suffira parfaitement pour se rendre compte de l'organisation de la loi pénale en cette matière; mais si l'on veut, outre l'anatomie de la loi, connaître sa physiologie, c'est-à-dire ses rapports avec la constitution de l'homme, avec les conditions de sa vie physique et intellectuelle, avec les droits et les devoirs qui naissent pour lui d'un état social sans lequel il ne peut ni vivre ni penser, alors le sujet prend une bien autre étendue et découvre à la pensée le champ de méditations le plus vaste que l'étude du droit pénal nous ait encore offert.

Nous n'avons ni l'intention ni le pouvoir de traiter dans toute son étendue une question que tant de grands esprits ont agitée dans des ouvrages immortels ou dans des discussions mémorables. Cependant nous manquerions au programme que nous nous sommes tracé, si nous nous bornions à exposer purement et simplement les dispositions pénales qui protégent la propriété des œuvres de l'esprit. Nous nous efforcerons donc, tout en restant dans les limites d'un exposé, de réunir aussi complétement que possible sous les yeux du lecteur les principaux éléments d'un problème sans doute bien ardu, mais dont on a peine à se détacher quand une fois on l'a abordé, tant sont élevés les deux intérêts qu'il met en présence.

Pour trancher ce grand débat, en effet, il ne faudrait rien moins que discerner, dans un ouvrage de l'esprit, ce qui appartient au génie individuel de l'auteur, de ce qui appartient au génie collectif de l'humanité.

Plusieurs, la plupart même de ceux qui ont abordé cette question, la tranchent tantôt en donnant tout à l'homme, tantôt en donnant tout à l'humanité.

La conséquence du premier système est de faire assimiler complétement la propriété des œuvres de l'esprit à celle des autres genres de propriété, et de réclamer pour les auteurs un droit perpétuel sur leurs ouvrages, avec transmissibilité, soit héréditaire, soit contractuelle, suivant toutes les règles du droit civil. Dans le second système, au contraire, l'auteur n'est que le metteur en œuvre d'idées et de moyens d'expression que ses devanciers ou ses contemporains ont mis en circulation, et qui sont les éléments sans lesquels il n'aurait pu produire cet assemblage qui constitue l'œuvre de l'artiste ou de l'écrivain de là cette conclusion que l'auteur ne peut prétendre sur ses œuvres qu'à un usufriut viager, récompense indirecte du service par lui rendu à la société.

Est-il possible de choisir entre ces deux systèmes?

Il semble que, plus on y pense, plus le choix paraît difficile.

Ainsi, me voilà assis devant ma table de travail, et une page blanche est ouverte devant moi. Sans doute je suis à la fois l'homme de mon temps et le fils

ordre de faits, on voit parfaitement que, si l'on punit le mécanicien qui aura contrevenu aux règlements sur la police des chemins de fer, c'est que la contravention aurait pu avoir des conséquences mortelles pour la vie des voyageurs.

Mais en matière de pensée, il n'en est pas de même, et il est également impos sible, soit de prévoir que telle pensée devra succéder à telle autre, soit de préjuger les effets que devra produire l'émission de telle ou telle idée.

De là bien des systèmes, qui peuvent se résumer en un seul : des lois répressives, mais point de lois préventives contre la pensée.

Ce n'est pas ici le lieu de discuter des théories qui sont plutôt du ressort de la politique; nous nous bornerons à deux simples observations: la première, c'est qu'il est à peu près impossible de séparer, soit en théorie, soit en pratique, la prévention de la répression; la seconde, c'est que tous ceux qui veulent réduire la loi pénale en matière de presse à la seule répression, demandent en même temps le jugement par le jury, ce qui équivaut, personne ne peut l'ignorer, à demander l'impunité quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent; et nous sortons alors de la question légale pour tomber dans les discussions politiques, ce qui n'est plus de notre sujet.

Ainsi, ne faisant pas un livre politique, il nous suffit d'indiquer, comme nous l'avons fait pour toutes les incriminations contestées, l'état de la question, tout en nous efforçant de mettre en évidence les motifs qui ont déterminé le législateur; après quoi il ne nous reste plus qu'à rapporter le dispositif de la loi telle que le législateur l'a conçue.

Notre dessein, en adoptant le titre du présent livre, a été de rassembler sous les yeux du lecteur toutes les lois pénales qui ont pour élément dominant la pensée. Ainsi tout ce qui touche à l'idée, manifestée d'une façon quelconque, se rattache à notre sujet.

Les contraventions aux lois sur la parole, l'écriture, la presse, en seront le principal sujet; mais les procédés de transmission de la pensée, tels que l'imprimerie, les médailles, le théâtre, les télégraphes, s'y rattacheront naturellement. Les lois sur l'instruction publique, sur l'Université, qui dérivent du droit d'intervention que l'État s'est réservé sur l'éducation publique, dominent à nos yeux toute cette partie de notre législation pénale.

Enfin, à la tête de ce groupe et le rattachant, par une transition qui nous semble toute naturelle, au dernier titre du livre précédent, nous placerons les lois sur la propriété littéraire et artistique, qui est à la fois travail et pensée.

Nous devons faire observer qu'on ne trouvera pas dans cette partie de notre ouvrage les incriminations relatives à l'outrage, à l'injure, à la diffamation : le lecteur voudra bien se rappeler que nous avons compris ces incriminations parmi celles relatives, soit aux personnes, soit à l'autorité, soit à la justice, et que nous avons donné là les motifs de ce classement.

Les lois d'ordre public, d'un caractère politique, n'entreront pas non plus dans le cadre du présent livre, et sont destinées à former un ensemble à part.

Nous allons donc nous occuper en premier lieu de la propriété des œuvres de l'esprit.

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