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ment garder le mot, sachons bien que la propriété des œuvres de l'esprit humain ne saurait appartenir qu'à l'esprit humain.

De la contrefaçon des œuvres d'art et de littérature. La contrefaçon est une reproduction frauduleuse de l'œuvre d'autrui. La loi punit la contrefaçon en ellemême, et indépendamment du débit des exemplaires de l'œuvre contrefaite; elle punit en outre, et à part, le débit de cette œuvre. Il en est ici comme en matière de fausse monnaie, où la fabrication constitue un crime, et l'usage, un autre crime. L'art. 425 du Code pénal définit ainsi la contrefaçon : « Toute édition d'écrits de composition musicale, de dessin, de peinture ou de toute autre production, imprimée ou gravée en entier ou en partie, au mépris des lois et règlements relatifs à la propriété des auteurs, est une contrefaçon; et toute contrefaçon est un délit. »

L'art. 426 ajoute: « Le débit d'ouvrages contrefaits, l'introduction sur le territoire français d'ouvrages qui, après avoir été imprimés en France, ont été contrefaits à l'étranger, sont un délit de la même espèce. »

A ces dispositions il faut ajouter celles du décret du 28 mars 1852, sur la contrefaçon des ouvrages étrangers, qui dispose:

Art. 1 « La contrefaçon, sur le territoire français, d'ouvrages publiés à l'étranger et mentionnés en l'art. 425 du Code pénal, constitue un délit. Art. 2. Il en est de même du débit, de l'exportation et de l'expédition des ouvrages contrefaisants. L'exportation et l'expédition de ces ouvrages sont un délit de la même espèce que l'introduction, sur le territoire français, d'ouvrages qui, après avoir été imprimés en France, ont été contrefaits chez l'étranger. Art. 3. Les délits prévus par les articles précédents seront réprimés conformément aux art. 427 et 429 du Code pénal. L'art. 463 du même Code pourra être appliqué. Art. 4. Néanmoins, la poursuite ne sera admise que sous l'accomplissement des conditions exigées relativement aux ouvrages publiés en France, notamment par l'art. 6 de la loi du 19 juillet 1793. »

Il résulte de cet ensemble de dispositions que la loi pénale est applicable dans tous les cas, sans distinguer si l'ouvrage, débité en France, a été contrefait en France ou à l'étranger, ou si, contrefait en France, il a été débité en France ou à l'étranger. Ainsi, d'une part, tout débit en France, toute exportation d'un ouvrage contrefait, français ou étranger, est punissable; et d'autre part, toute contrefaçon commise en France, même d'ouvrages étrangers, est aussi punis sable.

Désormais la loi peut atteindre ce brigandage littéraire, que l'égoïsme des lois pénales de chaque État ne favorisait que trop, et qui avait pris de telles proportions, que les éditeurs et les auteurs auraient fini par ne plus pouvoir y résister. Maintenant ce qui est vol en deçà de la frontière est vol au-delà, et la loi pénale française, qui frappait sur notre territoire l'atteinte portée à nos œuvres nationales par la contrefaçon étrangère, y frappe également l'atteinte portée aux œuvres étrangères par la contrefaçon en territoire français. C'est grâce à ces dispositions que la France a pu obtenir des nations voisines la conclusion de tant de conventions littéraires qui ont eu pour effet de relever la librairie française et de lui laisser reprendre en Europe le rang qui lui appartient.

C'est avant tout une question de fait que de décider ce qui constitue une contrefaçon. Contrefaire n'est pas imiter; ce n'est pas citer; ce n'est pas emprunter, soit la forme sans l'idée, soit l'idée sans la forme. Entre le plagiat qui frappe les yeux et l'esprit, et le plagiat que la loi peut atteindre, il y a une limite que la doctrine est impuissante à définir, et qu'il appartient au juge seul de déterminer. La forme de la contrefaçon n'est pas plus facile à définir que le fond. Ainsi, dans une réfutation, un écrivain pourra prendre phrase par phrase l'écrit réfuté, le reproduire par là intégralement, et cependant ne pas l'avoir contrefait; tandis qu'un autre, sans avoir répété un seul mot d'un livre, pourra être condamné comme contrefacteur, s'il n'a fait qu'une paraphrase servile de tout l'ouvrage.

Il en sera de même des emprunts, qui peuvent varier depuis la simple citation, qui est un droit, jusqu'à l'insertion de parties considérables de l'ouvrage, qui est une contrefaçon.

Un compte rendu peut encore constituer une contrefaçon si, sous prétexte de rendre compte d'un livre, on le reproduit tout entier ; tandis que la reproduction de nombreux passages, même fort étendus, peut être un élément indispensable au critique pour faire juger de l'ouvrage au lecteur.

En peinture, en musique, l'appréciation est plus difficile encore, parce que, dans ces deux arts, il y a deux éléments, l'exécution et l'effet, qui sont beaucoup plus distincts qu'en littérature, et plus indépendants l'un de l'autre.

Dans une œuvre littéraire, le fond, la forme et l'effet sont intimement unis, inséparables même. On a dit qu'il serait plus facile d'arracher à Hercule sa massue qu'à Homère un seul de ses vers rien ne peint mieux l'unité indissoluble de l'œuvre littéraire. On ne pourrait retrancher une tirade dans une tragédie sans la détruire, et plus l'œuvre est belle, plus l'entreprise est impossible. Voit-on un plagiaire essayant de contrefaire les Horaces, Hamlet ou Don Juan? Par quoi remplacera-t-il le « Qu'il mourût! » ? Que fera-t-il dire à Hamlet au lieu de «To be or not to be»? Comment imitera-t-il ces mots de Don Juan à Francisque « Va, je te le donne pour l'amour de l'humanité ! » ?

Et ce qui est vrai de ces œuvres sublimes, plus inimitables que les autres, est vrai des œuvres moins élevées, parce que dans toute œuvre littéraire l'effet résulte tout à la fois de la forme des parties, de leur ordre et de leur enchaînement: c'est comme un réseau, dont une maille rompue entraîne tout le reste. En peinture, au contraire, où le champ d'action de l'artiste sur le spectateur est limité à un point unique, il y a plusieurs manières de toucher au même but. De même que toutes les lignes du tableau convergent vers le point de vue situé au fond de la perspective, on peut dire que, de toutes les parties de la composition, partent de véritables lignes dont la convergence va se former au fond de l'âme du spectateur: on peut d'autant mieux dire cela, que c'est précisément ainsi que s'opère physiquement la vision du tableau. C'est cette convergence qui constitue l'effet, c'est-à-dire l'impression que le peintre a eu pour but de déterminer par l'aspect de son tableau.

On voit ici la grande différence entre la littérature, où l'effet général se compose d'une suite d'effets secondaires successivement produits, et la peinture, où ce même effet doit résulter du concours simultané de toutes les parties de la com

position; condition tellement nécessaire, que le peintre est obligé de forcer d'exécution sur certaines parties, et d'en sacrifier d'autres, sous peine de manquer son ensemble.

Ainsi c'est par analyse que l'auteur d'une œuvre littéraire obtient l'effet; c'est par synthèse que le peintre le produit: les détails auront donc bien plus d'importance dans un livre que dans un tableau. Jamais on n'a vu faire un bon poëme avec de mauvais vers, ou un livre attrayant avec des pensées insipides, tandis qu'on peut voir des tableaux admirables quoique la couleur ou le dessin y laissent à désirer. Les « Noces de Cana» n'en sont pas moins un chef-d'œuvre, quoique les Juifs y soient représentés avec les visages et les costumes de nobles Vénitiens qu'au lieu du tableau, Véronèse eût fait le récit de ce festin, et qu'il eût décrit les visages et les costumes de convives tels qu'il les a peints dans son tableau, il n'aurait pas fait une page d'histoire, mais un conte bleu.

Nous en avons dit assez pour montrer la différence fondamentale entre l'œuvre littéraire et l'œuvre d'art. Ce que nous avons dit pourrait s'appliquer, avec quelques variantes, à la sculpture, à la musique, à l'architecture. Ce n'est pas ici le lieu de s'étendre davantage sur ce sujet : nous en avons tiré les observations dont nous avions besoin pour confirmer ce que nous avons remarqué en commençant, à savoir, que dans les œuvres d'art l'effet est beaucoup plus indépendant des moyens d'exécution que dans la littérature; d'où nous tirons cette conclusion què la contrefaçon y est plus difficile à atteindre, parce que le plagiat du fond ou de l'effet a mille moyens pour se déguiser dans la différence des moyens d'exécution.

On peut se convaincre de cela en visitant les expositions de peinture. Delacroix, Meissonnier, Diaz, Hamon, Décamps, Raffet, Vidal, Saint-Jean, tous les peintres, enfin, qui sortent des rangs par la puissance de leur originalité, sont à l'instant suivis par une nuée de ces peintres médiocres qui n'ont pu acquérir de la peinture que le talent plastique, et qui, avec la dextérité du singe, se mettent aussitôt à reproduire les sujets et la manière du maître. Certes ce sont là des contrefacteurs, si l'on doit appeler de ce nom les voleurs de pensée; et cependant la loi ne peut les atteindre, parce qu'ils ont soin de ne pas copier exactement, tout en s'efforçant d'imiter aussi servilement que possible. Heureusement pour les maîtres, il leur reste une chose qui ne s'imite pas c'est leur talent. Et c'est ce qui fait que les procès en contrefaçon de tableaux sont pour ainsi dire sans exemple le préjudice y est presque toujours nul.

Mais il est certain qu'à moins d'avoir affaire à une copie pure et simple d'un tableau contrefait, un juge serait beaucoup plus embarrassé qu'en matière de contrefaçon littéraire. Et quant à l'examen théorique des caractères de la contrefaçon des ouvrages d'art, ce serait une œuvre impossible: le juge du fait, éclairé par une expertise presque toujours indispensable, pourra seul décider une question qui change avec chaque espèce.

Des moyens d'établir la propriété des œuvres littéraires ou artistiques. — Les droits des auteurs sont, comme ceux des inventeurs, soumis à de certaines conditions; mais ils y sont soumis dans le cas où c'est possible: et ce n'est possible que pour les œuvres qui se reproduisent à plusieurs exemplaires.

Pour les statues et les monuments, pour les tableaux, qui sont des œuvres uniques, la propriété résulte des principes du droit civil. Le tableau, la statue, appartient à l'artiste, par accession à la propriété de la matière de l'ouvrage, tant qu'il ne l'a pas vendu; une fois qu'il l'a vendu, l'acheteur devient propriétaire et l'artiste ne l'est plus.

Pour les monuments, les plans, dessins et devis sont ordinairement achetés par celui qui fait construire, à moins que l'architecte ne s'en soit réservé la propriété, comme lorsqu'il s'agit d'édifices ou de constructions susceptibles d'être reproduits sur un modèle uniforme, tel que celui des maisons de la rue de Rivoli ou de la place Vendôme.

Pour la musique, on reconnaît aux compositeurs deux droits: l'un, sur la reproduction graphique, l'autre, sur l'exécution de leurs œuvres. Le premier s'établit de la même manière que pour les livres, les dessins et les gravures; le second, qui consiste en une redevance à laquelle ils ont droit pour l'exécution publique de leur musique, est beaucoup plus difficile à s'expliquer, lorsqu'il ne s'agit pas, bien entendu, de musique dramatique.

Lorsqu'un musicien a écrit une romance, un trio, une symphonie, il les publie. En achetant cette musique, chacun achète le droit, non pas seulement de la lire, mais de l'exécuter: autrement on ne l'achèterait pas.

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Exécuter, en musique, c'est reproduire, dit-on et de là on tire cette conclusion, non pas que le musicien pourra réclamer une redevance sur l'exécution de sa musique, mais qu'il en pourra réclamer sur l'exécution en public de cette même musique. De deux choses l'une, cependant: si l'exécution est une reproduction, comment ne le serait-elle pas dans les deux cas, et comment peut-on admettre que les droits de l'auteur soient aliénés quand il vend sa musique à un particulier, et qu'ils lui restent quand il l'a vendue à un artiste ou à un entrepreneur de concerts?

Il nous semble donc qu'on a singulièrement abusé du mot de « reproduction >> en l'appliquant à ce qui n'est en définitive que la seule manifestation possible de l'œuvre musicale. On écrit de la musique pour la faire entendre, et non pas pour la faire regarder ; et s'il ne se trouvait pas des exécutants pour réaliser les sons et les accords, les symphonies d'un Mozart ou d'un Beethoven n'auraient jamais résonné sur la terre. Un musicien ne nous paraît pas plus fondé à prétendre un droit sur l'exécution de ses ouvrages, qu'un peintre qui prétendrait se faire payer, par celui à qui il aurait vendu son tableau, le droit de le faire voir ou de le laisser copier. Quoi qu'il en soit le droit de redevance du musicien résulte pour lui du fait de l'exécution de sa musique. Quant à la propriété de l'œuvre écrite, elle résulte du dépôt légal, comme pour tout ce qui s'imprime.

En ce qui touche l'imprimerie, la lithographie, la gravure et tous les modes de reproduction qui s'y rapportent ou en sont dérivés, la propriété en elle-même résulte bien, par une sorte d'accession, du travail de l'auteur; mais elle n'est garantie par les lois qu'autant que le dépôt légal aura été fait.

Ce dépôt, imposé à l'auteur par l'art. 6 du décret du 19 juillet 1793, consistait alors dans la remise de deux exemplaires du livre ou de la gravure, soit à la Bibliothèque nationale, soit au Cabinet des estampes. L'art. 48 du décret du

20 février 1810 porta à cinq le nombre des exemplaires, en chargeant l'imprimeur de faire le dépôt ; enfin l'art. 1er de l'ordonnance du 9 janvier 1828 n'exige plus qu'un seul exemplaire, indépendamment des deux qui doivent toujours être déposés à la Bibliothèque impériale.

Le dépôt se fait, à Paris, à la préfecture de police et, en province, à la préfecture: il est fait par l'imprimeur, et c'est ainsi que s'établit la propriété des livres, tableaux imprimés, plans, cartes, gravures, lithographies, etc.

Contrefaçon d'écrits, de compositions musicales, de dessins, de peintures ou de toute autre production. Ainsi que nous l'avons remarqué au commencement des observations que nous venons de présenter sur la contrefaçon en général, la loi pénale punit, et la contrefaçon en elle-même, et le débit des ouvrages contrefaits.

Nous avons à considérer ici la contrefaçon seule c'est l'incrimination que l'art. 426 définit; «Toute édition d'écrits, de composition musicale, de dessin, de peinture ou de toute autre production, imprimée ou gravée en entier ou en partie, au mépris des lois et règlements relatifs à la propriété des auteurs ».

Le mot « édition » doit se prendre ici dans son sens propre, qui équivaut à << production ». Appliqué à l'impression des livres, estampes ou musique gravée, il comprend donc toute reproduction de l'original, fût-ce à un seul exemplaire; et dès que la reproduction est accomplie, le délit existe, sans qu'il soit nécessaire qu'il y ait eu exposition ou mise en vente, car ce dernier fait constituerait un second délit à ajouter à celui de contrefaçon.

Peu importe le procédé employé : la photographie d'un livre, d'une gravure ou d'une lithographie constituerait sans aucun doute une contrefaçon.

En matière de contrefaçon il n'y a pas de tentative punissable: on sait qu'il n'y a de tentative de délit que celle que la loi incrimine expressément. Or le délit qui nous occupe a cela de particulier que le fait matériel qui le constitue se compose d'une suite d'opérations très-longues et très-minutieuses, sans lesquelles on ne pourrait arriver au but qu'on se propose, qui est le tirage des exemplaires. Ces opérations, sauf celles purement mécaniques, sont des moyens d'exécution de la reproduction et, par conséquent, du délit ; mais à quel degré d'avancement faudra-t-il qu'elles soient parvenues, pour qu'il y ait délit consommé?

Le fait du tirage semble tout d'abord offrir une ligne de démarcation trèsprécise entre la tentative et le délit. Jusque-là, en effet, on peut dire qu'il n'y a que le projet, les actes préparatoires d'un délit de contrefaçon, mais point de contrefaçon encore. Mais quand on considère dans leur ensemble l'imprimerie et les arts de presse, on doit reconnaître que l'essence de l'opération, dans chacun de ces arts, consiste dans la composition du type dont les empreintes, plus ou moins nombreuses, formeront autant d'exemplaires de l'ouvrage. Ces exemplaires ne sont pas des originaux : ce sont des copies, des calques d'un original unique, qui est la composition typographiée, gravée, lithographiée, autographiée, soit par l'auteur lui-même, soit d'après un modèle fourni par lui.

Il nous semble, par suite, hors de doute que le tirage n'est pas une condition nécessaire pour constituer le délit de contrefaçon. La contrefaçon d'une gravure n'est-elle pas accomplie dès qu'a été gravée la planche destinée à tirer des

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