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du livre, il peut s'en approprier intégralement le fond et la forme, pourvu que ce soit en détail.

Si je possède un champ, je suis propriétaire du champ et je suis propriétaire de chacune des mottes qui le composent: si je n'en vends qu'une partie, le surplus me restera. Mais dès qu'un auteur a publié son ouvrage, n'y en eût-il qu'un seul exemplaire, il a aliéné toutes les idées qu'il y avait mises: elles ne sont plus à lui, mais à quiconque lira son livre. De quoi donc reste-t-il propriétaire ? Des exemplaires qu'il n'a pas encore vendus; mais quant à l'œuvre elle-même, elle est tombée dans le domaine public, puisqu'il ne peut pas faire qu'elle n'ait pas été publiée.

Que lui reste-t-il donc ? Ce qu'il avait déjà; ce qu'il a toujours eu: le droit d'en tirer bénéfice, à l'exclusion de toute autre personne, parce que lui seul a fait le travail dont l'œuvre est le produit.

Et voilà, ce nous semble, le mot trouvé une œuvre littéraire est un produit, et celui qui a fait ce produit doit être dans la même condition que tout producteur. Il faut donc le prendre comme tel, et ne lui chercher d'assimilation ni avec un propriétaire ni avec un usufruitier.

Cependant on a reconnu la nécessité de traiter l'auteur ou l'artiste plus favorablement que l'industriel ou que l'ouvrier, parce que la facilité qu'il y a à reproduire un livre ou un tableau mettrait les auteurs et les artistes dans l'impossibilité de vivre si on ne les protégeait pas. On leur a accordé, comme le seul moyen d'assurer leur existence, le droit exclusif de reproduction de leurs œuvres: il fallait faire cela, ou bien leur constituer des pensions aux frais de l'État.

Sous l'ancien régime, où on avait oublié de s'occuper du sort des artistes et des hommes de lettres, on avait résolu le problème en leur faisant des pensions comme à des infirmes, ou en les logeant au Louvre comme des oiseaux rares et curieux; tous, au reste, n'étaient pas aussi bien traités, car on en exilait, enfermait ou brûlait quelqu'un de temps en temps. C'est ce qui s'appelait « protéger les lettres et les arts ».

A part quelques favorisés qui pouvaient mordre à ce pain amer de l'aumône, les écrivains étaient traités comme des ennemis publics et vraiment placés hors la loi, car, seuls de tous les travailleurs, ils ne pouvaient profiter de leur travail que dans le cas où on leur en donnait la permission. La règle était que personne n'avait le droit d'imprimer ou de publier quoi que ce soit. Mais le roi, étant chargé par Dieu de former l'intelligence et le cœur de son peuple, se réservait d'octroyer aux auteurs la faveur de faire imprimer et vendre ceux de leurs ouvrages qui ne contiendraient rien de contraire aux lois, aux mœurs ou à la religion. Or, le roi, c'était le commis auquel on avait affaire, et Dieu sait comme régnaient ces rois-là. En principe donc, c'était l'arbitraire: là comme partout, du reste. Pourtant, dans la pratique, ce régime allait toujours s'adoucissant grâce aux progrès des mœurs politiques, et le privilége des auteurs avait fini par changer de principe au fond, tout en conservant ses vieilles formes. Ce qui domine dans le règlement du 30 juillet 1778, l'un des derniers monuments de cette ancienne législation, c'est le droit des auteurs, c'est leur intérêt. La force

DROITS DES AUTEURS D'OEUVRES LITTÉRAIRES OU ARTISTIQUES. des choses, la puissance des idées, a fait son œuvre là comme ailleurs et, si le Gouvernement conserve encore un pouvoir absolu, il n'en use que rarement.

C'est dans ces circonstances que le décret du 4 août 1789 vint abolir, avec tous les autres priviléges, celui des auteurs. Mais le Gouvernement n'avait pas entendu par là les dépouiller de tous droits sur leurs œuvres, et le décret du 19 juillet 1793 a ainsi déterminé ces droits : « Les auteurs d'écrits en tous genres, les compositeurs de musique, les peintres et dessinateurs qui feront graver des tableaux ou dessins, jouiront, durant leur vie entière, du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages dans le territoire de la république, et d'en céder la propriété en tout ou en partie » (art. 1er).

« Leurs héritiers ou cessionnaires jouiront du même droit durant l'espace de dix ans après la mort des auteurs » (art. 2).

La loi du 8 avril 1854 avait réglé les droits des veuves, en leur attribuant, leur vie durant, les mêmes droits qu'à leur mari; elle concédait aux enfants les mêmes droits pendant trente ans à partir, soit du décès de l'auteur, soit de l'extinction des droits de la veuve. Les uns et les autres pouvaient céder leurs droits à un tiers. Le décret du 1er germinal an XIII, à son tour, est venu régler les droits des héritiers par cession ou par héritage, en leur attribuant les mêmes droits que l'auteur aurait eus de son vivant : mais c'est à condition que les ouvrages posthumes soient imprimés isolément et à part des autres œuvres du même auteur. Tel était l'état de la législation, lorsque est intervenue la loi du 14 juillet 1866, qui, tout en prolongeant la durée de la jouissance des héritiers et ayants cause, a refusé de reconnaître aux droits des héritiers le caractère perpétuel d'une propriété. Cette loi est ainsi conçue :

« Art. 1or. La durée des droits accordés par les lois antérieures aux héritiers, successeurs irréguliers, donataires ou légataires des auteurs, compositeurs ou artistes, est portée à cinquante ans, à partir du décès de l'auteur.

<< Pendant cette période de cinquante ans, le conjoint survivant, quel que soit le régime matrimonial et indépendamment des droits qui peuvent résulter en faveur de ce conjoint du régime de la communauté, a la simple jouissance des droits dont l'auteur prédécédé n'a pas disposé par acte entre-vifs ou par testament. « Toutefois, si l'auteur laisse des héritiers à réserve, cette jouissance est réduite, au profit de ces héritiers, suivant les proportions et distinctions établies par les art. 913 et 915 du Code Napoléon.

« Cette jouissance n'a pas lieu lorsqu'il existe, au moment du décès, une séparation de corps prononcée contre ce conjoint; elle cesse au cas où le conjoint. contracte un nouveau mariage.

« Les droits des héritiers à réserve et des autres héritiers ou successeurs, pendant cette période de cinquante ans, restent d'ailleurs réglés conformément aux prescriptions du Code Napoléon.

Lorsque la succession est dévolue à 'État, le droit exclusif s'éteint, sans préjudice des droits des créanciers et de l'exécution des traités de cession qui ont pu être consentis par l'auteur ou par ses représentants.

« Art. 2 (ancien article 3). Toutes les dispositions des lois antérieures contraires à celles de la loi nouvelle sont et demeurent abrogées.

Dans la mémorable discussion qui a précédé le vote, les partisans de la propriété absolue ont épuisé tous leurs arguments sans réussir à faire adopter ce principe. La législation sur la propriété littéraire peut donc être considérée comme définitivement achevée.

Tel est l'état actuel de la législation, en ce qui concerne la garantie des droits des auteurs en France.

A cette garantie viennent se joindre des traités avec les nations étrangères. Un premier traité avec la Hollande, du 25 juillet 1840, a ouvert une série de conventions du même genre avec la plupart des nations civilisées de l'Europe, pour garantir réciproquement la propriété littéraire et artistique à l'étranger. Le décret du 28 mars 1852 incrimine et punit la contrefaçon, en France, d'ouvrages publiés à l'étranger.

On a essayé à plusieurs reprises de changer la législation sur la propriété littéraire et jusqu'ici ces tentatives, malgré le grand bruit qui s'y est fait, n'ont produit d'autre résultat que de faire prolonger la durée du droit de jouissance des veuves et des enfants, sans qu'on ait pu faire admettre le principe de la propriété absolue.

Nous sommes, quant à nous, convaincu qu'on se méprend sur le fond même. de la question et que, pour pouvoir l'aborder sans l'avoir résolue d'avance, il faudrait d'abord en écarter ce mot de « propriété » qui, ainsi que nous l'avons dit plus haut, est la question par la question.

Il nous semble, par tous les motifs que nous avons déduits dans le cours de nos observations, que l'idée, considérée comme élément de l'art ou de la littérature, n'est pas susceptible d'appropriation, parce que tout le monde a le droit de s'en servir, quelle que soit la forme dont l'artiste ou l'écrivain l'ait revêtue, et parce qu'elle est toujours dérivée d'idées générales répandues dans l'humanité.

Il nous semble qu'il en est ainsi, même lorsque l'auteur, comme cela arrive dans les ouvrages de génie, invente une forme nouvelle ou découvre une idée jusque-là ignorée. Car les créations du génie ne sont que relatives: elles ne tirent pas du néant l'idée qui constitue l'œuvre elles ne font que la dévoiler, en y portant la lumière d'une intelligence supérieure. Mais quelque vaste que soit la conception, le monde au milieu duquel elle prend naissance est plus vaste encore, et le lien de génération qui la rattache à tout ce qui existait avant elle ne permet pas de l'en isoler.

Le système du décret de 1793 nous paraît donc le seul qui soit d'accord avec la nature des choses, et complété comme il l'est par les décrets de l'an xi, de 1810, de 1854 et de 1866, il constitue le meilleur compromis qui ait encore été imaginé pour concilier des droits fort difficiles à définir, plus difficiles encore à déterminer.

Ajoutons que la part faite aux auteurs, loin qu'ils soient fondés à s'en plaindre, est exceptionnellement favorable.

Nous avons déjà remarqué qu'ils ne payent pas d'impôt ni de patente, tandis que la plupart des professions y sont soumises. Nous pouvons insister sur ce point, car s'il y a des publications soumises au timbre, ce sont des publications

périodiques ou de peu d'importance; mais il n'y a pas d'impôt sur les livres, ni sur le papier, que le fisc a toujours respectés, quoique ce fût bien tentant.

On donne aux auteurs un droit viager; leur veuve, à son tour, a la jouissance de ce droit et le conserve jusqu'à sa mort; enfin leurs enfants en jouissent encore cinquante ans à partir, soit du décès de l'auteur s'il ne laisse pas de veuve, soit de l'extinction des droits de la veuve.

Que l'on compare maintenant cette position à celle du savant, à celle de l'inventeur.

On nous donnera, et avec empressement, nous n'en doutons pas, la permission de ne pas développer ici le parallèle des sciences, des lettres et de l'industrie : nous ne pensons pas qu'on puisse contester que Newton vaille Virgile ou Homère, ou que Bünsen et Kirchoff, en découvrant l'analyse spectrale, aient fait preuve d'autant de génie et aient rendu autant de services à l'intelligence humaine que Bossuet en écrivant ses oraisons funèbres, ou Molière ses comédies. Nous en dirons autant des auteurs de ces inventions sublimes qui, comme la vapeur et le galvanisme, ont renouvelé la face de l'univers.

Eh bien! pour les savants, que fait-on ? Rien.

Rien absolument, et quand un Lavoisier a créé la chimie, quand un Cuvier a créé la paléontologie, il ne lui reste que deux partis à prendre : ou d'anéantir ses manuscrits, ou de donner au monde la science qu'il vient de créer. Sans doute le monde lui donne en échange un bien inestimable, la gloire; sans doute, dans les premiers transports de son légitime orgueil, il peut voir se dérouler pour lui la perspective éternelle de l'immortalité : mais parmi ces milliers de lois dont la sollicitude s'étend jusque sur de vils animaux, il n'y a pas une loi pour assurer au savant un morceau de pain.

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Et pourtant il ne se plaint pas, il ne réclame pas; il se remet à travailler et, dès qu'il a fait une nouvelle découverte, il ne demande qu'une chose c'est de la publier le plus tôt possible.

Ainsi, par son essence même et par la force de cette loi qui ne permet pas d'obstacle aux progrès de l'humanité, la science s'échappe des mains qui viennent de la recueillir et, de même que l'idée dont elle n'est qu'une forme, elle ne peut se manifester qu'elle ne se confonde aussitôt dans le patrimoine commun. Elle y retourne plutôt et quelque puissant que soit le génie scientifique, il n'est pas non plus surhumain, et c'est dans les travaux de ses devanciers ou de ses contemporains que le savant puise les éléments de son œuvre.

Il y a cependant un cas où le savant peut tirer profit d'une découverte : c'est lorsqu'elle est applicable aux arts ou à l'industrie, pourvu toutefois qu'il fasse l'application lui-même, car autrement il n'a rien à y prétendre.

Enfin il ne faut pas oublier que l'État, par des moyens indirects, assure dans une certaine mesure l'existence des savants. Les académies, les établissements publics, les prix, les récompenses nationales, les pensions, les distinctions honorifiques, suppléent assez largement au silence ou plutôt à l'impuissance de la loi, et quoique toutes ces ressources soient bien précaires, ils s'en contentent, parce qu'ils comprennent l'impossibilité de faire mieux, et puis surtout parce qu'ils placent généralement la gloire au-dessus de l'intérêt.

Quant aux inventeurs, la loi tranche hardiment la question: non-seulement elle ne leur reconnaît pas le droit de propriété sur leurs œuvres, mais elle ne leur en accorde même pas la jouissance. Elle s'empare de l'invention, et elle vend le droit de l'exploiter au premier qui se présente. Si l'inventeur a bien gardé son secret, tant mieux pour lui: tant pis, s'il l'a laissé découvrir avant d'avoir assuré ses droits par une demande de brevet ayant date certaine : un autre en profitera, et si lui exploite cette invention dont il est pourtant l'auteur, il sera puni comme contrefacteur. N'oublions pas, du reste, que ce droit ainsi concédé n'est que temporaire et que, sauf des cas exceptionnels, il ne dépasse pas quinze ans.

A part donc les moyens de publicité dont ils disposent et que le nombre des lecteurs et des amateurs d'art rend très-efficaces et très-retentissants, les écrivains, les artistes et les musiciens n'ont, sur leurs œuvres, aucun titre qui diffère de ceux qu'ont les savants sur leurs découvertes ou les inventeurs sur leurs inventions. Néanmoins ils sont incomparablement mieux traités, et à moins de leur sacrifier tout-à-fait les droits de la société, droits qu'on ne peut méconnaître, on ne pouvait faire mieux qu'on a fait.

Les droits d'un écrivain, d'un artiste, sont respectables et sacrés: mais ceux des savants et des inventeurs ne le sont pas moins, et pourtant la société réclame aux savants et aux inventeurs le plus clair du fruit de leurs travaux; elle s'approprie la découverte ou l'invention, parce qu'elle ne peut tolérer que celui qui a recueilli sa part dans l'héritage du génie de ses prédécesseurs ou de ses contemporains, puisse se soustraire à ce partage toujours ouvert d'un patrimoine qui est celui de tous.

Les écrivains et les artistes sont, par faveur spéciale, placés au-dessus de ce droit commun. Et cependant, plus on considérera l'importance de la littérature et des arts, plus on verra combien il y avait de motifs pour faire à la société, non pas la même part, mais une part plus large encore qu'en matière de sciences et d'invention,

Qui pourrait soutenir le droit de propriété absolue des auteurs et de leurs successeurs ou cessionnaires, quand on pense à ce que les héritiers d'un auteur, suivant leurs intérêts, leurs faiblesses, leurs passions, leur négligence, pourraient faire des chefs-d'œuvre de leurs ancêtres ?

Qu'on suppose le droit d'auteur des Provinciales tombant entre les mains d'une vieille dévote, en 1825, pendant les fameuses Missions : les Provinciales seront perdues pour le monde. Croit-on que si Marat se fût trouvé, en 93, héritier du manuscrit de l'Imitation, l'Imitation existerait à l'heure qu'il est ? Pourrait-on admettre, en dehors de ces suppositions, qu'il pût dépendre du caprice ou de l'incurie de quelque arrière-petit-neveu d'un homme de génie, d'interdire la publication d'un ouvrage épuisé ou disparu ?

Voilà pourtant où on en arriverait avec le système de la propriété absolue, et c'est parce qu'on le voit bien, qu'on a toujours refusé et qu'on refusera toujours de l'adopter.

Reconnaissons donc qu'il n'existe pas de propriété littéraire, par la même raison qu'il n'existe pas de propriété scientifique ou industrielle. Ou si l'on veut absolu

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