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prétend à rien de moins qu'à tout refaire, et qui, si elle vient à bout de ses desseins, perdra tout, là comme ailleurs, sous prétexte de tout renouveler. Là se trouve énoncé ce principe commun, auquel peuvent être ramenés tous les systèmes d'erreur, la souveraineté de la raison de chaque homme, établie juge de toutes les vérités; là, enfin, ce mépris des traditions, cette impatience de tout frein, ce dégoût du passé, cette inquiétude qui annonce les révolutions, et ce mot funeste de liberté qui en est le signal. Jamais discussion littéraire plus grave ne fut donc agitée, car il y va de la vie; être ou n'être pas, c'est de quoi il s'agit dans ce moment pour notre littérature.

Mais, pour être embrassé dans toute son étendue, le sujet que nous avons entrepris de traiter exige de nous une double discussion; l'une de principes, l'autre de faits. Commençons par la première, que nous serons forcés de resserrer pour ne pas dépasser les bornes d'un article.

Toutes les erreurs de l'homme ont un point de départ commun, parceque Dieu a donné un fondement commun à toutes les vérités. Les théories littéraires peuvent être ramenées à une question première, la question de la règle du goût, qui n'est, dans un ordre particulier d'idées, que la question générale de la certitude, premier pas qui arrête les philosophes depuis quatre mille ans, et où on les voit se séparer tous pour se jeter par mille. chemins opposés dans les mêmes erreurs. Et il ne faut pas s'en étonner. Les philosophes ayant commencé tous par déplacer la base de l'esprit humain, en considérant l'homme sans rapport avec la société, le doute seul a dû faire le fond de tous leurs systèmes. Par la même raison, si dans vos théories sur le goût, vous supposez que le goût de chaque homme est seul juge de ce qui a le droit de plaire ou de ce qui est vicieux, vous ne pourrez jamais rien affirmer, rien nier avec certitude, et vous aboutirez nécessairement à un véritable scepticisme littéraire.

Car enfin, le goût, comme la raison et toutes les autres facultés de l'homme, n'est pas le même chez tous les hommes; c'est là un fait qui n'a pas besoin d'être prouvé. Autant de juges vous appellerez à prononcer sur le mérite d'une même production littéraire, autant de jugements divers et souvent opposés. Or, en littérature comme en toute autre chose, le oui et le non ne peuvent jamais être vrais à la fois du même objet; partout où il y a contradiction, il y a nécessairement erreur de part ou d'autre. De tant de jugements contraires, un seul donc pourra être véritable. A quel caractère se fera-t-il reconnoître ? Parmi tant de goûts opposés, quel moyen de distinguer le bon goût? Aucun, si, considérant l'homme seul, vous n'avez d'autre mesure pour apprécier la vérité de ses sentiments, que ces sentiments mêmes.

Voilà un livre que vous admirez et qui me déplaît de tout point; toutes les beautés que vous croyez y apercevoir sont à mes yeux autant de défauts. Comment savoir lequel a tort de vous ou de moi? Prétendrez-vous m'imposer votre manière de sentir comme une règle à laquelle je doive soumettre mon sentiment? Mais quels sont vos titres ? Vous vous croyez organisé d'une manière plus heureuse, ou avoir acquis par l'habitude un goût plus sûr et qui ne vous trompe guère. Qu'en savez-vous, si vous n'avez eu d'autre moyen de vous assurer que vos jugements littéraires n'étoient pas autant d'erreurs que ces jugements mêmes? C'est votre goût qui a toujours rendu seul témoignage à votre goût : vous voilà bien avancé! D'ailleurs, ce que vous pensez de vous, je suis bien le maître de le penser moi-même. De vous à moi il n'y a peut-être d'autre différence qu'un degré de plus de modestie. - Eh bien ! direz-vous, examinez encore, et je ne doute pas que vous ne finissiez par voir comme moi. Plus j'examine, plus ma manière de voir s'éloigne de la vôtre. Cela est impossible, car enfin j'ai, du sentiment que je soutiens, la plus intime conviction. Et qui vous dit que mon sentiment ne produit pas en moi une conviction

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égale ? C'est là un fait dont j'ai seul la conscience, dont je suis seul témoin quel motif auriez-vous de nier ce fait? Ne seroitil pas étrange qu'après avoir supposé sans raison que votre goût est un juge infaillible, vous osassiez défier encore tout autre critique de dire sans imposture qu'il ne juge pas comme vous? Comprenez plutôt que tant que seul vous disputez contre moi seul, toutes choses sont égales, et que, si nous sommes raisonnables, nos sentiments opposés doivent nous paroître également douteux.

Nul moyen de sortir d'embarras, et toutes les règles que l'on pourroit assigner sont également incertaines, également insuffisantes. Direz-vous que la nature est ce juge souverain auquel nous devons toujours en appeler en matière de goût? Un célèbre critique anglais, Hugues Blair, vous répond que vous posez un principe vrai en tant qu'il est applicable. » Mais qui ne voit que l'application de votre principe ramène tous les mêmes inconvénients? La nature est-elle la même pour tous les hommes ? la voient-ils tous d'une manière uniforme, surtout dans ses rapports avec les arts d'imitation? Ainsi vous ne terminez pas la dispute, vous ne faites qu'en déplacer l'objet ; vous reculez la difficulté au lieu de la résoudre. Cette nature, que tous les arts interrogent, est une divinité muette. Que tous ses traits semblent s'embellir sous une main savante qui les réfléchit dans une fidèle imitation, ou que sa beauté soit toute défigurée dans l'injurieux portrait que trace un pinceau maladroit, elle n'élève pas sa voix pour se plaindre ou pour approuver. S'il faut attendre que la nature prononce pour savoir à quoi s'en tenir en matière de goût, nous devons désespérer de voir jamais finir aucune contestation littéraire.

Non, tant que, pour trouver la règle du véritable goût, vous ne vous élèverez pas au-dessus du goût individuel, vous ne ferez que consacrer tous les écarts, que vous ôter tout moyen de redresser les imaginations qui s'égarent. En littérature,

comme en religion, comme en philosophie, il n'y a rien de si faux qui ne puisse paroître vrai à certains esprits, et il n'en faut pas d'autre preuve que tant de livres écrits dans une prose barbare, que tant de vers effrontés, que l'on ne verroit pas braver tous les jours le bon sens et insulter au goût du public, s'ils n'avoient paru fort raisonnables aux auteurs qui les ont faits. Or, déclarez que tout homme qui pense et qui écrit, indépendant, dans ses pensées et dans leur expression, de toute règle supérieure, ne relève que de sa raison, juge souverain de tout ce qui est vrai, comme de tout ce qui est beau, et je vous défie de jamais faire comprendre à un écrivain qu'il a tort dans ses plus grands égarements. Que dis-je, ses égarements! mais pouvez-vous même prononcer ce mot? De quel droit votre goût individuel iroit-il condamner ce qu'un autre goût individuel a approuvé? Deux puissances égales ne doivent jamais entreprendre de se faire la loi. Vous donc qui, sous prétexte d'affranchir les facultés de l'homme, brisez toutes les règles qui peuvent les diriger, sachez du moins subir les conséquences de vos propres principes. Consentez à respecter toutes les insolentes prétentions de ces foibles esprits que vous avez déclarés libres et souverains. Après avoir invité tous les jeunes Français « à n'étudier les traditions que pour les juger toutes, à ne relever que de leur raison, à donner l'exemple au lieu de le suivre, » ne trouvez pas mauvais que tout jeune Français, au sortir du collége, croie sa raison supérieure à la raison de tous les siècles que vous soumettez à son jugement, et apprêtez-vous à admirer tous les exemples que pourra donner son goût affranchi de la tradition. Vous pourrez vous dédommager en déclamant contre ces admirateurs superstitieux du passé, qui croient que, même en littérature, les vérités de tous les temps valent mieux que la vérité du nôtre; qui sont honteux d'apprendre que cette vérité n'est cette d'aucune autre époque; qui voudroient, par conséquent, non pas seulement arrêter le siècle, mais, ce qui est un

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crime bien plus impardonnable, rétrograder, si cela se pouvoit, tout au moins jusqu'au siècle de Louis XIV; contre.ces esprits fanatiques, qui ont le tort de n'aimer la révolution nulle part, pas même dans les lettres; d'être ennemis de ces principes d'indépendance qui confondent partout les titres et les rangs; qui ne voudroient pas voir briser le sceptre du goût dans les mains de ces génies souverains, devant lesquels se prosternèrent tant de générations qui nous ont précédés, et dont les exemples furent révérés jusqu'à nous comme autant de lois; qui ne peuvent souffrir enfin des systèmes d'après lesquels l'auteur du Solitaire peut se croire égal ou même supérieur à l'auteur de l'Enéide, et qui nous laissent indécis entre le goût de Cottin et celui de Boileau.

Voilà cependant les conséquences rigoureuses du principe qui place dans l'esprit de chaque homme la règle dernière du goût. Dès lors nul moyen de s'entendre sur ce qui est bien, sur ce qui est mal dans les arts; nulle règle fixe et certaine; et la critique, si elle est sage, doit se renfermer dans un doute absolu.

Mais quoi! le goût ne seroit-il donc en nous qu'un sentiment aveugle, et faudra-t-il qu'une triste philosophie détruise, l'une après l'autre, toutes les facultés dont le ciel nous avoit enrichis? Verrons-nous tous les plaisirs littéraires fuir avec toutes les vérités devant un seul principe d'erreur, et le doute s'étendre partout autour de nous, couvrir d'un voile obscur les productions de la nature et des arts, et fermer ce regard intérieur de notre âme qui en contemploit les ravissantes beautés ? Non; et il y a en nous quelque chose de plus fort que nous-mêmes qui se soulève à cette pensée. L'erreur peut bien dépraver les facultés que la nature a mises dans l'homme, mais il ne lui est pas donné de les anéantir (1).

(1) On dit souvent qu'il ne faut pas disputer des goûts: cette maxime seroit une conséquence rigoureuse du principe qui laisse le goût de chaque homme juge dernier de ce qui est vicieux ou de ce qui a droit de plaire dans

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