Page images
PDF
EPUB

bune. Les derniers mémoires qu'il adressait au roi, et que l'armoire de fer nous a livrés avec le secret de sa vénalité, témoignent de l'affaissement et du découragement de son intelligence. Ses conseils sont versatiles, incohérents, presque puérils. Tantôt il arrêtera la Révolution avec un grain de sable. Tantôt il place le salut de la monarchie dans une proclamation de la couronne et dans une cérémonie royale propre à populariser le roi. Tantôt il veut acheter les applaudissements des tribunes et croit que la nation lui sera vendue avec eux. La petitesse des moyens de salut contraste avec l'immensité croissante des périls. Le désordre est dans ses idées. On sent qu'il a eu la main forcée par les passions qu'il a soulevées, et que, ne pouvant plus les diriger, il les trahit, mais sans pouvoir les perdre. Ce grand agitateur n'est plus qu'un courtisan effrayé qui se réfugie sous le trône, et qui, balbutiant encore les mots terribles de nation et de liberté, qui sont dans son rôle, a déjà contracté dans son âme toute la petitesse et toute la vanité des pensées de cour. Le génie fait pitié quand on le voit aux prises avec l'impossible. Mirabeau était le plus fort des hommes de son temps; mais le plus grand des hommes se débattant contre un élément en fureur ne paraît plus qu'un insensé. La chute n'est majestueuse que quand on tombe avec sa vertu.

Les poètes disent que les nuages prennent la forme des pays qu'ils ont traversés, et se moulant sur les vallées, sur les plaines ou sur les montagnes, en gardent l'empreinte et la promènent dans les cieux. C'est l'image de certains hommes dont le génie pour ainsi dire collectif se modèle sur leur époque et incarne en eux toute l'individualité d'une nation. Mirabeau était un de ces hommes.

Il n'inventa pas la révolution, il la manifesta. Sans lui elle serait restée peut-être à l'état d'idée et de tendance. Il naquit, et elle prit en lui la forme, la passion, le langage qui font dire à la foule en voyant une chose : La voilà.

Il était né gentilhomme, d'une famille antique, réfugiée et établie en Provence, mais originaire d'Italie. La souche était toscane. Cette famille était de celles que Florence avait rejetées de son sein dans les orages de sa liberté, et dont le Dante reproche en vers si âpres l'exil et la persécution à sa patrie. Le sang de Machiavel et le génie remuant des républiques italiennes se retrouvaient dans tous les individus de cette race. Les proportions de leurs âmes sont au-dessus de leur destinée. Vices, passions, vertus, tout y est hors de ligne. Les femmes y sont angéliques ou perverses, les hommes sublimes ou dépravés, la langue même y est accentuée et grandiose comme les caractères. Il y a dans leurs correspondances les plus familières la coloration et la vibration des langues héroïques de l'Italie. Les ancêtres de Mirabeau parlent de leurs affaires domestiques comme Plutarque des querelles de Marius et de Sylla, de César et de Pompée. On sent de grands hommes dépaysés dans de petites choses. Mirabeau respira cette majesté et cette virilité domestique dès le berceau. J'insiste sur ces détails, qui semblent étrangers au récit et qui l'expliquent. La source du génie est souvent dans la race, et la famille est quelquefois la prophétie de la destinée.

III.

L'éducation de Mirabeau fut rude et froide comme la main de son père, qu'on appelait l'ami des hommes, mais que son esprit inquiet et sa vanité égoïste rendirent le per

sécuteur de sa femme et le tyran de ses enfants. Pour toute vertu, on ne lui enseigna que l'honneur. C'est ainsi qu'on appelait alors cette vertu de parade qui n'était souvent que l'extérieur de la probité et l'élégance du vice. Entré de bonne heure au service, il ne prit des mœurs militaires que le goût du libertinage et du jeu. La main de son père l'atteignait partout, non pour le relever, mais pour l'écraser davantage sous les conséquences de ses fautes. Sa jeunesse se passe dans les prisons d'État, ses passions s'y enveniment dans la solitude, son génie s'y aiguise contre les fers de ses cachots, son âme y perd la pudeur qui survit rarement à l'infamie de ces châtiments précoces. Retiré de prison, pour tenter, de l'aveu de son père, un mariage difficile avec mademoiselle de Marignan, riche héritière d'une des grandes maisons de Provence, il s'exerce, comme un lutteur, aux ruses et aux audaces de la politique sur ce petit théâtre d'Aix. Astuce, séduction, bravoure, il déploie toutes les ressources de sa nature pour réussir : il réussit; mais à peine est-il marié, que de nouvelles persécutions le poursuivent, et que le château-fort de Pontarlier se referme sur lui. Un amour, que les Lettres à Sophie ont rendu immortel, lui en ouvre les portes. Il enlève madame de Monnier à son vieil époux. Les amants, heureux quelques mois, se réfugient en Hollande. On les atteint, on les sépare, on les enferme, l'une au couvent, l'autre au donjon de Vincennes. L'amour, qui, comme le feu dans les veines de la terre, se découvre toujours dans quelque repli de la destinée des grands hommes, allume en un seul et ardent foyer toutes les passions de Mirabeau. Dans la vengeance, c'est l'amour outragé qu'il satisfait; dans la liberté, c'est l'amour qu'il rejoint et qu'il délivre; dans l'étude, c'est encore l'amour

qu'il illustre. Entré obscur dans son cachot, il en sort écrivain, orateur, homme d'État, mais perverti, prêt à tout, même à se vendre, pour acheter de la fortune et de la célébrité.

Le drame de la vie est conçu dans sa tête; il ne lui faut plus qu'une scène, et le temps la lui prépare. Dans l'intervalle du peu d'années qui s'écoule pour lui entre sa sortie du donjon de Vincennes et la tribune de l'Assemblée nationale, il entasse des travaux polémiques qui auraient lassé tout autre homme, et qui le tiennent seulement en haleine. La Banque de Saint Charles, les Institutions de la Hollande, l'ouvrage sur la Prusse, le pugilat avec Beaumarchais, son style et son rôle, ces grands plaidoyers sur des questions de guerre, de balance européenne, de finances; ces mordantes invectives, ces duels de paroles avec les ministres ou les hommes populaires du moment, participent déjà du forum romain aux jours de Clodius et de Cicéron. C'est l'homme antique dans des controverses toutes modernes. On croit entendre les premiers rugissements de ces tumultes populaires qui vont éclater bientôt, et que sa voix est destinée à dominer. Aux premières élections d'Aix, rejeté avec mépris de la noblesse, il se précipite au peuple, bien sûr de faire pencher la balance partout où il jettera le poids de son audace et de son génie. Marseille dispute à Aix le grand plébéien. Ses deux élections, les discours qu'il y prononce, les adresses qu'il y rédige, l'énergie qu'il y déploie occupent la France entière. Ses mots retentissants deviennent les proverbes de la Révolution. En se comparant dans ses phrases sonores aux hommes de l'antiquité, il se place lui-même, dans l'imagination du peuple, à la hauteur des rôles qu'il veut rappeler. On s'accoutume à

le confondre avec les noms qu'il cite. Il fait un grand bruit pour préparer les esprits aux grandes commotions; il s'annonce fièrement à la nation dans cette apostrophe sublime de son Adresse aux Marseillais : « Quand le der» nier des Gracques expira, il jeta de la poussière vers le >> ciel, et de cette poussière naquit Marius! Marius, moins » grand pour avoir exterminé les Cimbres que pour avoir >> abattu dans Rome l'aristocratie de la noblesse. >>

Dès son entrée dans l'Assemblée nationale, il la remplit; il y est lui seul le peuple entier. Ses gestes sont des ordres, ses motions sont des coups d'État. Il se met de niveau avec le trône. La noblesse se sent vaincue par cette force sortie de son sein. Le clergé, qui est peuple, et qui veut remettre la démocratie dans l'Église, lui prête sa force pour faire écrouler la double aristocratie de la noblesse et des évêques. Tout tombe en quelques mois de ce qui avait été bâti et cimenté par les siècles. Mirabeau se reconnaît seul au milieu de ces débris. Son rôle de tribun cesse. Celui de l'homme d'État commence. Il y est plus grand encore que dans le premier. Là où tout le monde tâtonne, il touche juste, il marche droit. La Révolution dans sa tête n'est plus une colère, c'est un plan. La philosophie du dix-huitième siècle, modérée par la prudence du politique, découle toute formulée de ses lèvres. Son éloquence, impérative comme la loi, n'est plus que le talent de passionner la raison. Sa parole allume et éclaire tout; presque seul dès ce moment, il a le courage de rester seul. Il brave l'envie, la haine et les murmures, appuyé sur le sentiment de sa supériorité. Il congédie avec dédain les passions qui l'ont suivi jusquelà. Il ne veut plus d'elles le jour où sa cause n'en a plus besoin; il ne parle plus aux hommes qu'au nom de son

« PreviousContinue »