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LIVRÉ QUATRIÈME.

Députation de la Gironde.

Agitation dans les clubs. Orateurs en plein air. Translation au Panthéon des restes mortels de Voltaire. Appréciation de ses écrits et de son caractère. Révision par l'Assemblée nationale de la constitution. Le roi accepte la constitution.

I.

Cependant un mouvement d'opinion nouvelle commençait à se faire pressentir du côté du Midi. Bordeaux fermentait. Le département de la Gironde venait de nommer à la fois tout un parti politique dans les douze citoyens qui composaient sa députation. Ce département, éloigné du centre, allait prendre d'un seul coup l'empire de l'opinion et de l'éloquence. Les noms jusque-là obscurs de Ducos, de Guadet, de Grangeneuve, de Gensonné, de Vergniaud, allaient grandir avec les orages et avec les malheurs de leur patrie. Ils étaient destinés à imprimer à la Révolution indécise un mouvement devant lequel elle hésitait encore et à la précipiter dans la république. Pourquoi cette impulsion devait-elle venir du département de la Gironde et non de Paris? On ne peut que conjecturer en pareille matière. Cependant l'esprit républicain devait peut-être éclater plutôt à Bordeaux qu'à Paris, où la présence et l'action d'une cour énervaient depuis des siècles l'indépendance des caractères et l'austérité des principes qui sont les bases du sentiment civique. Les états de Languedoc et les habitudes qui résul

tent de l'administration d'une province gouvernée par elle-même, devaient prédisposer les mœurs de la Gironde à un gouvernement électif et fédératif.

Bordeaux était un pays parlementaire. Les parlements avaient nourri partout l'esprit de résistance et créé souvent l'esprit de faction contre la royauté. Bordeaux était une ville de commerce. Le commerce, qui a besoin de la liberté par intérêt, finit par en contracter le sentiment. Bordeaux était la ville coloniale, la grande échelle de l'Amérique en France. Les rapports constants de sa marine marchande avec les Américains avaient importé dans la Gironde l'enthousiasme des institutions libres. Enfin, Bordeaux était une terre mieux et plutôt exposée aux rayons de la philosophie que le centre de la France. La philosophie y avait germé d'elle-même avant de germer à Paris. Bordeaux était le pays de Montaigne et de Montesquieu, ces deux grands républicains de la pensée française. L'un avait librement sondé les dogmes religieux, l'autre les institutions politiques. Le président Dupaty y avait fomenté, depuis, l'enthousiasme de la philosophie nouvelle. Bordeaux, de plus, était une terre à moitié romaine où les traditions de la liberté et du Forum romain s'étaient perpétuées dans le barreau. Un certain souffle de l'antiquité y animait les âmes et y enflait les paroles. Bordeaux était républicain par éloquence encore plus que par opinion. Il y avait un peu de l'emphase latine jusque dans son patriotisme. La république devait naître dans le berceau de Montaigne et de Montesquieu.

II.

Ce moment des élections fut le signal d'une lutte plus acharnée de la presse périodique. Les journaux ne suf

fisaient pas. On fit crier les opinions dans les rues par des colporteurs, et on inventa les journaux-affiches placardés contre les murs de Paris et groupant le peuple au coin des rues devant ces tribunes de carrefour. Des orateurs nomades, inspirés ou soldés par les différents partis, s'y tenaient en permanence et commentaient tout haut ces écrits passionnés. Loustalot dans les Révolutions de Paris, journal fondé par Prudhomme et continué tour à tour par Chaumette et Fabre-d'Églantine; Marat dans le Publiciste et dans l'Ami du peuple, Brissot dans le Patriote français, Gorsas dans le Courrier de Versailles, Condorcet dans la Chronique de Paris, Cérutti dans la Feuille villageoise, Camille Desmoulins dans les Discours de la lanterne et dans les Révolutions du Brabant, Fréron dans l'Orateur du peuple, Hébert et Manuel dans le Père Duchesne, Carra dans les Annales patriotiques, Fleydel dans l'Observateur, Laclos dans le Journal des Jacobins, Fauchet dans la Bouche de fer, Royou daus l'Ami du roi, Champcenetz, Rivarol dans les Actes des apôtres, Suleau et André Chénier dans plusieurs feuilles royalistes ou modérées, agitaient en tout sens et se disputaient l'esprit du peuple. C'était la tribune antique transportée au domicile de chaque citoyen et appropriant son langage à toutes les classes, même aux plus illettrées. La colère, le soupçon, la haine, l'envie, le fanatisme, la crédulité, l'injure, la soif du sang, les paniques soudaines, la démence et la raison, la révolte et la fidélité, l'éloquence et la sottise avaient chacun leur organe dans ce concert de toutes les passions civiles. La ville s'enivrait tous les soirs de ces passions fermentées. Tout travail était ajourné. Son seul travail, c'était le trône à surveiller, les complots réels ou imaginaires de l'aristo

cratie à prévenir, la patrie à sauver. Les vociférations des colporteurs de ces feuilles publiques, les chants patriotiques des Jacobins sortant des clubs, les rassemblements tumultueux, les convocations aux cérémonies patriotiques, les terreurs factices sur les subsistances tenaient les masses de la ville et des faubourgs dans une continuelle tension. La pensée publique ne laissait dormir personne. L'indifférence eût semblé trahison. Il fallait feindre la fureur pour être à la hauteur de l'esprit public. Chaque circonstance accroissait les pulsations de cette fièvre. La presse la soufflait dans toutes les veines de la nation. Son langage tenait déjà du délire. La langue s'avilissait jusqu'au cynisme. Elle empruntait à la populace même ses proverbes, sa trivialité, ses obscénités, ses rudesses et jusqu'à ces jurements dont elle entrecoupe ses paroles comme pour asséner avec plus de force les coups de l'injure dans l'oreille de ceux qu'elle hait. Danton, Hébert et Marat furent les premiers qui prirent ce ton, ces gestes et ces jurements de la plèbe pour la flatter par l'imitation de ses vices. Robespierre ne descendit jamais jusque-là. Il ne s'emparait pas du peuple par ses vils instincts, mais par sa raison. Le fanatisme qu'il lui inspirait dans ses discours avait au moins la décence des grandes pensées. Il le dominait par le respect et dédai– gnait de le capter par la familiarité. Plus il descendait `dans la confiance des masses, plus il affectait dans ses paroles l'élévation philosophique et le ton austère de l'homme d'État. On sentait dans ses provocations les plus radicales que, s'il voulait renouveler l'ordre social, il ne voulait pas en corrompre les éléments, et qu'à ses yeux émanciper le peuple ce n'était pas le dégrader.

III.

C'est à cette même époque que l'Assemblée nationale ordonna la translation des restes de Voltaire au Panthéon. C'était la philosophie qui se vengeait des anathèmes dont on avait poursuivi la cendre du grand novateur. Le corps de Voltaire, mort à Paris en 1778, avait été transporté, la nuit, et furtivement, par son neveu, dans l'église de l'abbaye de Sellières en Champagne. Quand la nation vendit cette abbaye, les villes de Troyes et de Romilly se disputèrent la gloire de posséder et d'honorer les restes de l'homme du siècle. La ville de Paris, où il avait rendu le dernier soupir, revendiqua son droit de capitale et adressa à l'Assemblée nationale une pétition pour demander que le corps de Voltaire lui fût rendu et fùt déposé au Panthéon, cette cathédrale de la philosophie. L'Assemblée accueillit avec transport l'idée de cet hommage qui faisait remonter la liberté à sa source. « Le peuple lui doit son affran>> chissement, dit Regnault de Saint-Jean-d'Angély. En » lui donnant la lumière, il lui a donné l'empire. On » n'enchaîne les nations que dans les ténèbres. Quand la >> raison vient éclairer la honte de leurs fers, elles rou>> gissent de les porter et elles les brisent. >>

Le 11 juillet, le département et la municipalité allè– rent en cérémonie à la barrière de Charenton recevoir le corps de Voltaire. On le déposa sur l'emplacement de la Bastille, comme le conquérant sous son trophée. On éleva le cercueil de l'exilé aux regards de la foule. On lui forma un piédestal avec des pierres arrachées aux fondements de cette forteresse des anciennes tyrannies. Voltaire mort triomphait ainsi des pierres qui l'avaient

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