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la chose d'autrui est-elle validée si la propriété vient se fixer ultérieurement sur la tête du constituant, soit qu'il l'ait acquise, soit qu'il ait succédé au propriétaire, à titre universel?

Il y a là-dessus, en doctrine et en jurisprudence, un dissentiment plus ou moins profond, suivant que la nullité de l'hypothèque est opposée par le débiteur qui l'a constituée, ou par des tiers auxquels ont été conférés des droits réels sur l'immeuble ainsi hypothéqué par anticipation.

Quant au débiteur lui-même, dit-on dans un sens absolu, il ne peut pas se prévaloir de la nullité : l'hypothèque, nulle à l'origine, a été validée par une sorte de ratification tacite, par la reconciliatio pignoris, suivant l'expression du droit romain; ratification qui agit au moment même où le débiteur devient propriétaire, et qui fait rétroagir son obligation hypothécaire jusqu'au jour où il l'a contractée. Cette ratification, ajoute-t-on, est même forcée, puisqu'il est impossible au débiteur devenu plus tard propriétaire de contester son propre engagement sans reconnaître, par cela même, qu'il a agi frauduleusement et qu'il est coupable de stellionat. Tel est l'avis de MM. Merlin et Troplong, qui l'appuient particulièrement sur les traditions de la jurisprudence romaine (1). Il existe en ce sens plusieurs arrêts (2), auxquels on pourrait ajouter celui de la Cour d'Orléans que nous citions tout à l'heure; car on y voit que la Cour semble n'avoir cherché la ratification dans un fait positif que surabondamment et « en supposant que cette ratification ne se fût pas opérée virtuellement par la consolidation des biens hypothéqués en la personne de la dame C..., » héritière de son père, pour lequel elle s'était portée fort.

Quant aux tiers auxquels des droits auraient été conférés sur l'immeuble hypothéqué, les auteurs cités n'y ont pas vu plus de difficulté; ils s'arment contre ces tiers de l'adage Confirmato jure dantis, confirmatur jus accipientis, et leur contestent, sur l'autorité de cet adage, le droit d'opposer la nullité de l'hypothèque. Ainsi, le tiers est-il un acquéreur auquel le débiteur aurait, après son acquisition, vendu l'immeuble par lui hypothéqué avant qu'il en fùt propriétaire, on lui dit qu'il représente son vendeur, qu'il ne tient ses droits que de lui, et que d'ailleurs il n'a pu être trompé en achetant, l'état des inscriptions ayant du lui faire connaître l'existence de l'hypothèque dont l'immeuble était grevé du chef de son vendeur. Le tiers est-il un créancier hypothécaire, on lui oppose également qu'il tient ses droits de son débiteur, qu'on peut donc faire valoir contre lui tous les moyens qui auraient été opposables à ce dernier, et qu'en définitive il n'a pas pu non plus être trompé, puisque, pour lui aussi, l'état des inscriptions existant sur l'immeuble portait un avertissement suffisant (3). Toutefois la jurisprudence est ici moins absolue; et plusieurs des arrêts qui tiennent l'hypothèque pour

(1) Voy. MM. Merlin (Quest. de droit, v° Hyp., % 4 bis),, Troplong (no 521 et suiv.). (2) Bordeaux, 21 déc. 1832; Metz, 20 avr. 1836; Bruxelles, 10 août 1840; Nancy, 30 mai 1843 (Dev., 33, 2, 205; 38, 2, 167; 43, 2, 547).

(3) Voy. MM. Merlin (loc. cit.), Troplong (no 522, 523, 524 bis et ler).

validée vis-à-vis du débiteur lui-même devenu propriétaire, jugent expressément qu'elle reste nulle, nonobstant l'acquisition, vis-à-vis des tiers qui ont des droits réels sur l'immeuble hypothéqué par anticipation (1).

628. Nous pensons qu'il faut aller plus loin; et, d'accord avec la majorité des auteurs et avec la jurisprudence qui tend à prévalóir (2), nous disons qu'en thèse absolue l'hypothèque de la chose d'autrui, nulle dans son principe et dans sa constitution, reste nulle, et radicalement nulle, quelles que soient les circonstances ultérieures qui amènent la propriété de l'immeuble hypothéqué entre les mains du débiteur qui l'avait indûment grevé d'hypothèque quand il n'en était pas encore propriétaire, et que la nullité de l'hypothèque peut être opposée, soit par les tiers qui ont des droits réels sur l'immeuble, soit par le débiteur luimême duquel émane l'affectation.

Ceci est de toute évidence d'abord, et ne saurait être contesté quand le tiers qui oppose la nullité de l'hypothèque tient son droit réel du propriétaire originaire, et l'a conservé par une inscription prisé avant que l'immeuble fùt devenu la propriété de celui qui l'avait hypothéqué par anticipation. Ainsi, Pierre, propriétaire d'un maison à Versailles, y confère une hypothèque à Joseph, qui prend inscription en 1840; mais, dès l'année 1838, Paul, fils de Pierre et son héritier présomptif, avait constitué une hypothèque sur cette même maison en faveur de Jacques, qui aussitôt avait pris inscription. Pierre meurt en 1841, et son fils l'aul, qui lui succède, recueille la maison hypothéquée de son chef à Jacques dès l'année 1838, et du chef de son père, seul propriétaire alors, en 1840 seulement, en faveur de Joseph. Il est évident que, dans ce cas, celui-ci pourra opposer à Jacques la nullitë de son hypothèque. Et ici l'idée d'une ratification virtuelle résultant de la consolidation n'aurait pas même à se produire ou se produirait inutilement; car, même en supposant que Jacques pût dire, ce que nous n'admettons pas, que l'acquisition de la maison de Versailles par son débiteur a opéré une ratification tacite de l'hypothèque consentie par celui-ci, laquelle ratification est remontée rétroactivement jusqu'en 1838, date de la constitution de l'hypothèque, Joseph répondrait victorieusement, avec l'art. 1338 du Code Napoléon, que la ratification n'agissant et ne pouvant agir que sous la réserve du droit des tiers, elle ne saurait lui être opposée, à lui créancier du propriétaire originaire, et, excipant d'un droit acquis et constaté par une inscription prise à une époque où son débiteur, seul propriétaire de l'immeuble hypothécairement affecté à la sûreté de sa créance, avait seul pu grever cet immeuble valablement et utilement. Il y a ici un droit acquis certain, sérieux, que rien ne menace, et qui, bien différent en cela de celui dont nous parlons ci-dessus

(1) Voy. notamment l'arrêt cité de la Cour de Nancy du 30 mai 1843. (2) Voy. Req., 12 juin 1807; Bruxelles, 11 juin 1817; Bordeaux, 24 janv. 1833; Dijon, 25 avr. 1855 (Dall., 33, 2, 153; 55, 2, 218; J. P., 1855, t. II, p. 128; Dev.,, 55, 2, 403). Voy. aussi MM. Grenier (t. I, no 51), Dalloz (Rép., vo Hyp., p. 189, no 1 ̧et 2), Duranton (t. XIX, no 367), Zachariæ (t. II, p. 136), Martou (no 1002).

au no 616, peut s'armer de la réserve contenue dans l'art. 1338 et l'opposer à celui qui se retrancherait derrière cette idée de ratification..

629. Passons maintenant à une autre hypothèse. La maison que Pierre possédait à Versailles a été hypothéquée, en 1838, par Paul son fils, à la sûreté de sa propre dette vis-à-vis de Jacques, qui a pris inscription immédiatement. En 1841, Paul recueille la succession de son père, dans laquelle se trouve la maison de Versailles; puis devenu propriétaire de cette maison, il la vend à Joseph, qui en paye le prix; ou bien encore, au lieu de la vendre, il la grève d'une hypothèque en faveur de Joseph qui s'inscrit en 1842. Ici le droit réel de Joseph ne procède pas du propriétaire originaire, comme dans l'hypothèse précédente; il procède directement de celui-là même qui, avant d'être propriétaire, avait conféré hypothèque à Jacques. Il n'a donc pas les mêmes moyens pour faire prévaloir son droit, si ce droit est contesté. S'ensuit-il qu'il n'en a pas d'autres? Non assurément : il en a d'autres, et non moins péremptoires. Ces moyens découlent de l'art. 2129, qui, d'une part, exprime « qu'il n'y a d'hypothèque conventionnelle valable que celle qui est donnée sur des immeubles actuellement appartenant au débiteur, » ́et qui, d'une autre part, ajoute « que les biens à venir ne peuvent pas être hypothéqués. » Jacques aura beau se prévaloir de l'adage Confirmato jure dantis, confirmatur jus accipientis; il aura beau mettre en ayant l'idée que Joseph tient ses droits de Paul, et qu'on peut lui opposer, dès lors, tous les moyens qui seraient opposables à Paul lui-même; il aura beau prétendre que l'état des inscriptions a donné à Joseph un avertissement suffisant en lui faisant connaître l'existence de l'hypothèque qui grevait l'immeuble du chef de Paul: tout cela serait à côté de la question. Qu'importe en effet que Joseph ait connu l'existence d'une hypothèque inscrite au profit de Jacques? Est-ce que cette connaissance que Joseph aurait eue validerait l'hypothèque, si l'hypothèque était nulle dans son principe? Or elle était nulle en principe, car elle portait sur la chose d'autrui; et c'est précisément parce que l'état des inscriptions révélait cette situation à Joseph, c'est parce qu'en lui faisant connaître l'existence de l'hypothèque il lui en signalait en même temps la nullité, que celui-ci a pu, sans imprudence et en toute sécurité, traiter avec Paul deveņu propriétaire de l'immeuble. Qu'importe ensuite l'adage Confirmato jure dantis, confirmatur jus accipientis? et l'idée que Joseph ici est aux droits de Paul et doit être repoussé par les mêmes moyens? A cela, Joseph pourrait répondre d'abord, avec la Cour de Nancy, que les qualités d'ayants cause et de tiers se cumulent quelquefois et permettent, soit à un créancier, soit à un acquéreur, d'exercer des droits distincts de ceux de leur auteur, comme, par exemple, lorsqu'il s'agit d'écarter une contre-lettre ou un acte sans date certaine; qu'il doit en être de même toutes les fois que les créanciers du même débiteur ont à discuter entre eux dans un ordre la validité ou la nullité des hypothèques qu'ils ont acquises sur lui dans des circonstances et à des époques différentes; qu'ils agissent comme tiers en ce cas, puisque pour établir leurs contredits, ils n'ont pas besoin de s'étayer exclusive

ment des droits à eux transmis par leur débiteur; qu'au contraire, ils tirent leurs arguments de la loi, des prohibitions qu'elle a faites et des nullités qu'elle a prononcées; et que la question d'ayants cause ainsi écartée, on comprend à merveille des créanciers excipant, à propos d'une hypothèque consentie par leur débiteur, d'un moyen de nullité que celui-ci ne pourrait pas opposer (1).

630. Mais ensuite, et en laissant complétement à l'écart cette donnée, en supposant que le créancier soit aux droits de son débiteur, et, par suite, qu'on puisse faire valoir contre le premier tous les droits dont on pourrait exciper vis-à-vis du second, est-il donc vrai que l'hypothèque de la chose d'autrui soit valable même vis-à-vis du débiteur qui l'a consentie, ou que du moins vis-à-vis de ce débiteur l'hypothèque, nulle dans le principe, soit validée ex post-facto s'il devient ultérieurement propriétaire de l'immeuble par lui hypothéqué? C'est le dernier aspect de la question; et ici encore il n'y a pas à hésiter. L'hypothèque a été consentic contre les prescriptions formelles de la loi, qui n'admet d'hypothèque conventionnelle valable que celle qui est donnée sur des immeubles actuellement appartenant au débiteur; elle a été conférée contrairement à une prohibition expresse de la loi, car la loi défend d'hypothéquer les biens à venir. Elle est donc frappée dans son principe d'une nullité absolue, d'une nullité irréparable, quels que soient les événements ultérieurs. Vainement direz-vous que le débiteur qui a constitué une telle hypothèque ne peut pas être admis à tirer avantage de sa propre infraction, et à se prévaloir de la fraude qu'il a commise. Qu'il ne le puisse pas ou qu'il ne le doive pas en morale, nous l'admettons. Mais enfin, s'il n'est pas retenu par ce cri de la conscience auquel l'honnête homme sent le besoin de céder, s'il passe outre, et si, en se ratta-, chant à la loi positive, il oppose la nullité de l'hypothèque qu'il a conférée sur une chose qui n'était pas sienne au moment de la constitution', comment les juges hésiteraient-ils à prononcer cette nullité? Si un débiteur constituait une hypothèque conventionnelle sur la généralité de ses biens, est-ce qu'il n'agirait pas aussi contre la conscience en en deman-.. dant la nullité par le motif qu'il n'y a d'hypothèque conventionnelle qu'autant qu'elle est spéciale? Cela ferait-il que la nullité ne dût pas être prononcée? Non, sans doute. Il n'en peut pas être autrement dans le cas où la nullité proposée par le débiteur est fondée sur ce que l'hypothèque a été constituée à l'origine sur la chose d'autrui. Que font à cela les traditions de la jurisprudence romaine? L'équité prétorienne, sinon le droit civil, tenait, nous le savons, que le débiteur qui avait agi frauduleusement en hypothéquant la chose d'autrui ne pouvait pas exciper de sa fraude et s'en prévaloir lorsque la chose était ensuite devenue sienne; et il était admis que le créancier, si d'ailleurs il avait été de bonne foi en ce qu'il aurait ignoré que la chose appartint à autrui, pouvait opposer l'hypothèque au débiteur devenu propriétaire, et même à tous, les tiers auxquels celui-ci avait pu conférer des droits réels. Mais pre

(1) Voy. l'arrêt de Nancy, du 30 mai 1843, déjà cité.

nons-y garde! D'une part, l'équité prétorienne n'est plus de mise, en matière hypothécaire, sous le Code Napoléon : l'hypothèque n'existe que dans des termes et à des conditions établies par la loi elle-même et qui sont de droit strict (suprà, no 322). D'une autre part, l'hypothèque des biens à venir était permise dans le droit romain; or cela étant donné, la décision du prêteur qui voyait dans l'acquisition par le débiteur d'uno chose par lui hypothéquée avant qu'elle fût sienne un fait susceptible de valider l'hypothèque ainsi conférée par anticipation, avait, dans ce principe même, une explication qu'elle n'aurait plus aujourd'hui sous notre Code, par lequel l'hypothèque des biens à venir a été expressément prohibée.

Nous le répétons donc, nulle dans son principe, l'hypothèque de la chose d'autrui reste nulle vis-à-vis de tous, quels que soient les événements ultérieurs. C'est un contrat auquel la matière a manqué, car le constituant n'avait aucun droit à la chose dont il a disposé; le contrat est donc comme non avenu, et quoi qu'il arrive, il reste affecté d'une nullité radicale, irréparable, et dont, par conséquent, pourront se prévaloir tous ceux à qui le contrat serait opposé.

631. De l'hypothèque consentie sur la chose d'autrui à l'hypothèque conférée par le propriétaire apparent, la transition est toute naturelle; on pourrait dire même que le problème n'est pas différent : car l'hypothèque portant sur un immeuble dont le constituant n'est que propriétaire apparent est dans la réalité une hypothèque constituée sur la chose 'd'autrui. Voici cependant une espèce dans laquelle une telle hypothèque 'a été validée par la Cour suprême dans un arrêt portant cassation. 5. Le sieur Fayole de Mellet, émigré, voulant soustraire à la confiscation la terre de Neuvic dont il était propriétaire, en consentit la vente aux époux Froidefond-Duchâtenet moyennant 240,000 fr., dont 200,000 étaient reconnus payés comptant. Mais une contre-lettre du 2 janvier 1792 constatait que cette vente n'avait rien de sérieux, et en même temps donnait mandat aux époux Froidefond de faire tout ce qui serait en leur pouvoir pour conserver la fortune du sieur Fayole. Les précautions prises par celui-ci furent inutiles; la terre de Neuvic vint, en effet, à être frappée du séquestre national, et malgré les réclamations de Froidefond, un arrêt de l'administration maintint le séquestre, en déclarant que la vente prétendue n'avait été qu'un contrat d'antichrèse; l'arrêté ajoutait néanmoins que Froidefond restait créancier de l'Etat pour les $200,000 fr. qu'il était censé avoir payés comptant.-A quelque temps de là, la terre de Montrem ayant été confisquée sur un autre émigré, Froidefond s'en rendit adjudicataire pour le prix de 322,000 fr., en payement duquel il fit admettre jusqu'à concurrence sa créance nationale de 200,000 fr. Les choses étaient en cet état, lorqu'en 1824 l'héritière de Fayole de Mellet, ou plutôt le sieur Gas, cessionnaire de cette héritière, prétendit que de la contre-lettre du 2 janvier 1792 (laquelle fut enregistrée alors seulement) et du mandat y contenu résultait que l'adjudication prononcée au profit de Froidefond devait, jusqu'à concurrence des 200,000 fr., être réputée faite pour le compte et dans

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