Page images
PDF
EPUB

entre Bertrand de Molleville et Narbonne. Bertrand était jaloux de la popularité du ministre de la guerre, et blâmait ses condescendances pour l'assemblée. Narbonne se plaignait de la conduite de Bertrand de Molleville, de ses dispositions inconstitutionnelles, et voulait que le roi le fit sortir du ministère. Cahier de Gerville tenait la balance entre eux, mais sans succès. On prétendit que le parti constitutionnel voulait porter Narbonne à la dignité de premier ministre ; il paraît même que le roi fut trompé, qu'on l'effraya de la popularité et de l'ambition de Narbonne, qu'on lui montra en lui un jeune présomptueux qui voulait le gouverner. Les journaux furent instruits de ces divisions; Brissot et la Gironde défendirent ardemment le ministre menacé de disgrâce, et attaquèrent vivement ses collègues et le roi. Une lettre écrite par les trois généraux du nord à Narbonne, et dans laquelle ils lui exprimaient leurs craintes sur sa destitution qu'on disait imminente, fut publiée. Le roi irrité le destitua aussitôt; mais, pour combattre l'effet de cette destitution, il fit annoncer celle de Bertrand de Molleville. Cependant l'effet de la première n'en fut pas moins grand; une agitation extraordinaire

éclata aussitôt, et l'assemblée voulut déclarer, d'après la formule employée autrefois pour Necker, que Narbonne emportait la confiance de la nation, et que le ministère entier l'avait perdue. On voulait cependant excepter de cette condamnation Cahier de Gerville, qui avait toujours combattu Bertrand de Molleville, et qui venait même d'avoir avec lui une dispute violente. Après bien des agitations, Brissot demanda à prouver que Delessart avait trahi la confiance de la nation. Ce ministre avait confié au comité diplomatique sa correspondance avec Kaunitz; elle était sans dignité, elle donnait même à Kaunitz une idée peu favorable de l'état de la France, et semblait avoir autorisé la conduite et le langage de Léopold. Il faut savoir que Delessart, et son collègue Duport-Dutertre, étaient les deux ministres qui appartenaient plus particulièrement aux feuillans, et auxquels on en voulait le plus, parce qu'on les accusait de favoriser le projet de congrès.

Dans une des séances les plus orageuses de l'assemblée, l'infortuné Delessart fut accusé par Brissot d'avoir compromis la dignité de la nation, de n'avoir pas averti l'assemblée du concert des puissances et de la déclaration

de Pilnitz; d'avoir professé dans ses notes des doctrines inconstitutionnelles; d'avoir donné à Kaunitz une fausse idée de l'état de la France, et traîné la négociation en longueur et d'une manière contraire aux intérêts de la patrie. Vergniaud se joignit à Brissot, et ajouta de nouveaux griefs à ceux qui étaient imputés à Delessart. Il lui reprocha d'avoir, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, gardé trop long-temps en porte feuille le décret qui réunissait le comtat à la France, et d'être ainsi la cause des massacres d'Avignon. Puis Vergniaud ajouta : « De cette tribune où je vous parle, on aperçoit le palais où des conseillers pervers égarent et trompent le roi que la constitution nous a donné ; je vois les fenêtres du palais où l'on trame la contre-révolution, où l'on combine les moyens de nous replonger dans l'esclavage.... La terreur est souvent sortie dans les temps antiques, et au nom du despotisme, de ce palais fameux; qu'elle y rentre aujourd'hui, au nom de la loi; qu'elle y pénètre tous les cœurs; que tous ceux qui l'habitent sachent que notre constitution n'accorde l'inviolabilité qu'au roi. »

Le décret d'accusation fut aussitôt mis aux voix et adopté ; Delessart fut envoyé à la haute

cour nationale, établie à Orléans, et chargée, d'après la constitution, de juger les crimes. d'état. Le roi le vit partir avec la plus grande peine; il lui avait donné sa confiance et avait chéri en lui ses vues modérées et pacifiques. Duport-Dutertre, ministre du parti constitutionnel, fut aussi menacé d'une aćcusation mais il la prévint, demanda à se justifier, fut absous par l'ordre du jour, et tout de suite après donna sa démission. Cahier de Gerville la donna aussi, et de cette manière le roi se trouva privé du seul de ses ministres qui eût auprès de l'assemblée une réputation de patriotisme.

Séparé des ministres que les feuillans lui avaient donnés, et ne sachant sur qui s'appuyer au milieu de cet orage, Louis XVI, qui avait renvoyé Narbonne parce qu'il était trop populaire, songea à se lier à la Gironde, qui était républicaine. Il est vrai qu'elle ne l'était que par défiance du roi, et qu'une fois livré à elle, il était possible qu'elle s'attachât à lui. Mais il fallait qu'il se livrât sincèrement, et cette éternelle question de la bonne foi renaissait ici comme partout. Sans doute Louis XVI était sincère quand il se confiait à un parti, mais ce n'était pas sans humeur et sans

regrets; aussi, dès que ce parti lui imposait une condition difficile mais nécessaire, il la repoussait; la défiance naissait aussitôt, l'aigreur s'en suivait, et bientôt une rupture était la suite de ces alliances malheureuses entre des cœurs, que des intérêts trop opposés occupaient exclusivement. C'est ainsi que Louis XVI, après avoir admis auprès de lui le parti feuillant, repoussa par humeur Narbonne, qui en était le chef le plus prononcé, et fut réduit, pour apaiser l'orage, à s'abandonner à la Gironde. L'exemple de l'Angleterre, où le roi prend souvent ses ministres dans l'opposition, fut un des motifs de Louis XVI. La cour conçut alors une espérance, car il faut s'en faire une même dans les plus tristes conjonctures; elle espéra que Louis XVI, en prenant des démagogues incapables et ridicules, perdrait de réputation le parti dans lequel il les aurait choisis. Cependant il n'en fut point ainsi, et le nouveau ministère ne fut pas tel que l'aurait désiré la méchanceté des courtisans. Depuis plus d'un mois, Delessart et Narbonne avaient appelé un homme dont ils avaient cru les talens précieux, et l'avaient placé auprès d'eux pours'en servir: c'était Dumouriez, qui tour à tour commandant en Normandie, et dans la Vendée, avait

« PreviousContinue »