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verez en même temps à l'indifférence complète et à l'idiotisme absolu.

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Pour que l'homme fût indifférent sur ce qu'il connoît, il faudroit qu'il y eût quelque chose d'indifférent en soi: «or je ne crains pas d'avancer, d'avancer, dit un de nos » écrivains les plus profonds, qu'il n'y a rien de ce » genre, rien d'indifférent, ni dans la nature, ni dans » les lois, ni dans les mœurs, ni dans les sciences et » les arts, ni, à plus forte raison, dans la religion... » En tout il y a vrai et faux, bien et mal, ordre et » désordre: bien et mal moral, bien et mal philoso» phique, bien et mal politique, bien et mal littéraire, >> oratoire, poétique, etc., etc.; bien et mal dans les >> lois comme dans les arts, dans les mœurs comme » dans les manières, dans les procédés comme dans » les opinions, dans la spéculation comme dans la » pratique (1). » Aussi l'homme, en réalité, n'est-il indifférent que sur ce qu'il ignore, ou sur ce qui n'existe pas à son égard. Il est en relation d'amour ou de haine avec tous les objets de ses pensées, et tient à ses jugemens quelquefois plus qu'à la vie même *. De là le désir inné de faire prévaloir nos opinions, même sur les choses les plus frivoles; de là le charme de l'étude, d'autant plus vif que l'intelligence est plus cultivée et plus étendue; de là les controverses de tout genre, sur la physique et sur la mo

(1) Sur la Tolérance des opinions, par M. de Bonald; Spectateur français au XIXe siècle, tom. IV, pag. 69-71.

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Toute opinion peut être préférée à la vie, dont l'amour paroît si fort et si naturel. Pascal.

rale, sur la théologie et sur la grammaire; de là les sectes et les académies, les discordes publiques et les spectacles, les passions qui ébranlent la société, et les vertus qui la conservent; de là enfin l'esprit de prosélytisme, si ridiculement reproché aux chrétiens, et qui se rencontre partout où existe une persuasion quelconque, dans les conversations comme dans les chaires, dans la politique comme dans les lettres, dans les sciences comme dans les mœurs, dans la philosophie comme dans la religion, avec cette seule différence, que dans la religion il est plus durable et plus noble, parce qu'elle renferme plus de vérités, et des vérités plus importantes.

Parlez à ce laboureur occupé à remuer la terre, des lois de l'attraction qui la maintiennent dans son orbite; inintelligibles pour lui, vos discours le laisseront indifférent sur les lois dont vous l'entretenez, et qu'il ignore. Il s'en faut beaucoup, cependant, que ces lois, en elles-mêmes, soient indifférentes, puisque l'ordre de l'univers en dépend; aussi ne sont-elles rien moins qu'indifférentes à l'astronome, qui en démontre l'existence, calcule par leur moyen les phénomènes célestes, et ne se lasse point d'en contempler la régularité admirable et la merveilleuse fécondité.

Ainsi le domaine de l'indifférence se rétrécit à mesure que l'intelligence se développe. Dieu n'est indifférent sur rien, parce qu'il connoît tout: la matière est indifférente à tout, parce qu'elle ne connoît rien. L'homme, placé entre ces deux extrêmes, est plus ou

moins indifférent, selon qu'il ignore ou connoît plus ou moins, c'est-à-dire selon qu'il se rapproche des êtres purement matériels, ou de l'Être souverainement intelligent: d'où vient que le matérialisme conduit à l'indifférence spéculative, et, par suite, à l'abrutissement; tandis que la religion, en élevant l'homme à Dieu, en le familiarisant avec les plus hautes pensées et les doctrines les plus spirituelles, perfectionne à l'infini son intelligence *, et ne lui permet d'être indifférent sur rien de ce qui l'intéresse essentiellement.

Et c'est ici qu'il est nécessaire de se rappeler notre dégradation primitive, et le perpétuel combat des sens contre l'esprit, qui en est la suite, pour comprendre comment la religion, à raison même de la perfection qu'elle exige de nous, et de sa perfection propre, devient pour plusieurs un objet de haine, et ensuite d'indifférence. Comme tout en elle est vérité rigoureuse, il n'y a rien à ses yeux d'indifférent, ni dans le dogme, ni dans les mœurs, ni dans le culte. Elle ne peut donc laisser l'homme libre de croire et d'agir à son gré; elle le contraint de soumettre sa raison à la foi, ses penchans aux devoirs, son corps même aux pratiques qu'elle impose. Or, en s'assujettissant de la sorte l'homme tout entier, elle fatigue et désespère ses passions. Jamais soumises, même lorsqu'elles obéissent, elles travaillent sans relâche à

* Il est clair qu'il s'agit uniquement de la vraie religion. Les autres ne sont que des opinions, et, en ce qu'elles ont de faux, des opinions pernicieuses.

briser un joug qu'elles ne portent qu'en murmurant. L'orgueil, père du mensonge, et éternel ennemi de l'autorité, suggère à l'esprit une foule de sophismes, d'autant plus séduisans qu'ils flattent les secrets désirs du cœur. On est bien près de cesser de reconnoître pour vrai ce qu'on imagine avoir intérêt de trouver faux. Peu à peu les préjugés s'affermissent et s'étendent; l'exemple entraîne, et, presque toujours dominé malgré soi par le principe d'autorité qu'on attaque, chacun fonde sa conviction sur la feinte conviction d'autrui. Telle est, en abrégé, l'histoire de toutes les rebellions contre la vérité : on doute, parce que les autres doutent; on nie parce qu'ils nient, et qu'il est commode de nier et de douter. Toutefois, au premier moment, on sent le besoin de remplir le vide des symboles qu'on rejette; on veut croire encore, et nécessairement, car la foi est dans la nature de l'homme, et l'on ne s'avance que par degrés vers l'incrédulité absolue. Ainsi, l'on saisit avidement les apparences de vérité qui se présentent : on s'y attache avec une espèce d'obstination violente, comme on se prend à des débris dans un naufrage; et l'aveugle persuasion de l'erreur produit le fanatisme de la con duite. Mais chaque erreur n'a qu'un temps, et même assez court elles ne sauroient s'établir à demeure dans la raison humaine; elles y vivent, si j'ose ainsi parler, sous la tente: on passe donc forcément de l'une à l'autre, jusqu'à ce qu'on les ait épuisées toutes. Alors plutôt que de revenir à la vérité qu'on craint, on s'arme contre elle de l'ignorance, de la distraction,

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et de l'oubli. Une volonté perverse la bannit sévèrement de l'intelligence on la traite comme ces proscrits qu'on ne sauroit convaincre devant la loi, et qu'un tyran jaloux fait disparoître tout vivans de la société.

Quand un peuple arrive à cet état d'indifférence absolue pour la vérité, sa fin, n'en doutez pas, est prochaine. C'est le signe le moins équivoque de la décrépitude des nations. Dans leur apathique insouciance, elles ressemblent à un vieillard qui a perdu tous ses souvenirs: il n'y a plus à détruire en lui que quelques organes usés, dont les causes naturelles achèvent chaque jour la décompositon rebutante. Objet de pitié et de dégoût, même pour les petits enfans, qu'un noble instinct empêche de reconnoître l'homme là où ils n'aperçoivent plus la pensée, on le voit traîner stupidement un reste de vie matérielle, et, sans désirs comme sans regrets, s'enfoncer peu à peu dans la

mort.

Sans doute il dépendroit des gouvernemens de prévenir cette dissolution terrible, en protégeant contre les passions les doctrines vitales, source de la vigueur et de l'énergie qu'on remarque dans certaines sociétés. L'autorité peut tout, soit pour le bien, soit pour le mal: car, en mal comme en bien, on n'agit sur les peuples que par l'autorité; et l'autorité générale, lorsqu'elle demeure ce qu'elle doit être, prévaut toujours et nécessairement sur les autorités particulières qui tendroient à renverser l'ordre, ou par la violence ouverte, ou, plus dangereusement, par des

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