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Portrait et lettres du lieutenant-colonel de Bellefonds.

M. le comte de Bellefonds, membre de la Sabretache, a fait don au Musée de l'Armée de deux portraits photographiques de son cousin germain Arthur de Bellefonds, mort, étant lieutenant-colonel, des suites de trois blessures reçues à Magenta. Des lettres du temps remises au directeur du Musée, en même temps que les portraits, concernent trois épisodes saillants de la vie de cet officier supérieur, relatifs aux campagnes d'Algérie, de Crimée et d'Italie.

Bien que relativement récents, les services et les vertus guerrières de l'armée d'alors méritent d'autant mieux d'être honorés dans les colonnes du Carnet comme au Musée de l'Armée, que parfois aujourd'hui ils sembleraient être oubliés ou travestis. Reproduits sans commentaires, les documents suivants suffiront, croyons-nous, à caractériser la noble figure militaire d'un officier d'infanterie, tué il y aura bientôt quarante ans. Nous joignons au texte le mieux conservé des deux portraits. Gal V.

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Copie d'une lettre de M. Arthur de Bellefonds, lieutenant de voltigeurs au 58 de ligne, à son frère, Jules de Bellefonds, alors capitaine au 1er bataillon de chasseurs d'Orléans'.

Colonne Saint-Arnaud.

Au bivouac, sur l'Oued-Fodda, le 6 avril 1846.

Mon cher Jules,

Je viens d'avoir une de ces affaires sérieuses et surtout éclatantes, propres à faire ressortir l'officier et la troupe qui se sont trouvés en pareille position. Je vais te la raconter.

1. Les deux frères sont morts: ils étaient fils de Pierre-Olivier-Marie Pissonnet, comte de Bellefonds, et de Hortense-Louise-Marie de Kermel qui eurent 21 enfants issus de leur mariage.

Arthur de Bellefonds, signataire de la lettre, était né à Brest (Finistère), le 17 novembre 1815. Il avait deux ans de service et était sergent fourrier au 51° de ligne quand il entra à Saint-Cyr, d'où il sortit le 1er octobre 1838 comme sous-lieutenant 1

CARNET DE LA SABRET. - N° 61.

Avant-hier, 4 avril, nous étions sortis de notre bivouac sur l'Oued-Fodda pour faire une course dans la montagne, sous les ordres du commandant d'Aurelle du 64°. La colonne se composait du bataillon du commandant d'Aurelle, de deux compagnies de zouaves, une compagnie de grenadiers du 58 et une section de voltigeurs placée sous mes ordres. Nous avions en outre un goum d'une cinquantaine de chevaux, un peloton de spahis et un autre peloton de chasseurs d'Afrique.

Arrivés à environ 3,000 mètres du bivouac, le commandant d'Aurelle me donna l'ordre d'aller avec ma section m'emparer du sommet d'une montagne, et d'y prendre position, pendant qu'avec le reste de la colonne il irait fourrager et brûler sur la rive droite de la rivière dans le massif montagneux qui la borde. Je devais empêcher les Arabes de venir sur la montagne, où ils auraient pu gêner beaucoup la colonne forcée de défiler à son retour au pied de ce pic.

Je gravis la montagne en suivant l'arête qui paraissait la plus commode et j'arrivai, après trois quarts d'heure de marche, au pied de l'escarpement qui couronne le sommet. Il nous fallut gravir cet escarpement, d'une douzaine de mètres d'élévation verticale, par une espèce d'escalier, où l'on s'aidait des branchages pour monter un à un et je débouchai sur le plateau. Il était évacué par quelques Kabyles, qui ne nous avaient pas tiré un seul coup de fusil pendant l'ascension. Le terrain où je me trouvais alors était assez découvert et complètement dominé par un piton voisin. Je quittai donc ce plateau et me dirigeai vers ce piton, sur lequel je m'installai avec ma réserve, faisant occuper certains points éloignés d'une quarantaine de pas; toutes les pentes et le sommet de la montagne sont extrêmement boisés et couverts de broussailles.

Aussitôt installés, je reconnus les alentours de la position et je m'aperçus qu'une masse de Kabyles gravissait la montagne pour

au 58 de ligue, fit, dans ce régiment, les laborieuses campagnes de 1839 à 1847, et servit ensuite aux zouaves depuis 1852 jusqu'à sa mort.

Le 16 mai 1857, il avait, à Bordeaux, épousé Françoise-Catherine-Alice de Miollis, fille du baron de Miollis, chef d'escadron d'état-major, et petite nièce du général comte de Miollis et de Mar de Miollis, le célèbre évêque de Digne, auquel Victor Hugo emprunta dans Les Misérables un beau trait de sa vie.

Jules de Bellefonds, à qui la lettre reproduite était adressée, était colonel à 47 ans, commandeur de la Légion d'honneur et proposé pour général de brigade à 49 ans.

venir nous attaquer. La fusillade s'engagea à vingt pas', mais les Arabes, sachant que nous étions très peu de monde, montraient une audace et une insolence peu communes. Ils gagnaient les flancs de ma position et au bout d'un quart d'heure nous étions complètement enveloppés. Dans un moment, les Kabyles les plus avancés étaient à trois ou quatre pas des voltigeurs embusqués dans la broussaille et les sapins; il y en avait quelques-uns de placés derrière la touffe même qui abritait plusieurs de mes hommes auxquels ils jetaient des pierres pour tâcher de les faire démasquer. Je vis alors que nous ne pouvions pas conserver plus longtemps une position aussi étendue. Je fis retirer tout doucement mes deux postes avancés, dont l'un, celui de droite, se trouvait déjà coupé, et je groupai toute ma troupe sur le sommet du piton, tout le monde embusqué ventre à terre, la baïonnette au bout du canon. Les Kabyles augmentaient toujours de nombre et s'enhardissaient de plus en plus. Nous nous trouvâmes bientôt resserrés dans un cercle d'ennemis très nombreux dont les plus avancés n'étaient qu'à trois ou quatre pas de nous dans le fourré; nous étions trente-un, moi compris, et je puis sans exagération évaluer au moins à trois cent cinquante ou quatre cents les Arabes qui nous environnaient. Cette évaluation est basée sur le grand nombre de voix qu'on entendait et sur l'étendue du terrain occupé par l'ennemi, car nous ne pouvions l'apercevoir que difficilement à cause d'un petit bois et de la configuration du terrain. Nous avions seulement l'avantage d'être un peu défilés par les pierres et les broussailles. Pendant ce temps, la colonne engagée dans la montagne de la rive droite combattait d'autres Kabyles; une fusillade très vive se faisait entendre dans cette direction; notre position était donc difficile; tout contribuait. à donner du courage à l'ennemi; nous étions à plus de 3,800 mètres de la colonne vivement engagée et les Arabes, qui avaient pu nous compter pendant notre ascension, se savaient dix fois plus forts que nous. Ils se mirent à pousser un hourra général et se levèrent pour nous enlever à l'arme blanche. Heureusement que le cas était prévu; j'avais désigné une douzaine d'hommes qui n'attendaient

1. L'ordre avait été donné aux soldats de couper les balles libres en quatre et d'en bourrer deux quartiers par-dessus la cartouche. C'était l'application d'un expédient favori du maréchal Bugeaud.

que mon ordre pour exécuter une charge à la baïonnette dans la direction la plus favorable, pendant que les autres tiendraient la position de plus, j'étais favorisé par les sapins et les broussailles qui ne permettaient pas à l'ennemi d'arriver sur nous en masse ; ils ne pouvaient nous aborder qu'éparpillés ou individuellement. A l'instant où le hourra commençait une voix baragouinant le français m'intima l'ordre de me rendre. C'était le moment critique; il fallait, à tout prix, en imposer à l'ennemi; je donnai le signal; mon clairon sonna la charge et nous tombâmes sur les plus avancés la baïonnette en avant. En voyant ce mouvement, les Kabyles furent intimidés et vidèrent le terrain devant notre charge qui s'arrêta à une vingtaine de pas. Nous ne pouvions pas pousser plus loin sans danger et je fis de suite reprendre notre première position, tout le monde embusqué. L'élan des Arabes avait été arrêté, mais ils ne tardèrent pas à resserrer le cercle de nouveau. Ils continuèrent à pousser des cris pour s'exciter et nous les fusillions au jugé, au travers de la broussaille; eux nous fusillaient de la même manière, mais comme nous parlions peu et que nous avions l'avantage de la position, ils nous faisaient peu de mal relativement à leur nombre, de plus ils se fusillaient réciproquement à cause de la disposition circulaire et de leur manque de sang-froid, car les plus éloignés tiraient comme les autres, au risque de toucher les plus avancés. Cependant, malgré l'excellence de notre position, il fallait bien que sur le grand nombre de balles envoyées à notre adresse, quelques-unes fissent leur effet. Mon sergent-major1 tomba le premier, il avait eu la mâchoire et le cou traversés d'une balle. Un instant après, un voltigeur tombait l'épaule fracassée, puis un autre, touché de deux balles, mort cinq minutes après; puis un quatrième touché au cou, puis un cinquième à la cuisse. Je faisais retirer les blessés au centre de la position. Mes voltigeurs étaient admirables d'énergie et de sang-froid; la figure de tous ces braves ne trahissait pas la moindre émotion; ils étaient là, le fusil en arrêt, l'œil au guet, exécutant leur feu lentement et à coup sûr. Les blessés eux-mêmes donnaient l'exemple de la bravoure; ils s'affaissaient

1. Le sergent-major se nommait Marchegay. Promu sous-lieutenant au 58e pou après, il y est devenu capitaine et a été décoré. Il est mort à Rochefort en 1888, étant en retraite.

sans pousser une plainte ou râlaient tout doucement; les Arabes ne se doutaient point du mal que nous éprouvions. Le sergent-major, couché sur le dos, continuait à encourager les hommes par ses paroles, il conservait assez d'aplomb pour plaisanter les Arabes; les deux hommes blessés le moins grièvement reprenaient leurs armes au bout de quelques minutes et continuaient le feu. Cependant l'ennemi enrageait, les chefs se battaient les flancs pour décider une charge générale; c'était autour de nous des cris frénétiques, un brouhaha à vous rendre sourd. J'attendais le retour de la colonne avec impatience, je puis l'avouer, lorsqu'on me signala les éclaireurs à cheval de l'avant-garde, arrivant le long d'un ruisseau et opérant un mouvement tournant par le pied de la montagne. L'arrivée du secours améliorait notre position, mais je craignais qu'on ne conçût pas encore bien notre situation réelle. Effectivement on nous sonna le signal de la retraite et l'on nous rappela vigoureusement. Quelques voltigeurs, entendant la retraite, manifestaient le désir de se retirer, mais je leur fis bientôt changer d'avis: « Vous parlez, dis-je, de vous retirer? Mais vous voyez bien que nous ne sommes plus que vingt-quatre, sur lesquels il en faut une dizaine pour porter les blessés ; de plus vous voyez que la position. est excessivement difficile à évacuer et que l'ennemi, bien plus nombreux que nous, nous entoure à dix pas; nous n'aurons pas fait cinquante pas que nous aurons dix ou quinze blessés de plus et le reste se fera écharper sur les cadavres de ces derniers. Si nous devons mourir aujourd'hui c'est sur la position même où nous sommes et point autre part; je ne veux pas m'exposer à abandonner un seul blessé et je préfère que nous soyons tous hachés ici jusqu'au dernier. » Tous les voltigeurs me répondent : « Oui, mon lieutenant, nous combattrons sur ce terrain jusqu'au dernier moment. »

On nous sonnait toujours la retraite, je fis répondre en sonnant la charge; je m'avançai sur le bord du piton et je parvins à me faire entendre de la colonne et à expliquer notre situation. Le commandant d'Aurelle m'annonça qu'il allait m'envoyer du renfort et exécuter un mouvement général pour me dégager.

Désormais nous étions à peu près hors d'affaire. Les Arabes, voyant la manœuvre de la colonne, ne tardèrent pas à lâcher prise et à se disperser. J'avais prévenu mes voltigeurs de faire la plus

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