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UN PORTRAIT DE SOUWAROF

Le Carnet de la Sabretache se proposant d'attirer bientôt l'attention du lecteur sur la campagne de 1799, pendant laquelle Souwarof a joué un rôle si important, présente aujourd'hui à ses lecteurs un portrait inédit de ce général.

Ce portrait est emprunté à un mémoire écrit par Laugeron sur l'armée russe au temps de Catherine II. Le mémoire de Laugeron ayant été rédigé en 1796, on ne s'étonnera pas d'y voir prédits seulement et non racontés les succès que Souwarof devait remporter, en 1799, contre les armées de Schérer, de Moreau et de Joubert.

C'est dans la collection des manuscrits de Laugeron, conservés aux Archives des affaires étrangères (fonds Russie, v. 21, 22, 23, 24, 25, 26), que nous avons fait copier pour nos lecteurs ce morceau. Un premier emprunt fait à la même source (le récit de la bataille de Paris), s'est trouvé reproduire un texte publié déjà sans que nous le sachions par la Revue rétrospective en 1894, et nous a, bien malgré nous, exposé à marcher sur les brisées d'un de nos confrères de la Sabretache, M. le vicomte de Grouchy, auquel appartient incontestablement la priorité de cette publi

cation.

P. M.

Le maréchal Souwarof est l'un des hommes les plus extraordinaires du siècle; il est né avec des qualités héroïques, un esprit supérieur et une adresse peut-être encore au-dessus de ses qualités et de son esprit. Il a les connaissances les plus étendues, un caractère énergique et qui ne se dément jamais, et une ambition démesurée. C'est un grand homme de guerre et un grand politique, malgré les folies qu'il se permet. Avant de l'avoir vu, j'avais toujours entendu dire qu'il était fou. Je l'ai connu et puis dire qu'il joue si parfaitement la folie et a pris une telle habitude de la jouer,

que cette habitude est devenue chez lui une seconde nature; il fait le fou, mais il est bien loin de l'être 1.

Il est difficile de se faire une idée de ses bouffonneries quand on n'en a pas été témoin; elles sont quelquefois spirituelles, et, quelquefois aussi, cette réputation d'originalité qu'il s'est si bien acquise, lui a servi à faire impunément et à propos des réponses piquantes ou à donner des leçons adroites; mais le plus souvent ses folies sont plutôt dignes d'un paillasse de la foire que d'un général. On l'a vu à la tête des troupes, ou à la parade, sauter à clochepied pendant une demi-heure, en criant ou en chantant; on l'a vu, au milieu des plus grandes sociétés, monter sur les tables, sur les chaises d'un salon, ou se jeter à plat ventre sur le plancher; on l'a vu s'exhaler en regrets sur la mort d'un dindon dont un soldat avait coupé la tête, baiser ce dindon et vouloir lui remettre le cou, etc. On le voit tous les matins, dans le printemps et dans l'été, se vautrer tout nu dans l'herbe et faire vingt culbutes devant tous ceux qui veulent le regarder. On le voit crier, pleurer et se trouver mal si quelqu'un crache dans son mouchoir, et si ce malheur arrive pendant son dîner, faire sortir le coupable de la chambre, ou si son rang ou son caractère ne permettent pas cette facétie, chasser à sa place un autre convive subalterne ou complaisant, etc., etc. Voilà des folies plus ridicules que spirituelles. Du reste, ces folies n'ont pas toujours eu un succès égal, du moins envers les étrangers.

En 1789, un officier autrichien envoyé par le prince de Cobourg chez lui, le trouva faisant ses gambades sur l'herbe; il demanda où était le général. On le lui montra; il se détourna sans lui parler et demanda encore où était le général. On le ramena sur le théâtre

1. Voici ce qu'on m'a assuré au sujet de la singularité que le maréchal Souwarof affecte à un tel excès, que beaucoup de personnes ont pu croire qu'elle était récllement une espece de folie naturelle.

Après la guerre de Sept ans, dans laquelle, quoique jeune encore et dans des gra des subalternes, il donna des preuves éclatantes d'intrépidité et développa le germe d'un grand talent, il se trouvait à Moscou avec l'impératrice et lui entendit dire que tous les grands hommes avaient des singularités dans l'esprit. Souwarof, qui voulait être un grand homme et qui pouvait l'être, saisit ce propos de l'Impératrice, et dès le lendemain affecta une originalité qu'il a outrée depuis. On a prétendu aussi qu'il avait voulu, en paraissant même ridicule, ne pas se rendre redoutable aux favoris pour ne pas risquer d'être perdu par eux et arrêté dans la carrière brillante qu'il voulait parcourir, et ceci est assez vraisemblable.

« Le

où Souwarof représentait sa petite farce, et on lui répéta : voilà! vous ne le voyez donc pas?» Il répondit assez haut pour être entendu de lui: « Je vois un bouffon, mais je ne vois pas général. »

le

A Varsovie, après les horreurs de l'assaut de Praga, il recevait souvent des officiers prussiens, et ne manquait jamais de leur présenter le général polonais Dombrowski, qui avait pris sur eux la ville de Bromberg, au commencement de la guerre, et, en faisant mille bouffonneries, leur disait ordinairement: Messieurs, voici le brave Dombrowski, c'est un brave officier, il vous a pris Bromberg. » Ces farces réitérées furent rapportées à un général prussien, et il envoya chez Souwarof un officier de choix, en lui faisant la leçon. Le maréchal ne manqua pas de lui faire le même compliment, mais le Prussien lui répondit: « Oui, Monsieur le Maréchal, nous connaissons M. le général Dombrowski, et nous l'estimons d'autant plus qu'ayant pris Bromberg d'assaut, il nous a prouvé qu'il commandait à des soldats, il a contenu ses troupes dans une exacte discipline, et n'a pas fait du meurtre, du pillage et de l'incendie ses plus douces habitudes. » Depuis ce moment, Souwarof cessa de présenter le général Dombrowski aux Prussiens.

Dans l'été de 1789, le prince Potemkin lui envoya l'officier des gardes Féodor Rostopchine' lui porter des ordres; cet officier arriva à 7 heures du soir; le général dormait, et comme il défend toujours qu'on l'éveille, même dans les occasions les plus importantes, le courrier fut obligé d'attendre le point du jour. A 3 heures du matin, il entend un bruit près de la tente où il passait la nuit; il en sort et voit une espèce de squelette tout nu qui faisait la culbute dans l'herbe; il demanda qui était ce fou; on lui dit que c'était Souwarof, qui le reçut, lut les ordres et expédia les réponses sans changer de costume.

Le lendemain de l'assaut d'Ismaël, je lui fus présenté par M. Ribas; il me prit par la main et me demanda où j'avais reçu la croix de Saint-Georges; je lui dis que c'était en Finlande, avec M. le prince de Nassau. « Nassau! Nassau! s'écria-t-il, c'est mon ami »,

1. Le même qui, en 1812, était général en chef, gouverneur général de Moscou, et à qui on a attribué l'incendie de Moscou, incendie qui peut-être a sauvé l'empire. Il est mort en 1825. (Note ajoutée en 1826.)

1

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et il me sauta au cou. Après un moment de silence il ajouta : « Sa-
vez-vous le
Monsieur?
russe,
Non, lui répondis-je. Tant pis,
c'est une belle langue », et il me récita des vers de Derjavin, où
je ne compris rien, ensuite il ajouta : « Messieurs les Français,
vous êtes tombés du Voltairianisme dans le Jeanjacquisme, ensuite
dans le Rainalisme et de là dans le Mirabeaulisme et c'est le pire
de tout1. > Voyant ensuite que je boitais, il m'en demanda la rai-
son; je lui dis que j'avais eu le pied foulé en tombant du rempart ;
alors il me prit dans ses bras, me chargea sur ses épaules, me
porta au bas de l'escalier et me laissa dans la boue, sans me dire
adieu.

Pendant le siège d'Otchakof, il conduisit quatre bataillons de grenadiers au sac et à découvert jusqu'au glacis de la ville'; ces quatre bataillons furent écrasés et le général blessé à la gorge. On le rapporta au camp, et le bruit se répandit qu'il expirait. M. Massot, chirurgien français, accourt et le trouve dans sa tente nageant dans son sang et jouant aux échecs avec son adjudant. Il l'engage à se laisser panser. Souwarof, sans lui répondre, continue sa partie en criant: « Turenne! Turenne! Massot, impatienté, lui dit: « Hé bien, général, quand Turenne était blessé, il se laissait panser. » Souwarof le regarde et, sans lui dire un mot, va se jeter sur son lit et se laisse panser.

Souwarof, connaissant parfaitement l'esprit de sa nation et surtout la manière dont il faut brusquer les Turcs, est devenu l'idole des soldats par la témérité de toutes ses entreprises, que le succès a toujours couronnées. Ne jamais consulter le nombre des ennemis, marcher toujours en avant, attaquer avec audace, poursuivre avec acharnement, voilà ses principes. L'art de la guerre, la science des marches, le talent des combinaisons, paraissent lui être étrangers; du reste, il n'en a jamais eu besoin, n'ayant jamais combattu depuis qu'il commande en chef, que les Turcs et les Polonais, qui alors n'avaient pas d'armée bien disciplinée, ni de généraux expérimentés; mais avec d'autres ennemis, aurait-il une autre manière? Ses partisans assurent que oui, ses ennemis disent que non. Son

1. Ceci était très spirituel et très ingénieux.

2. Il était ennuyé de la longueur du siège et des lenteurs du prince Potemkin; il voulait engager une affaire qui eût pu conduire à un assaut.

esprit me paraît assez supérieur pour qu'il soit capable de tout; du reste, d'après son caractère, si dans le commencement d'une campagne il a des succès, il détruira ses ennemis, à qui il ne laissera pas le temps de respirer; mais il est aussi à craindre qu'il ne fasse une imprudence funeste'.

Souwarof est d'une moyenne taille, voûté, ridé et décharné; son costume et sa vie sont également cyniques. Il s'est fait, à force de travail, de fatigue et d'habitude, le tempérament le plus robuste. Il dine à 7 heures du matin, dort après; mange encore à 5 heures, redort et est sur pied une partie de la nuit. Un morceau de pain noir, quelques poissons secs, servis dans des plats de bois posés à terre sur une natte, autour de laquelle les convives sont couchés sur l'herbe, voilà le repas qu'il donnait à Ismaël aux officiers qu'il admettait à l'honneur de déjeuner avec lui. Depuis qu'il est maréchal il donne des chaises et une table, mais ne fait pas meilleure chère. Le plus grand honneur qu'il puisse faire à ses convives, c'est de leur envoyer une assiette de kacha (gruau), qu'on sert devant lui et qu'il prend et pétrit avec ses doigts. Son valet de chambre est souvent le Cosaque qui est d'ordonnance chez lui, et ce Cosaque est quelquefois aussi son cuisinier et son palefrenier. Ses ennemis (et il en a beaucoup) ont prétendu, avec plus d'acharne ment que de raison, qu'il n'est brave que quand il est ivre. Assurément son courage n'a pas besoin d'être assuré par du vin ou de l'eau-de-vie; mais il est sûr que toutes les fois qu'il se trouve dans le feu, il est suivi par un Cosaque qui porte une bouteille de punch très fort, qu'il appelle de la limonade et dont il boit sans cesse, de sorte qu'effectivement il est bientôt au moins très échauffé. A Ismaël et à Praga, il n'a pas risqué un coup de fusil parce qu'il ne devait pas le faire; mais il a, dans d'autres occasions, fail des actions d'une témérité inouïe.

Malheureusement, on peut reprocher à Souwarof le choix des personnes dont il s'entoure, et le peu de discipline qu'il entretient. dans son armée. Ses adjudants, ses directeurs de chancellerie, ses écrivains, sont composés de tout ce qu'il y a de plus infâme et de

1. Il n'en a point faite en Italie ni en Suisse, où il a montré qu'il pouvait avoir autant de succès contre les Français que contre les Turcs. (Note ajoutée en 1826.)

CARNET DE LA SABRET.

No 65.

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