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LE JOURNAL D'UN CAPITAINE DE MINEURS

(1711)

(Suite1.)

Le lundi 3 août 1711, le Régiment d'Artois décampa de Tolva pour aller, le même jour dans ses quartiers dont le principal était celui de Barilles.

Les ingénieurs et moi, escortés par quinze mineurs, nous passâmes à Benavari pour y recevoir de l'argent; mais mon frère le cadet, qui s'y rendit hier, ayant reçu sept cents livres à compte pour ma compagnie, je ne touchai rien.

M. le chevalier de Durfort partit quelque temps après moi de Tolva avec le reste des mineurs et les outils; néanmoins, il arriva le premier à Tamarite, sans aller rendre ses devoirs à M. Deplancque, maréchal de camp, qui y commandait et, comme j'entrai le second dans cette petite ville avec mon détachement, j'allai, après avoir mis pied à terre, chez notre général, autant pour lui rendre mes devoirs que pour lui remettre une lettre que m'avait donnée M. de Larriverdière à Benavari.

1. Voir le 5e volume du Carnet, p. 422.

De trop fréquentes coupures dans l'impression de certains documents et le retard subi par la publication des Suites, constituent l'un des défauts les plus évidents du Carnet, Pour remédier à cet état de choses, le directeur aurait désiré obtenir les moyens de terminer les articles les plus longs par des suppléments, sans retarder les communications nouvelles et sans nuire à la variété de cette revue mensuelle. Ce désir n'ayant pas été admis, les suites réservées jusqu'ici pour une raison ou pour une autre, feront partie intégrante des prochains numéros. La série commence aujourd'hui par un dernier fragment du très intéressant Journal dont le Carnet doit la révélation à l'aimable collaboration de M. le colonel Bernadac, directeur du Musée d'artillerie.

Nous aurions beaucoup regretté de priver le lecteur de cette peinture piquante de nos mœurs militaires à la fin du règne de Louis XIV.

Il me fit, en la recevant, bien des honnêtetés, sans me parler du chevalier Durfort. Ensuite il arriva que, comme les ingénieurs se prétendent indépendants et non soumis aux ordres des gouverneurs, le sieur Desvalons, ingénieur ordinaire du Roi, jugeant apparemment que ce serait descendre des hauteurs du pouvoir du génie s'il avait tant fait que d'aller rendre ses devoirs au général, s'adressa. aux consuls pour se faire loger à Tamarite, ainsi que ceux qui étaient avec lui. Les consuls dirent qu'ils ne le pouvaient sans la permission du commandant; néanmoins, ils cédèrent à ses sollicitations et le logèrent.

M. Deplancque, jaloux de ses droits et de ses nouveaux honneurs, fut averti de ce qui venait de se passer, envoya faire déloger le sieur Desvalons avec menace de le fourrer en prison pour lui apprendre à vivre. Il fallut filer doux et se désister de la prétendue indépendance, autrement le fait aurait suivi la menace, notre général n'étant point un homme maniable et voulant que tout s'exécutât selon ses volontés, qu'il ait tort ou non. Il me parut en ceci avoir raison, car, lorsque le sieur Desvalons se fut soumis, il le fit. loger et le pria de souper avec lui. Il voulut me retenir aussi, mais je lui souhaitai le bonsoir pour avoir le temps de me reposer. Il me parut que j'étais de ses amis et que les choses s'étaient assez bien passées pour n'avoir rien à démêler ensemble.

Le mardi 4 août 1711, je me préparai, ainsi que je l'ai toujours fait en Espagne autant qu'il a dépendu de moi, à marcher dès les deux ou trois heures après minuit, pour éviter la grande chaleur du midi, de sorte qu'ayant fait charger les outils sur les mulets, je me présentai à la porte pour sortir; elle se trouva fermée.

J'allai parler à l'officier de garde pour la faire ouvrir, il envoya les clefs par un caporal, mais le sergent de garde du régiment de la Couronne dit : « Quand la porte serait ouverte, je ne vous laisserais pas sortir, parce que j'ai ordre de vous arrêter et votre compagnie, à moins que vous n'ayiez un ordre de M. Deplancque. > Je demandai pourquoi. « Je n'en sais rien, dit-il, mais c'est un ordre que je reçus hier à onze heures du soir. »

Je ne sus d'abord qu'imaginer, puis il me vint en pensée que ce pouvait être pour retourner rejoindre M. d'Arpajon qui, peut-être,

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avait déjà reçu ses ordres pour le siège de Venasque; et, pendant que je pensais creusement à ce qu'il pouvait y avoir de nouveau sur mon compte, les ingénieurs, me voyant arrêté, se prirent à rire parce qu'ils savaient de quoi il était question.

Ils m'apprirent qu'hier au soir, pendant le souper, M. Deplancque se souvint que le chevalier Durfort était entré dans Tamarite, avec sa troupe, s'y était logé sans l'en avertir, et que c'était pour cela qu'il avait ordonné de ne point laisser sortir ma compagnie.

Je répondis: « Quelle part ai-je à cette affaire? Si le chevalier Durfort a fait une faute, c'est à lui à la réparer et non à moi. — Enfin, dirent les ingénieurs, raison ou non, si vous n'allez chez ce bourru, vous ne sortirez d'aujourd'hui. Et, pour profiter de la fraîcheur autant que pour m'éclaircir du fait, j'allai chez notre général, où je ne trouvai qui que ce fût de ses domestiques levé.

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Mais il était déjà en robe de chambre, se promenant dans une salle. Il entendit du bruit dans la maison, vint ouvrir la porte. Je lui souhaitai le bonjour, lui demandant s'il trouverait bon qu'on ouvrit la porte, afin que je puisse profiter de la fraîcheur pour me rendre, comme il savait, dans la journée, à Castillon-de-Ferfagne avec ma compagnie, ou s'il aurait quelque nouvel ordre pour aller ailleurs. Je lui parlai de la sorte, feignant de ne pas savoir pourquoi il avait eu la bizarrerie de me faire arrêter.

« Je veux bien, dit-il, que vous profitiez de la fraîcheur et ne vous ai fait arrêter que parce que l'officier que vous envoyâtes hier en logement ne m'est point venu parler à son arrivée. S'il ne sait pas son devoir, je le lui apprendrai; je suis bien aise de vous dire qu'il prenne pour conseil de ne plus retomber en pareille

faute avec moi. »

Si, hier au soir, lorsque j'eus l'honneur de vous rendre mes devoirs, vous aviez eu la bonté, Monsieur, de me dire en quoi le chevalier Durfort avait manqué, je l'aurais obligé à venir sur l'heure réparer sa faute. »

A ces mots qui, il me semble, n'ont rien de mauvais, il monta sur ses grands chevaux et me dit : « Vous n'avez pas moins manqué que lui à votre devoir. Faites-moi la grâce de me dire en quoi, afin que je puisse m'en corriger à l'avenir. Vous deviez venir à l'ordre, vous n'y êtes pas venu; je le donne à huit heures après que

les portes sont fermées et que la patrouille a fait sa ronde. Je n'étais, répartis-je, point averti de ce qu'il fallait faire ici. Il n'y a que vous qui exigiez des passants cette régularité; et, quand j'aurais su qu'il fallait aller à l'ordre, je n'y aurais pas été, parce qu'il suffisait d'y envoyer un sergent comme c'est la coutume dans toutes les places du royaume; je n'ai donc manqué en rien à mon devoir; mais il me suffit, Monsieur, de savoir que les capitaines aillent à l'ordre où vous serez, j'y viendrai, si, une autre fois, je me trouve où vous commanderez. »

Il vit bien que je ne me tenais pas tout à fait dans les bornes du respect que demande la qualité de maréchal de camp et il me dit d'un ton fâché, en nous séparant : « Adieu, M. Delorme. Je lui souhaitai le bonjour et amenai un caporal de sa garde, à qui il dit de nous faire ouvrir la porte, où je rejoignis les ingénieurs.

Chemin faisant, je leur racontai ce qui s'était dit entre le général et moi et n'eus pas de peine à leur persuader que c'était un bourru, haut en paroles, peu gracieux, qui se souvenait peut-être de la glace que les valets de Borstet et de Naroix lui prirent à Baillesta le vingt juin dernier, voulant alors que ce fussent les miens, étant peut-être encore dans la même erreur et cherchant un prétexte pour se venger, me tenant sous coupe; passions, dis-je, qui ne peuvent sortir d'une belle âme. Et puis, c'est trop parler sur son compte, puisqu'il suffit de voir son visage pour savoir à quoi s'en tenir: on sait que c'est ce qui désigne le mieux ce qu'il peut y avoir de beau ou de laid dans l'âme. A lui rendre justice, il n'est pas beau. Son regard a quelque chose qui tient du féroce, d'où je conclus que, quelque raison qu'on eût avec lui, on ne pouvait manquer d'avoir tort. Tout autre que lui m'aurait fait faire des honnêtetés après s'être informé de la vérité.

Je convins avec les ingénieurs qu'il avait raison de se plaindre du procédé du chevalier Durfort, et, lorsque ce dernier nous eut rejoints, je lui dis qu'il m'avait procuré une belle harangue. Il en fut fâché et dit qu'il n'aurait pas manqué, en arrivant à Tamarite, d'aller chez M. Deplancque, s'il n'eût été en veste, ayant laissé son justaucorps sur un mulet et n'osant se présenter si indécemment. Je l'assurai que cette excuse, quoique des meilleures et des plus légitimes, n'aurait du tout été recevable par M. Deplancque, de

l'esprit que je lui connaissais et, pour éviter à l'avenir pareille bourrasque, d'aller recevoir les ordres du commandant toutes les fois qu'il entrerait dans une place où il y en aurait, même quand il ne ferait qu'y coucher.

Quand la journée commence par une anicroche, elle est ordinairement suivie de quelque autre et, pour ne pas manquer à cette règle, il m'en arriva une seconde, en arrivant à Alfaras, par une mule qui me donna un coup de pied à une jambe si fortement qu'il manqua me la rompre. Ainsi à quoi ne fus-je pas exposé dans cette journée d'avoir affaire à un commandant bourru et à une mule quinteuse que je n'avais pas plus recherchés l'un que l'autre, mais il est presque vrai que nul ne peut fuir son malheur.

Je fus si maltraité du coup de pied que je ne pus avoir la force de manger avec les ingénieurs et Gilbert, major de l'artillerie, qui firent halte à Alfaras, où, après une heure de rafraîchissement, nous passâmes la rivière de Noguère à un gué au-dessous du pont de pierre rompu par une mine que M. de Louvigney fit faire il y a un an ou deux sans trop de nécessité, puisqu'il y a plusieurs endroits où on peut la traverser à pied ou à cheval; en sorte que pour maxime générale, il ne convient pas de détruire les ponts en temps de guerre, selon moi, à moins qu'on ne soit sûr qu'il faille absolument venir à ce point. Dès qu'on peut guéer ailleurs, c'est se faire la guerre à soi-même tôt ou tard et ôter le commerce aux habitants du pays, qui ne peuvent que difficilement aller et venir.

Enfin ma compagnie passa l'eau n'en ayant au plus qu'au genou. Ce ne fut pas une grande peine pour elle que de se mouiller, parce qu'il faisait chaud et, de plus, en se rafraîchissant, elle évita deux lieues de chemin qu'il aurait fallu faire en plus pour aller passer au pont d'Albeça, ce qui nous permit d'arriver à Castillon-de-Ferfagne avant midi, où nous trouvâmes huit bataillons des troupes d'Espagne, la plupart des régiments wallons, ce qui fut cause qu'on logea les mineurs dans les maisons de rebut; celles des officiers et la mienne furent passables; mais on nous donna l'espérance que nous aurions bientôt du large, les bataillons devant partir pour entrer en campagne, quoique non complets et en partie

non armés.

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