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grande attention autour d'eux et de me prévenir aussitôt qu'ils verraient un seul Kabyle tourner le dos. Nous devions tomber sur eux à la baïonnette puis les fusiller pendant leur retraite et tâcher de venger ainsi nos camarades. Tous trépignaient d'ardeur et attendaient la charge avec impatience. N'apercevant aucun mouvement chez l'ennemi et voyant que le bruit des voix diminuait, je fis sonner la charge. Nous parcourûmes le terrain au pas de course jusqu'à la position occupée par mon petit poste de gauche au commencement de l'affaire. Les Arabes l'avaient déjà évacuée et cela si adroitement qu'il nous avait été impossible d'en apercevoir un seul. Je revins auparavant sur le flanc de notre position et visitai le terrain jusqu'au lieu occupé précédemment par le petit poste de droite. De ce côté aussi les Arabes évacuaient; ils descendaient la montagne et se dispersaient dans le bois. Nous pùmes reconnaître alors que l'ennemi avait payé cher son audace, les alentours du piton étaient tout parsemés de flaques de sang.

Nous trouvant complètement dégagés, je criai au commandant qu'il suffisait de nous envoyer quelques hommes pour aider à descendre les blessés; mais il préféra faire monter deux compagnies qui vinrent nous relever et nous pûmes rejoindre tranquillement la colonne. Nous étions restés près de deux heures enveloppés com plètement.

Les félicitations des officiers de la colonne, de mes camarades et celles de mes chefs ont été pour moi une récompense des plus flatteuses. Notre lieutenant-colonel Laity et le colonel de Saint-Arnaud, qui commande la colonne, m'ont promis une brillante citation et la décoration.

Tu vois, d'après ce récit, qu'il était difficile de sortir plus heureusement d'une pareille situation. Le petit nombre de voltigeurs mis hors de combat est même extraordinaire, et je dois l'attribuer à la précaution que j'ai eue de les tenir constamment très bien embusqués, et aussi à notre position dominante et à peu près défilée à cause de la forme du terrain.

Quand j'ai été rendu en bas, les officiers de spahis qui formaient la tête de la colonne venue à mon secours m'ont appris que les Arabes, qui nous enveloppaient, avaient engagé la conversation avec les cavaliers indigènes, et leur avaient dit d'abord que nous

étions perdus, qu'ils nous enveloppaient complètement, et que, dans quelques instants, nous serions anéantis; puis, un instant après, le feu avait cessé, ils avaient crié aux sp his que nous venions de nous rendre. Mais alors j'ai fait sonner mes dernières charges. On a entendu mon clairon et l'on est monté pour nous dégager entièrement.

J'ai reçu, il n'y a pas plus de huit jours, mes lettres arriérées. Il y en avait une de toi du mois de novembre. J'allais oublier de te dire que je me porte à merveille. J'en suis quitte pour une petite éclaboussure à la figure, une vraie piqûre d'épingle.

Adieu, mon cher ami, je t'embrasse de cœur.

Arthur DE BELLEFONDS.

P.-S. Aujourd'hui, en présentant les officiers de sa colonne au duc d'Aumale, le colonel Saint-Arnaud a dit au prince: « Monseigneur, voilà M. de Bellefonds, l'officier qui a fait ce beau trait dont je vous ai entretenu ce matin. »

Les renseignements complémentaires qui suivent sont extraits d'une relation privée due à un officier supérieur très distingué, ayant appartenu au 58.

Quant au personnel, il ne laissait rien à désirer comme qualité. Ces 30 soldats de première élite, ayant tous fait leurs preuves, francs du coller, sûrs les uns des autres, sans aucun doute de leur supériorité sur l'ennemi, bien armés, d'ailleurs, constituaient certes d'excellents éléments '. »

Joignez-y le lien d'une admirable discipline, un bon chef pour tirer le meilleur parti de tout. Et vous avez une petite troupe merveilleusement homogène, dont la valeur était inappréciable. Le bon chef, ils l'avaient, Dieu merci. Bellefonds était l'officier qu'ils auraient choisi entre tous pour les commander en la circonstance.

11 importe de dire quel officier c'était que Bellefonds, à cette époque précise de sa carrière. Bellefonds, âgé d'un peu plus de trente ans, comptait 6 ans 4 mois de campagnes ininterrompues en Algérie, les campagnes les mieux remplies de toute la conquête. Il avait été cite au Moniteur officiel,

1. Le choix des compagnies d'élite ne se faisait que sur des notes et des renseignomen is parfaits, notamment en campagne. C'était un brevet de soldat modèle.

en 1843, pour sa conduite dans une expédition très rude contre les BeniMenacer, et plusieurs fois félicité par le ministre pour diverses monographies concernant les choses militaires d'Afrique. Enfin il était proposé au choix pour le grade de capitaine, avec de belles notes nécessairement. Dans le régiment, un austère jury de témoins et d'émules — il s'était acquis, à un degré presque unique, la sympathie, l'estime, la confiance générale, par d'éminentes qualités de tous ordres, bonté et modestie comprises, par une rare élévation de caractère, et peut-être surtout par ses éclatants mérites d'officier d'action et d'exemple.

L'exemple, nul n'en pouvait être plus prodigue. Il le donnait toujours et partout, depuis la dignité de sa vie jusqu'à son attitude au combat. Il avait le goût du danger. Avec une magnifique bravoure de tempérament, il s'y mouvait singulièrement à l'aise; il y demeurait maître de lui et de ses moyens, simple, clairvoyant, tutélaire à ses chers soldats, et n'y oubliait que lui-même.

Doué et trempé de cette sorte, complété par l'étude, et ayant toujours le cœur haut, Bellefonds était certainement un des officiers les mieux parés contre les imprévus les plus graves. Les observateurs le jugeaient taillé pour des situations difficiles.

Quand la colonne rentra au bivouac, l'après-midi, elle y avait été précédée par quelques officiers à cheval, entre autres le commandant, qui avaient fait connaître l'épisode de la journée. La section de voltigeurs marchait en tête, comme au départ. A son arrivée, elle reçut une ovation; c'était à qui aurait l'honneur de serrer la main à ces braves gens. On leur parlait d'eux, ils répondaient : « Bellefonds. Jamais, au grand jamais, il ne pouvait y avoir un plus brave que lui. »

Bellefonds, entouré, félicité, embrassé, eut peine à se soustraire aux accolades pour se rendre à la tente du colonel de Saint-Arnaud, où il était appelé. Il le vit s'empresser à sa rencontre. Le colonel l'embrassa avec effusion, en le remerciant de lui avoir conservé ses soldats ». Bonne et juste parole. Il écouta son récit avec un vif intérêt; il le félicita de sa fermeté d'âme, de son intelligence de la guerre, s'engagea à citer chaudement sa belle conduite et celle de sa troupe, et à le proposer pour la croix. Enfin, comme Bellefonds, comblé, confus, mettait le tout à l'honneur de ses voltigeurs : « Très bien à vous, mon ami, concluait le colonel; mais il y a longtemps que je roule, et je sais que, quand il y a des soldats comme eux, c'est qu'ils ont des officiers comme vous. »

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Extrait du journal intime de M. Vuillemot, officier de voltigeurs au 7 de ligne, adressé à un de ses anciens camarades de La Flèche, M. Bouchet.

1ers jours de janvier 1855.

Le commandant de Bellefonds, du 3° zouaves, est désigné pour commander les éclaireurs d'élite. J'ai entendu dire de lui: c'est bien l'affaire de Bellefonds', c'est un crâne soldat et un homme modeste.

Extrait d'une lettre du sergent Degiovanni du 1e régiment de grenadiers de la Garde Impériale, à M. Gustave de Bellefonds.

Devant Sébastopol, 2 août 1855.

Mon cher Gustave,

Maintenant je veux te raconter la

pure

vérité.

Ton cousin, M. Arthur, a été blessé dans la nuit du 22 au 23 juillet, à 11 heures du soir, étant en route d'une tranchée à une embuscade, mais il est sauvé, oui, mon ami, il est sauvé!

Vers 10 heures du matin, les gardes de tranchée rentrent. J'aperçois les zouaves et pas de commandant. Moi qui m'informais toujours de M. Arthur, on me répond: le commandant est blessé avec un autre officier, et deux capitaines morts; me voilà désolé, je demande où est-il, à quelle ambulance? personne ne sait me répon

dre;

enfin je parviens à savoir qu'il est à l'ambulance du Moulin, à une heure et demie de notre camp. Je me mets en route, et j'arrive à l'ambulance; je trouve de suite M. Arthur, la tête couverte de bandes. On me dit de ne pas le déranger, je n'ai pu cependant

1. Étant de service aux éclaireurs, le 31 janvier 1855, M. Vuillemot eut à repousser une sortie de nuit, fut fait prisonnier des Russes et succomba aux cinq blessures qu'il avait reçues. C'était un officier des plus distingués.

2. M. Gustave de Bellefonds est mort sous les murs de Paris dans la nuit du 21 janvier 1871. Il commandait à ce moment, comme capitaine, une compagnie de guerre de la garde nationale mobilisée.

m'empêcher de lui toucher la main, il avait reçu un éclat de bombe à la tête; il a été touché derrière l'oreille gauche. -Je te répète qu'il se porte bien maintenant. Voici comment il a été blessé. Le 2 bataillon de zouaves, commandé par ton cousin, était de tranchée du 22 au 23 juillet en première ligne, et quelques hommes en embuscade. Vers 10 heures et demie, on détache une compagnie derrière une gabionnade. A quelques pas derrière cette embuscade, le capitaine de cette compagnie fait dire à M. de Bellefonds qu'une sortie des Russes est tout à fait imminente, et qu'il a besoin d'un renfort; le commandant envoie l'adjudant. Ce dernier n'exécute pas ses ordres comme il faut. Voilà M. Arthur qui se met en route pour aller trouver cette compagnie; pour y arriver, il faut marcher à découvert au moins 150 pas; l'ennemi nous voit parfaitement. Une bombe arrive (la nuit seulement, on les aperçoit très bien à cause de la mèche enflammée), mais M. de Bellefonds, qui a toujours bravé la mitraille, comme à la bataille de l'Alma, continue son chemin; la bombe éclate et couche à terre le commandant, qui reste une heure et demie au pouvoir de tout le monde; personne ne l'avait vu tomber. Un zouave passe et voit M. de Bellefonds; de suite il prévient le bataillon, le commandant est rapidement enlevé, on le porte à la première ambulance, les officiers de son bataillon s'empressent de lui parler. Souffrez-vous, mon commandant? entendez-vous, mon commandant? Oui; voilà la seule parole qu'il ait prononcée pendant cette nuit. Je te dis la pure vérité, parce qu'il est sauvé maintenant. Tout le bataillon de Zouaves était désolé; il est tellement aimé, ton cousin, je ne puis te dire à quel point!...

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Autres récits.

M. de Bellefonds, qu'on croyait mort, avait été mis dans un coin de la tranchée. Le capitaine Ameller1 s'approche de lui, et dit: il faut que je lui donne un dernier adieu. Il serre sa main, trouve que le pouls bat, et fait porter le commandant à l'ambulance, où une lutte s'établit entre les infirmiers, qui ne voulaient pas le re

1. Alors adjudant-major aux Zouaves de la Garde; colonel du 66 en 1870.

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