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ne le peut qu'en y consacrant des sommes immenses, sur lesquelles elle fait des pertes inévitables. L'intérêt de son avance, le montant de ses pertes, forment une augmentation de charges pour l'état, et par conséquent pour les peuples, et deviennent un obstacle aux secours bien plus justes et efficaces que le roi, dans les temps de disette, pourroit répandre sur la classe indigente de ses sujets. Enfin, si les opérations du gouvernement sont mal combinées et manquent leur effet, si elles sont trop lentes, et que les secours n'arrivent point à temps, si le vide ́des récoltes est tel que les sommes destinées à cet objet par l'administration soient insuffisantes, le peuple, dénué des ressources que le commerce, réduit à l'inaction, ne peut plus lui apporter, reste abandonné aux horreurs de la famine et à tous les excès du désespoir.

Le seul motif qui ait pu déterminer les administrateurs à préférer ces mesures dangereuses aux ressources naturelles du commerce libre, a sans doute été la persuasion que le gouvernement se rendroit par là maître du prix des subsistances, et pourroit, en tenant les grains à bon marché, soulager le peuple et prévenir ses murmures. L'illusion de ce système est cependant aisée à reconnoître.

Se charger de tenir les grains à bon marché lorsqu'une mauvaise récolte les a rendus rares, c'est promettre au peuple une chose impossible, et se rendre responsable à ses yeux d'un mau

vais succès inévitable.

y en

Il est impossible que la récolte d'une année, dans un lieu déterminé, ne soit pas quelquefois au-dessous du besoin des habitants, puisqu'il n'est que trop notoire qu'il y a des récoltes fort inférieures à la production de l'année commune, comme il a de fort supérieures. Or l'année commune des productions ne sauroit être au-dessus de la consommation habituelle; car le blé ne vient qu'autant qu'il est semé : le laboureur ne peut semer qu'autant qu'il est assuré de retrouver, par la vente de ses récol"tes, le dédommagement de ses peines et de ses frais, et la rentrée de toutes ses avances, avec l'intérêt et le profit qu'elles lui auroient rapportés dans toute autre profession que celle de laboureur. Or si la production des mauvaises années étoit égale à la consommation, que celle des années moyennes fût, par conséquent, au-dessus, et celle des années abondantes incomparablement plus forte, le prix des grains seroit tellement bas, que le laboureur retireroit moins de ses ventes qu'il ne retireroit en

frais. Il est évident qu'il ne pourroit continuer un métier ruineux, et qu'il n'auroit de ressource que de semer moins de grains, en diminuant sa culture d'année en année, jusqu'à ce que la production moyenne, compensation faite des années abondantes et des années stériles, se trouvât correspondre à la consommation habituelle. La production d'une mauvaise année est donc nécessairement au-dessous des besoins.

Dès lors, le besoin étant aussi universel qu'impérieux, chacun s'empresse, d'offrir à l'envi un prix plus haut de la denrée, pour s'en assurer la préférence.

Non seulement ce renchérissement est inévitable, mais il est l'unique remède possible de la rareté, en attirant la denrée par l'appât du gain.

Car, puisqu'il y a un vide, et que ce vide ne peut être rempli que par les grains réservés des années précédentes, ou apportés d'ailleurs, il faut bien que le prix ordinaire de la denrée soit augmenté du prix de la garde ou de celui du transport; sans l'assurance de cette augmentation, l'on n'auroit point gardé la denrée, on ne l'apporteroit pas, il faudroit donc qu'une partie du peuple manquât du nécessaire et pérît.

Quelques moyens que le gouvernement emploie, quelques sommes qu'il prodigue, jamais, et l'expérience l'a montré dans toutes les occasions, il ne peut empêcher que le blé ne soit cher quand les récoltes sont mauvaises. Si par des moyens forcés il réussit à retarder cet effet nécessaire, ce ne peut être que dans quelque lieu particulier, pour un temps très court; et en croyant soulager le peuple, il ne fait qu'assurer et aggraver ses malheurs.

Les sacrifices faits par l'administration pour procurer ce bas prix momentané sont une aumône faite aux riches au moins autant qu'aux pauvres, puisque les personnes aisées consomment, soit par elles-mêmes, soit par la dépense de leurs maisons, une très grande quantité de grains.

La cupidité sait s'approprier ce que le gouvernement a voulu perdre, en achetant au-dessous de son véritable prix une denrée sur laquelle le renchérissement, qu'elle prévoit avec une certitude infaillible, lui promet des profits considérables.

Un grand nombre de personnes, par la crainte de manquer, achètent beaucoup au-delà de leurs besoins, et forment ainsi une multitude d'amas particuliers de grains, qu'elles n'osent consommer, qui sont entièrement perdus pour la subsistance

des peuples, et qu'on retrouve quelquefois gåtés après le retour de l'abondance.

Pendant ce temps, les grains du dehors, qui ne peuvent venir qu'autant qu'il y a du profit à les apporter, ne viennent point; le vide augmente par la consommation journalière; les approvisionnements par lesquels on avoit cru soutenir le bas prix s'épuisent; le besoin se montre tout-à-coup dans toute son étendue, et lorsque le temps et les moyens manquent pour y remédier.

C'est alors que les administrateurs, égarés par une inquiétude qui augmente encore celle des peuples, se livrent à des recherches effrayantes dans les maisons des citoyens, se permettent d'attenter à la liberté, à la propriété, à l'honneur des commerçants, des laboureurs, de tous ceux qu'ils soupçonnent de posséder des grains. Le commerce, vexé, outragé, dénoncé à la haine du peuple, fuit de plus en plus: la terreur monte à son comble ; le renchérissement n'a plus de bornes; et toutes les mesures de l'administration sont rompues.

Le gouvernement ne peut donc se réserver le transport et la garde des grains, sans compromettre la subsistance et la tranquillité des peuples. C'est par le commerce seul, et par le com. merce libre, que l'inégalité des récoltes peut être corrigée.

Le roi doit donc à ses peuples, d'honorer, de protéger, d'encourager d'une manière spéciale le commerce des grains, comme le plus nécessaire de tous.

Sa majesté ayant examiné, sous ce point de vue, les règlements auxquels ce commerce a été assujetti, et qui, après avoir été abrogés par la déclaration du 25 mai 1765, ont été renouvelés par l'arrêt du 23 décembre 1770, elle a reconnu que ces règlements renferment des dispositions directement contraires au but qu'on auroit dû se proposer; que l'obligation imposée à ceux qui veulent entreprendre le commerce des grains de faire inscrire sur les registres de la police leurs noms, surnoms, qualités et demeures, le lieu de leurs magasins et les actes relatifs à leurs entreprises, flétrit et décourage ce commerce, par la défiance qu'une telle précaution suppose de la part du gouvernement, par l'appui qu'elle donne aux soupçons injustes du peuple, surtout parcequ'elle tend à mettre continuellement la matière de ce commerce, et par conséquent la fortune de ceux qui s'y livrent, sous la main d'une autorité qui semble s'être réservé le droit de les ruiner et de les déshonorer arbitrairement; que ces forma

lités avilissantes écartent nécessairement de ce commerce tous ceux d'entre les négociants qui, par leur fortune, par l'étendue de leurs combinaisons, par la multiplicité de leurs correspondances, par leurs lumières et l'honnêteté de leur caractère, seroient les seuls propres à procurer une véritable abondance; que la défense de vendre ailleurs que dans les marchés surcharge, sans aucune utilité, les achats et les ventes, des frais de voiture au marché, des droits de hallage, magasinage, et autres également nuisibles au laboureur qui produit, et au peuple qui consomme; que cette défense, en forçant les vendeurs et les acheteurs à choisir, pour leurs opérations, les jours et les heures des marchés, peut les rendre tardives, au grand préjudice de ceux qui attendent, avec toute l'impatience du besoin, qu'on leur porte la denrée; qu'enfin, n'étant pas possible de faire, dans les marchés, aucun achat considérable, sans y faire hausser extraordinairement le prix, et sans y produire un vide subit, qui, répandant l'alarme, soulève les esprits du peuple, défendre d'acheter hors des marchés, c'est mettre tout négociant dans l'impossibilité d'acheter une quantité de grains suffisante pour secourir, d'une manière efficace, les provinces qui sont dans le besoin d'où il résulte que cette défense équivaut à une interdiction absolue du transport et de la circulation des grains d'une province à l'autre.

Qu'ainsi, tandis que l'arrêt du 23 décembre 1770 assuroit expressément la liberté du transport de province à province, fl y mettoit, par ses autres dispositions, un obstacle tellement invincible, que, depuis cette époque, le commerce a perdu toute son activité, et qu'on a été forcé de recourir, pour y suppléer, à des moyens extraordinaires, onéreux à l'état, qui n'ont point rempli leur objet, et qui ne peuvent ni ne doivent être continués. Ces considérations, mûrement pesées, ont déterminé sa majesté à remettre en vigueur les principes établis par la déclaration du 25 mai 1763; à délivrer le commerce des grains des formalités et des gènes auxquelles on l'avoit depuis assujetti par le renouvellement de quelques anciens règlements; à rassurer les négociants contre la crainte de voir leurs opérations traversées par des achats faits pour le compte du gouvernement. Elle les invite tous à se livrer à ce commerce. Elle déclare que son intention est de les soutenir par sa protection la plus signalée; et, pour les encourager d'autant plus à augmenter dans le royaume la masse des subsistances, en y introduisant des grains étrangers,

elle leur assure la liberté d'en disposer à leur gré; elle veut s'interdire à elle-même, et à ses officiers, toutes mesures contraires à la liberté et à la propriété de ses sujets, qu'elle défendra toujours contre toute atteinte injuste. Mais si la providence permettoit que, pendant le cours de son règne, ses provinces fussent affligées par la disctte, elle se promet de ne négliger aucun moyen pour proeurer des secours vraiment efficaces à la portion de ses sujets qui souffre le plus des calamités publiques. A quoi voulant pourvoir, ouï le rapport du sieur Turgot, etc.

1. Les articles 1 et 2 de la déclaration du 25 mai 1763 seront exécutés selon leur forme et teneur en conséquence il sera libre à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu'elles soient, de faire, ainsi que bon leur semblera, dans l'intérieur du royaume, le commerce des grains et farines; de les vendre et acheter en quelque lieu que ce soit, même hors des halles et marchés; de les garder et voiturer à leur gré, sans qu'ils puissent être astreints à aucune formalité, ni enregistrement, ni soumis à aucunes prohibitions ou contraintes, sous quelque prétexte que ce puisse être, en aucun cas et en aucun lieu du royaume. 2. Fait sa majesté très expresses inhibitions, et défenses à toutes personnes, notamment aux juges de police, à tous ses autres officiers, et à ceux des seigneurs, de mettre aucun obstacle à la libre circulation des grains et farines de province à province; d'en arrêter le transport, sous quelque prétexte que ce soit; comme aussi de contraindre aucun marchand, fermier, laboureur ou autres, de porter des grains ou farines au marché, ou de leur empêcher de vendre partout où bon leur semblera.

3. Sa majesté voulant qu'il ne soit fait à l'avenir aucun achat de grains, farines, pour son compte, elle fait très expresses inhibitions et défenses à toutes personnes de se dire chargées de faire de semblables achats pour elle et par ses ordres, se réservant, dans le cas de disette, de procurer à la partie indigente de ses sujets les secours que les circonstances exigeront.

4. Désirant encourager l'introduction des grains étrangers dans ses états, et assurer ce secours à ses peuples, sa majesté permet à tous ses sujets, et aux étrangers, qui auront fait entrer des grains dans le royaume, d'en faire telle destination et usage que bon leur semblera; même de les faire ressortir sans payer aucuns droits, en justifiant que les grains sortants sont les mêmes qui ont été apportés de l'étranger: se réservant au surplus, sa majesté,

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