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une autorité civile, constitutionnelle et incontestable à laquelle je puis légalement m'adresser; et comme je me trouve, Messieurs, dans le département des Ardennes avec une grande partie de la force armée confiée à mes soins, je viens vous rendre compte, vous consulter, et dans cette circonstance importante connaître quelles sont vos intentions.

Vous n'ignorez pas, Messieurs, que le corps législatif a député des commissaires, pris dans son sein, pour se rendre à l'armée et y faire exécuter les décrets qui n'ont pu, dans ces circonstances, être munis de la sanction royale, et qui ne me paraissaient pas avoir été rendus par le corps législatif lui-même dans un état de pleine liberté. Vous sentez que j'ai besoin sur cet objet, en ma qualité de général d'armée, de demander votre opinion.

Quant à mon opinion personnelle, vous me connaissez assez pour savoir qu'indépendant de toutes les factions, de tous les intérêts et de tous les dangers, je ne courberai sous aucun despotisme une tête qui, depuis que j'existe, a été vouée à la cause de la liberté et de l'égalité, et souvent risquée pour elle dans les deux hémisphères. La déclaration des droits fut mon seul guide jusqu'à ce que la volonté nationale eût adopté une constitution, et puisque j'ai dû jurer de l'observer, je ne manquerai pas à mon serment.

Agréez, Messieurs, etc.

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A MADAME DE LAFAYETTE *.

Rochefort, ce 21 août.

Quelle que soit la vicissitude de la fortune, mon cher cœur, vous savez que mon âme n'est pas de trempe à se laisser abattre; mais vous la connaissez trop bien pour n'avoir pas pitié du déchirement que j'ai éprouvé en quittant ma patrie à laquelle j'avais consacré mes efforts, et qui eût été libre et digne de l'être, si les intérêts personnels n'avaient pas concouru à corrompre l'esprit public, à désorganiser les moyens de résistance au dehors, de liberté et de sûreté au dedans. C'est

* On a vu que le général Lafayette avait quitté sa demeure de Chavaniac en décembre 1791, pour aller prendre le commandement d'une des armées. Madame de Lafayette était restée en Auvergne avec sa famille. Cette lettre, celles du 18 avril 1792 et du 25 août (Voy. la p. 257), furent saisies sur elle le 11 septembre 1792, lorsqu'elle fut arrêtée pour être conduite à Paris d'après un ordre sigué le 2 septembre. Arrivée au Puy, madame de Lafayette demanda à faire lecture publique dans la salle du département de ces lettres, parce que, dit-elle, elles étaient le témoignage précieux des sentiments de celui dont elle s'honorerait d'être caution et dont elle se faisait gloire de partager les sentiments (procès-verbal de l'arrestation). Les deux lettres à Brissot qui terminent la correspondance de ce volume, contiennent des détails sur l'arrestation de madame de Lafayette.

qui, proscrit de mon pays, pour l'avoir servi ec courage, ai été forcé de traverser un territoire soumis à un gouvernement ennemi, pour fuir la France qu'il m'eût été si doux de défendre. Un poste autrichien était sur la route; le commandant a cru devoir nous arrêter; de là, nous allons être conduit à Namur, mais je ne puis penser qu'on y ait la mauvaise foi de retenir plus longtemps des étrangers, qui, par une déclaration patriotique et constitutionnelle, ont eu soin de se séparer des Français émigrés pour des opinions si opposées aux nôtres, et qui annoncent l'intention de se rendre dans un pays neutre, la Hollande ou l'Angleterre. Voici la liste de ce qui est ici avec moi : les trois Maubourg, les trois Romeuf, La Colombe, Langlois, Laumoy, Masson, Pillet, Bureaux de Pusy, M. du Roure, d'Agrain, son aide de camp; Soubeyran, aide de camp de Maubourg; Sicard, colonel du 43me régiment; Sionville, officier au régiment ci-devant de Bouillon; d'Arblay, et Alexandre Lameth, qui, pourchassé par un décret d'accusation, est venu me joindre à Bouillon, d'où je suis parti. Vous connaissez mieux que moi la liste de tous les patriotes qui ont été massacrés, soit par les Marseillais, soit par les ordres de MM. Pétion, Santerre et Danton. Il semble qu'ils se sont attachés aux hommes qui avaient servi la liberté. Quant à moi, ma perte est jurée depuis longtemps. J'aurais pu, avec plus d'ambition que de morale, avoir une existence fort différente de

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celle-ci; mais il n'y aura jamais rien de commun entre le crime et moi. J'ai le dernier maintenu la constitution que j'avais jurée. Vous savez que mon cœur eût été républicain si ma raison ne m'avait pas donné cette nuance de royalisme, et si ma fidélité à mes serments et à la volonté nationale ne m'avait pas rendu défenseur des droits constitutionnels du roi; mais moins on a osé résister, plus ma voix s'est élevée; et je suis devenu le but de toutes les attaques. La démonstration mathématique de ne pouvoir plus m'opposer utilement au crime et d'être l'objet d'un crime de plus, m'a forcé de soustraire ma tête à une lutte où il m'était évident que j'allais mourir sans fruit. J'ignore à quel point ma marche pourrait être retardée, mais je vais me rendre en Angleterre, où je désire que toute ma famille vienne me joindre. Puisse ma tante accepter aussi le voyage! Je sais qu'on retient les familles des émigrés, mais ce sont celles des émigrés armés contre leur pays; et moi, grand Dieu! quel monstre oserait croire que je suis dans ce cas? Les postes impériales et jacobites liront le peu de lettres que j'écris; cela m'est égal, pourvu qu'elles arrivent. Je n'eus jamais un seul sentiment à cacher.

Je ne fais point d'excuse ni à mes enfants, ni à vous, d'avoir ruiné ma famille; il n'y a personne parmi vous qui voulût devoir sa fortune à une conduite contraire à ma conscience. Venez me joindre en Angleterre; établissons-nous en Amérique, nous

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y trouverons la liberté qui n'existe plus en France; et ma tendresse cherchera

vous dédommager

tous des jouissances que vous aurez perdues. Adieu, mon cher cœur.

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A M. DE LA ROCHEFOUCAULD *.

Nivelle, le 25 août 1792.

Où êtes-vous, mon cher ami? respirez-vous encore? serait-il possible que tant de vertus, qu'un

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Rochefoucauld.

* Cette lettre ne parvint pas à M. de Voici quelques renseignements sur l'assassinat de Gisors; nous les trouvons dans une note du général Lafayette : « Ce fut » sur un ordre de l'infâme commune du 10 août, que ce » malheureux et divin ami fut arrêté à Forges. Le commis» saire chargé de le conduire avait été à La Roche-Guyon, déguisé en mendiant; il reçut plusieurs fois l'aumône de la » Rochefoucauld. Ce commissaire continua de suivre l'escorte jusqu'à Gisors, où il forma une émeute autour de l'auberge dans laquelle la Rochefoucauld dînait avec sa mère et sa » femme. Le prisonnier se montra sur un balcon aux furieux qui le demandaient à grands cris, et au moment où il des» cendait pour leur parler, le commissaire qui, pendant le » voyage, avait cherché à retarder leur marche, lui dit qu'il pouvait descendre, parce que la garde envoyée de Paris descendit » par Santerre, venait d'arriver. A ces mots, la Rochefou»cauld répondit : Si cela est ainsi, je suis perdu.

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>> avec fermeté dans la rue, et, en arrivant, fut massacré.

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