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Lorsque la société de Cincinnatus se forma en Amérique, Lafayette, en même temps qu'il remplit à cet égard en Europe tout ce qu'il devait à ses compagnons d'armes et qu'il jouit avec le sentiment le plus affectueux de ce nouveau gage d'une touchante fraternité, fit sentir dans ses réponses à la société et aux membres qui étaient plus particulièrement ses amis, que l'hérédité de cette marque d'amitié pouvait, contre leur intention, porter atteinte à l'égalité républicaine, et il apprit avec un vif plaisir que les officiers américains avaient renoncé à cette clause de l'association. Lorsqu'après l'acceptation de la constitution de 1787, Washington fut élu président des États-Unis, Lafayette lui écrivit « que cette nomination lui faisait d'autant plus de plaisir, que son paternel ami pouvait, avec plus de désintéressement et de modération que personne, éprouver dans cette place quel degré de pouvoir exécutif était nécessaire pour le maintien de la liberté dans une république.» Enfin, en 1787 et 1788, Lafayette s'occupait encore avec des patriotes hollandais, et nommément avec Paulus, de projets démocratiques pour la république de Hollande; mais en reconnaissant la vérité de toutes les indications de républicanisme que je viens de citer avec une bonne foi parfaite, en avouant que tous ces souvenirs ont pu donner lieu aux soupçons des royalistes zélés, je puis assurer avec la même sincérité, que Lafayette a dans tous les temps soutenu fran

chement et de tout son cœur la royauté constitutionnelle.

D'abord il est évident que Lafayette n'avait pas prévu que la royauté héréditaire pût à cette époque être détruite. Bergasse, à l'époque des élections pour les états généraux, lui ayant envoyé l'ouvrage dans lequel il demandait la constitution anglaise, proposition qui paraissait alors très-hardie, Lafayette lui répondit, autant que je m'en souviens, en ces termes : «qu'il ne pouvait approuver son idée d'une chambre des pairs; que l'hérédité était nuisible partout où elle n'était pas nécessaire, et qu'il ne fallait la conserver que dans la magistrature royale; » et quoique Lafayette et Bailly soient les deux seuls députés de l'assemblée nationale qui, obligés de rester à Paris, n'aient pas participé au décret constitutionnel de la royauté héréditaire, ils n'auraient seulement pas imaginé qu'il fût possible de se refuser à l'unanimité d'un tel décret consacré d'avance par l'unanimité du vœu et des instructions de toute la France.

La découverte d'une faction orléaniste attacha de plus en plus Lafayette au maintien de la branche régnante. Les dangers personnels de cette famille devaient exciter l'intérêt de son cœur. « Ces gens-là, disait-il à M. d'Estaing, en revenant à cheval avec lui de Versailles le 6 octobre, et en lui parlant des crimes des factieux; ces gens-là me rendront royaliste.» « J'ai contribué plus que personne, disait-il encore le 8 octobre au duc

d'Orléans, à renverser les marches du trône; la nation a placé le roi sur la dernière ; je l'y défendrai contre vous, et avant que vous y preniez sa place il faudra me passer sur le corps, ce qui n'est pas aisé. »

Et qu'on ne pense pas que, dès les premiers temps, l'adoption du vœu national à cet égard lui ait coûté aucun effort. Une passion violente pour la liberté remplit le cœur de Lafayette; l'établir partout, et surtout dans son pays, a toujours été son premier, son inépuisable besoin; ce besoin était satisfait relativement à la France. Après avoir exposé dans sa déclaration des droits ce qui paraissait à la fois indispensable, et suffisant pour la liberté, il regardait les diverses formes de gouvernement, pourvu que chacun de ces droits y fùt assuré, comme des combinaisons secondaires; il ne se sentait aucunement pressé d'introduire dans le pouvoir exécutif ses idées ou, si l'on veut, ses préjugés d'Amérique; il se fùt reproché d'y contribuer par le moindre retardement de la tranquillisation générale; il pensait même, quelles que fussent ses habitudes ou ses inclinations personnelles, que dans l'état d'inexpérience où l'on était, où l'on est encore sur les gouvernements représentatifs, on devait essayer la meilleure organisation possible sous la condition de cette magistrature héréditaire que la nation avait voulue, et lui-même la regardait sincèrement comme la meilleure chose que l'on pût faire alors pour l'u

tilité commune, qu'il avait déclaré devoir être le seul fondement des distinctions entre les hommes. Aussi a-t-on vu que si, dans la question du veto, en même temps qu'il prenait des mesures efficaces pour empêcher que les agitateurs parisiens ne troublassent la liberté des délibérations à Versailles, il se montrait personnellement contraire au veto absolu, il fut très-favorable à l'heureuse idée du veto suspensif qui garantissait au roi la certitude de ne céder qu'au bout de six années, non à la simple volonté d'un corps législatif, mais à la volonté de la nation bien reconnue par la succession de trois législatures; et si dans les conférences qui eurent lieu en septembre 1789 chez M. Jefferson, alors ambassadeur américain, entre plusieurs membres du parti populaire, sur la formation du corps législatif, Lafayette se refusa obstinément à toute création d'une chambre des pairs ou d'un sénat nommé par le roi, il ne montra aucune répugnance personnelle à réunir les partis par un compromis qui établirait un conseil des anciens quelconque, pourvu qu'il ne fût pas héréditaire et qu'il fut élu par le peuple. Je cite ces traits pour faire connaître avec quelle bonne foi, même avant le 6 octobre, Lafayette consentait à étayer le gouvernement par tout ce qui n'était pas opposé aux principes indispensables de liberté qu'il s'est formés; et si l'on trouve le veto suspensif,

un sénat électif, etc., insuffisants pour maintenir la monarchie, on peut blâmer la politique des

constitutionnels, mais non leurs intentions qui étaient bien décidément de donner au roi tous les pouvoirs que l'on croyait compatibles avec la liberté démocratique, premier objet de leurs vœux et de leurs combinaisons fondées quelquefois peutêtre sur des craintes exagérées.

Quoi qu'il en soit, Lafayette ne les partagea pas toujours, et plus les circonstances mirent en son pouvoir la personne du roi et de sa famille, moins il se sentit disposé à abuser de cet avantage. Quelques auteurs, qui n'en croyaient pas un mot, ont dit qu'en 1791 il était devenu plus royaliste; c'était au contraire l'époque où il fut le plus dégoûté de la cour de Louis XVI, par l'impossibilité d'en obtenir, depuis deux ans, une conduite utile au pays et à elle-même. On aurait pu dire avec beaucoup plus de vraisemblance qu'au 14 juillet une résistance prolongée du roi et de l'aristocratie aurait entraîné les chefs constitutionnels à l'abolition de la royauté et que le roi aurait peut-être trouvé moins d'appui dans Lafayette sans les événements du 6 octobre.

Cependant, que l'on examine les opinions de Lafayette à la tribune, on verra qu'elles tendent continuellement à donner de l'énergie au pouvoir exécutif, à lui assurer les moyens d'agir, et que, depuis le 6 octobre 1789 jusqu'au 21 juin 1791, il n'a pas prononcé un mot qui, dans la ligne des idées constitutionnelles, tendit à son avilissement. Pendant ce long intervalle, ses amis et lui ont

5 MÉM. DE LAFAYETTE,

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