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fut pas compris. Toutes les opinions ont cru y trouver un partisan, et tandis que les uns n'y vouloient voir qu'un code de démocratie, les autres n'y ont aperçu que l'aristocratie la plus pure; la révolution l'a commenté dans tous les sens ; il a été tourà-tour un argument pour et contre, et cela parce que chacun, mettant ses idées à la place de celles de Rousseau, a moins lu ce qu'il y avoit que ce qu'il croyoit y voir. De là, tous ces ouvrages publiés sous le titre de Jean-Jacques aristocrate; JeanJacques Rousseau considéré comme l'un des auteurs de la révolution.

Un homme qui plus que tout autre étoit fait pour apprécier le mérite du Contrat social, Voltaire en parle en maint endroit de ses ouvrages de manière à faire croire que ce qu'il en dit n'est pas ce qu'il en pense. C'est une singulière réfutation que les épithètes d'ignorant présomptueux, de cynique, de garçon horloger, données à un homme qui partage avec lui la gloire d'avoir fait du siècle où ils ont vécu tous les deux l'une des époques les plus mémorables dans les fastes de l'esprit humain. C'est en parlant du Contrat social que Rousseau a dit lui-même : << Mes << livres, quoi qu'on fasse, porteront toujours témoignage d'eux« mêmes..... Loin de détruire les gouvernements, je les ai tous « établis. Je n'ai rejeté aucun gouvernement, je n'en ai méprisé « aucun. En les examinant, en les comparant, j'ai tenu la ba<< lance et j'ai calculé les poids, je n'ai rien fait de plus. On ne «< doit punir la raison nulle part, ni même le raisonnement. Je << ne suis pas le seul qui, discutant par abstraction des questions «< de politique, ait pu les traiter avec quelque hardiesse. Tout << homme a droit de le faire. »

Rousseau retiré dans sa vieillesse du commerce des hommes, et même du commerce de son génie, les défenseurs de la liberté d'un peuple qui vouloit se donner des lois nouvelles vinrent lui demander un plan de législation dans sa solitude. Toute son ame et son génie se ranimèrent pour répondre dignement à cette demande. On retrouve dans l'auteur des Considérations sur le gouvernement de Pologne l'auteur d'Émile et du Contrat social. Mais

quel caractère étranger à nos mœurs et à nos idées! On croiroit que l'auteur sort d'un entretien avec Numa dans les forêts des Sabins, ou avec Lycurgue sur le Taygète. Le premier conseil qu'il donne aux Polonois, c'est de rompre presque toute communication avec le reste de l'Europe. Il ne veut point pour cela de rempart semblable à celui qui a été inutile pour séparer le Chinois du Tartare; il veut que ce soit le caractère national qui élève cette barrière. Mais comment le former ce caractère national? Par des jeux d'enfants, répond Jean-Jacques, par des cérémonies publiques, majestueuses et touchantes; par des gymnases, par des fêtes. Deux législateurs de l'antiquité ont imprimé ainsi l'image de leur ame et de leur caractère dans les hommes qui ont reçu leurs lois : Lycurgue et Numa; et il est encore aujourd'hui des hommes qui portent ces images sacrées dans leur caractère et dans leur ame. Des Spartiates devenus sauvages n'ont cessé de vivre libres sur les montagnes de Laconie, d'où ils insultoient au despotisme du grand-turc, jusqu'au moment où, ralliant autour d'eux tous les enfants de la Grèce au pied de la statue de la liberté, ils ont juré, sur l'autel de la patrie, de s'affranchir du joug ottoman, ou de mourir les armes à la main; et sous la domination du pape, qui devroit être le premier auxiliaire de cette ligue sacrée de l'Évangile contre l'Alcoran, de la liberté contre le despotisme, les Transteverains montrent souvent le caractère de ce peuple romain qui régnoit dans les comices. « Imitez ces législateurs et leurs institutions, dit Rousseau à la Pologne; faites-vous des spectacles nationaux et des fêtes qui vous dégoûtent à jamais du bonheur de tous les autres peuples; faites en sorte qu'il vous soit impossible d'être autre chose que des Polonois, et vous le serez pour l'éternité. Des voisins plus puissants pourront vous vaincre, ils ne pourront vous conquérir. Les Russes pourront vous engloutir, ils ne pourront vous digérer. » En les séparant ainsi de toute la terre, ce nouveau Lycurgue semble en effet préparer aux Polonois un bonheur qui ne s'est jamais trouvé parmi les hommes. Des mœurs et presque point de lois; la raison pour le premier code des magistrats; des citoyens qui soient tous lé

gislateurs, pour qu'il n'y en ait aucun d'esclave; des laboureurs se rendant dignes d'être au besoin les défenseurs de la patrié, par des exercices et des fêtes militaires qui seront le délassement de leurs travaux rustiques; les récompenses toutes en honneur, aucune en argent; l'argent presque proscrit, comme faisant circuler les vices et les crimes avec plus de rapidité encore que les richesses; tous les rangs également accessibles à tous les citoyens, qui les rempliront tous successivement, en croissant par degrés en vertus et en talents, comme en grandeur; le trône même rempli par des citoyens qui auroient appris, dans tous les états qu'ils auroient parcourus, les besoins et les devoirs de tous les états; le bonheur, enfin, toujours modéré, parce qu'il s'use lorsqu'il est trop vif, et que l'homme trouve bientôt l'ennui et les dégoûts dans les voluptés immodérées.

Tel est le tableau du gouvernement que Jean-Jacques vouloit donner à la Pologne. Il a bien prévu qu'on lui diroit qu'il n'y a pas un très grand mérite à renouveler les romans politiques de Platon; qu'on essaieroit de le combattre par le ridicule, parce que le ridicule est l'unique ressource des esprits foibles contre tout ce qui porte le caractère de la grandeur et de la force; qu'on lui opposeroit les goûts des peuples modernes pour les jouissances du luxe, et la corruption de leurs mœurs, pour lui prouver qu'il faut leur laisser leur luxe et leurs mœurs corrompues. C'est en combattant ces objections qu'il déploie cette éloquence invincible qui triomphe souvent de nos dégoûts et de notre effroi pour les mœurs antiques, ou qu'il fait voir cette souplesse d'esprit qui aperçoit les moyens de se servir de nos vices mêmes pour nous conduire par degrés aux vertus que nous n'osons plus envisager. Les changements, il ne veut pas les faire comme Dieu, par sa parole; il prend les instruments de l'homme, le temps et de sages précautions. Il présente à la fois un dessin pur et général; mais il voit bien qu'on ne peut l'exécuter que par partie; il ne dit point: Donnez-moi des anges, et je les ferai vivre en sages; donnez-moi un pays où il n'y ait aucune institution, et j'y établirai des institutions parfaites. Il dit : Donnez-moi la Pologne et les Polonois tels qu'ils sont aujour

d'hui, et je ne crois pas impossible de leur donner la législation et le bonheur dont je leur offre les images. On suppose toujours les passions des hommes comme les obstacles les plus invincibles à toutes les réformes, et l'on ne voit pas que, pour celui qui sait les manier, elles sont aussi les moyens les plus sûrs et les plus puissants; on peut s'en servir même pour les détruire toutes; et s'il y a eu jamais un véritable stoïcien, son stoïcisme a été l'ouvrage de ses passions. Entrepris quelque temps avant le premier partage de la Pologne, l'ouvrage que Rousseau avoit fait à la demande du comte Wielhorski devoit indiquer les moyens d'arrêter les troubles provoqués au sein de cette république par la domination tyrannique du cabinet de Pétersbourg.

Ce fut dans les dernières années du règne de Pierre-le-Grand que s'établit le despotisme de la Russie sur la Pologne. En suivant le progrès des troubles qui ont déchiré la Pologne, le philosophe en fait observer toutes les causes, parmi lesquelles on distinguera le liberum veto, l'élection des rois, la fréquence des confédérations, l'esclavage des paysans, la prédominance de quelques familles, les restrictions apportées aux droits politiques des sectateurs de certains cultes, et surtout l'influence de la Russie. L'autorité du plus grand nombre est, suivant Rousseau, une convention qui suppose au moins une fois le consentement de tous. En Pologne, on convint au contraire que cette unanimité seroit toujours nécessaire dans les délibérations nationales, si l'on ne crut pas même que c'étoit là une des conditions essentielles du pacte social. Ainsi un seul nonce rendoit inefficace la volonté de tous les autres, rompoit la diète, et fixoit au sein de la république les abus dont elle desiroit le plus impatiemment de se délivrer. Tout en signalant les inconvénients de la royauté élective, Rousseau la préfère à l'hérédité. Ce système, qui doit amener partout des agitations périodiques, appeloit de plus autour du trône de Pologne, chaque fois qu'il étoit vacant, les intrigues et la corruption. Long-temps néanmoins la république avoit subi sans trop de dommage ces redoutables épreuves, fière de rentrer, à chaque interrègne, dans l'exercice de ses droits antiques; or

gueilleuse même de ce concours des ambitions étrangères pour une dignité dont elle disposoit, et rassurée enfin par cet hommage solennel que rendoit à ses libertés et à ses constitutions chaque nouveau roi qu'elle venoit d'élire.

Les Polonois n'attachoient pas moins d'intérêt à leurs confédérations, espèces d'insurrections légales, qui trouvoient, même hors de la Pologne, des défenseurs, et presque des panégyristes. Elles étoient, dit-on, de moindres maux que ceux qu'elle devoit guérir. Toujours est-il déplorable d'avoir besoin d'un tel remède, et qu'il n'y eût d'espoir pour la liberté que dans ces crises violentes, qui, ne pouvant jamais manquer d'occasions ou de prétextes, finissoient par devenir un désordre habituel et une maladie permanente. Au milieu de ces éternels orages, les effets politiques de l'esclavage des paysans de Pologne étoient peu aperçus. Cette servitude, dont l'origine n'est point féodale, ressembleroit, sous beaucoup de rapports, à celle dont nous voyons trop d'exemples dans l'histoire des anciens peuples. Mais par cela même, elle convenoit beaucoup moins à l'état moderne de la civilisation européenne. Elle étoit, après le tumulte des confédérations, le principal obstacle au progrès de l'industrie, du commerce et des arts, seuls moyens aujourd'hui qui puissent établir ou garantir la puissance et même l'indépendance d'une nation. Cette classe laborieuse, active, éclairée, qui répand la prospérité et la lumière au-dessous d'elle et au-dessus, cette classe moyenne en qui réside véritablement la force des grands états, n'existoit point en Pologne. Ajoutons que cette république n'armoit point ses paysans; qu'elle n'osoit pas les employer à la guerre; et qu'ainsi, lorsque ses voisins devenoient de jour en jour plus formidables, elle n'a voit point à leur opposer cette puissance militaire qui peut, en de certaines conjonctures, tenir lieu d'une puissance plus réelle. Il s'étoit élevé peu à peu en Pologne une grande noblesse que personne, dans les derniers temps, ne confondoit plus avec la noblesse vulgaire. Cette distinction, qui n'étoit avouée ni par les lois même ni par le langage, se manifestoit de plus en plus dans les affaires et dans les mœurs. De vieilles généalogies, une plus lon

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