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juridiction indépendante l'un de l'autre? ou, s'ils sont précaires et dépendants du prince, peuvent-ils jamais entrer comme parties intégrantes dans la constitution de l'état, et même avoir une influence réelle dans les affaires? Questions préliminaires qu'il falloit discuter, et qui ne semblent pas faciles à résoudre : car s'il est vrai que la pente naturelle est toujours vers la corruption et par conséquent vers le despotisme, il est difficile de voir par quelles ressources de politique le prince, même quand il le voudroit, pourroit donner à cette pente une direction contraire, qui ne pût être changée par ses successeurs ni par leurs ministres. L'abbé de Saint-Pierre ne prétendoit pas, à la vérité, que sa nouvelle forme ôtât rien à l'autorité royale; car il donne au conseil la délibération des matières, et laisse au roi seul la décision : ces différents conseils, dit-il, sans empêcher le roi de faire tout ce qu'il voudra, le préserveront souvent de vouloir des choses nuisibles à sa gloire et à son bonheur ; ils porteront devant lui le flambeau de la vérité pour lui montrer le meilleur chemin et le garantir des piéges. Mais cet homme éclairé pouvoit-il se payer lui-même de si mauvaises raisons? espéroit-il que les yeux des rois pussent voir les objets à travers les lunettes des sages? Ne sentoit-il pas qu'il falloit nécessairement que la délibération des conseils devînt bientôt un vain formulaire, ou que l'autorité royale en fût altérée? et n'avouoit-il pas lui-même que c'étoit introduire un gouvernement mixte, où la forme républicaine s'allioit à la monarchie? En effet, des corps nombreux, dont le choix ne dépendroit pas entièrement du prince, et qui n'auroient par eux-mêmes aucun pouvoir, deviendroient bientôt un fardeau inutile à l'état; sans mieux faire aller les affaires, ils ne feroient qu'en retarder l'expédition par de longues formalités, et, pour me servir de ses propres termes, ne seroient que des conseils de parade. Les favoris du prince, qui le sont rarement du public, et qui, par conséquent, auroient peu d'influence dans des conseils formés au scrutin, décideroient seuls toutes les affaires; le prince n'assisteroit jamais aux conseils sans avoir déjà pris son parti sur tout ce qu'on y devroit agiter, ou n'en

sortiroit jamais sans consulter de nouveau dans son cabinet avec ses favoris sur les résolutions qu'on y auroit prises; enfin, il faudroit nécessairement que les conseils devinssent méprisables, ridicules, et tout-à-fait inutiles, ou que les rois perdissent de leur pouvoir: alternative à laquelle ceux-ci ne s'exposeront certainement pas, quand même il en devroit résulter le plus grand bien de l'état et le leur.

Voilà, ce me semble, à-peu-près les côtés par lesquels l'abbé de Saint-Pierre eût dù considérer le fond de son système pour en bien établir les principes; mais il s'amuse, au lieu de cela, à résoudre cinquante mauvaises objections qui ne valoient pas la peine d'être examinées, ou, qui pis est, à faire lui-même de mauvaises réponses quand les bonnes se présentent naturellement, comme s'il cherchoit à prendre plutôt le tour d'esprit de ses opposants pour les ramener à la raison, que le langage de la raison pour convaincre les sages.

Par exemple, après s'être objecté que dans la polysynodie chacun des conseillers a son plan général, que cette diversité produit nécessairement des décisions qui se contredisent, et des embarras dans le mouvement total, il répond à cela qu'il ne peut y avoir d'autre plan général que de chercher à perfectionner les réglements qui roulent sur toutes les parties du gouvernement. Le meilleur plan général n'est-ce pas, dit-il, celui qui va le plus droit au plus grand bien de l'état dans chaque affaire particulière? D'où il tire cette conclusion très fausse que les divers plans généraux, ni par conséquent les réglements et les affaires qui s'y rapportent, ne peuvent jamais se croiser ou se nuire mutuellement.

En effet, le plus grand bien de l'état n'est pas toujours une chose si claire, ni qui dépend autant qu'on le croiroit du plus grand bien de chaque partie; comme si les mêmes affaires ne pouvoient pas avoir entre elles une infinité d'ordres divers et de liaisons plus ou moins fortes qui forment autant de différences dans les plans généraux. Ces plans bien digérés sont toujours doubles, et renferment dans un système comparé la forme ac

CONTRAT SOCIAL.

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tuelle de l'état et sa forme perfectionnée, selon les vues de l'auteur. Or cette perfection dans un tout aussi composé que le corps politique, ne dépend pas seulement de celle de chaque partie, comme pour ordonner un palais il ne suffit pas d'en bien disposer chaque pièce, mais il faut de plus considérer les rapports du tout, les liaisons les plus convenables, l'ordre le plus commode, la plus facile communication, le plus parfait ensemble, et la symétrie la plus régulière. Ces objets généraux sont si importants, que l'habile architecte sacrifie au mieux du tout mille avantages particuliers qu'il auroit pu conserver dans une ordonnance moins parfaite et moins simple. De même, le politique ne regarde en particulier ni les finances, ni la guerre, ni le commerce; mais il rapporte toutes ces parties à un objet commun; et des proportions qui leur conviennent le mieux résultent les plans généraux dont les dimensions peuvent varier de mille manières, selon les idées et les vues de ceux qui les ont formés; soit en cherchant la plus grande perfection du tout, soit en cherchant la plus facile exécution, sans qu'il soit aisé quelquefois de démêler celui de ces plans qui mérite la préférence. Or c'est de ces plans qu'on peut dire que, si chaque conseil et chaque conseiller a le sien, il n'y aura que contradictions dans les affaires et qu'embarras dans le mouvement commun : mais le plan général, au lieu d'être celui d'un homme ou d'un autre, ne doit être et n'est en effet dans la polysynodie que celui du gouvernement, et c'est à ce grand modèle que se rapportent nécessairement les délibérations communes de chaque conseil, et le travail particulier de chaque membre. Il est certain même qu'un pareil plan se médite et se conserve mieux dans le dépôt d'un conseil que dans la tête d'un ministre et même d'un prince; car chaque visir a son plan, qui n'est jamais celui de son devancier, et chaque demi-visir aussi le sien, qui n'est ni celui de son devancier, ni celui de son collègue: aussi voit-on généralement les républiques changer moins de systèmes que les monarchies. D'où je conclus avec l'abbé de Saint-Pierre, mais par d'autres raisons,

que la polysynodie est plus favorable que le visirat et le demivisirat à l'unité du plan général.

A l'égard de la forme particulière de sa polysynodie et des détails dans lesquels il entre pour la déterminer, tout cela est très bien vu et fort bon séparément pour prévenir les inconvénients auxquels chaque chose doit remédier: mais, quand on en viendroit à l'exécution, je ne sais s'il régneroit assez d'harmonie dans le tout ensemble; car il paroît que l'établissement des grades s'accorde mal avec celui de la circulation, et le scrutin plus mal encore avec l'un et l'autre. D'ailleurs si l'établissement est dangereux à faire, il est à craindre que, même après l'établissement fait, ces différents ressorts ne causent mille embarras et mille dérangements dans le jeu de la machine, quand il s'agira de la faire marcher.

La circulation de la présidence en particulier seroit un excellent moyen pour empêcher la polysynodie de dégénérer bientôt en visirat, si cette circulation pouvoit durer, et qu'elle ne fût pas arrêtée par la volonté du prince en faveur du premier des présidents qui aura l'art toujours recherché de lui plaire. C'est-àdire que la polysynodie durera jusqu'à ce que le roi trouve un visir à son gré; mais, sous le visirat même, on n'a pas un visir plus tôt que cela. Foible remède que celui dont la vertu s'éteint à l'approche du mal qu'il devroit guérir.

N'est-ce pas encore un mauvais expédient de nous donner la nécessité d'obtenir les suffrages une seconde fois comme un frein pour empêcher les présidents d'abuser de leur crédit la première? ne sera-t-il pas plus court et plus sùr d'en abuser au point de n'avoir plus que faire de suffrages? et notre auteur luimême n'accorde-t-il pas au prince le droit de prolonger au besoin les présidents à sa volonté, c'est-à-dire d'en faire de véritables visirs? Comment n'a-t-il pas aperçu mille fois, dans le cours de sa vie et de ses écrits, combien c'est une vaine occupation de rechercher des formes durables pour un état de choses qui dépend toujours de la volonté d'un seul homme?

Ces difficultés n'ont pas échappé à l'abbé de Saint-Pierre ; mais peut-être lui convenoit-il mieux de les dissimuler que de les résoudre. Quand il parle de ces contradictions et qu'il feint de les concilier, c'est par des moyens si absurdes et des raisons si peu raisonnables, qu'on voit bien qu'il est embarrassé ou qu'il ne procède pas de bonne foi. Seroit-il croyable qu'il eùt mis en avant si hors de propos et compté parmi ces moyens l'amour de la patrie, le bien public, le desir de la vraie gloire, et d'autres chimères évanouies depuis longtemps, ou dont il ne reste plus de traces que dans quelques petites républiques? Penseroit-il sérieusement que rien de tout cela pût réellement influer dans la forme d'un gouvernement monarchique? et, après avoir cité les Grecs, les Romains, et même quelques modernes qui avoient des ames anciennes, n'avoue-t-il pas lui-même qu'il seroit ridicule de fonder la constitution de l'état sur des maximes éteintes? Que feroit-il donc pour suppléer à ces moyens étrangers dont il reconnoît l'insuffisance? Il lève une difficulté par une autre, établit un système sur un système, et fonde sa polysynodie sur sa république européenne. Cette république, dit-il, étant garante de l'exécution des capitulations impériales pour l'Allemagne, des capitulations parlementaires pour l'Angleterre, des pacta conventa pour la Pologne, ne pourroit-elle pas l'être aussi des capitulations royales signées au sacre des rois pour la forme du gouvernement, lorsque cette forme seroit passée en loi fondamentale? et, après tout, garantir les rois de tomber dans la tyrannie des Nérons, n'est-ce pas les garantir eux et leur postérité de leur ruine totale?

On peut, dit-il encore, faire passer le réglement de la polysynodie en forme de loi fondamentale dans les états-généraux du royaume, la faire jurer au sacre des rois, et lui donner ainsi la même autorité qu'à la loi salique.

La plume tombe des mains quand on voit un homme sensé proposer sérieusement de semblables expédients.

Ne quittons point cette matière sans jeter un coup-d'œil

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