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JUGEMENT

SUR LA PAIX PERPÉTUELLE.

Le projet de la paix perpétuelle, étant par son objet le plus digne d'occuper un homme de bien, fut aussi de tous ceux de l'abbé de Saint-Pierre celui qu'il médita le plus longtemps, et qu'il suivit avec le plus d'opiniàtreté; car on a peine à nommer autrement ce zèle de missionnaire qui ne l'abandonna jamais sur ce point, malgré l'évidente impossibilité du succès, le ridicule qu'il se donnoit de jour en jour, et les dégoûts qu'il eut sans cesse à essuyer. Il semble que cette ame saine, uniquement attentive au bien public, mesuroit les soins qu'elle donnoit aux choses uniquement sur le degré de leur utilité, sans jamais se laisser rebuter par les obstacles ni songer à l'intérêt personnel.

Si jamais vérité morale fut démontrée, il me semble que c'est l'utilité générale et particulière de ce projet. Les avantages qui résulteroient de son exécution, et pour chaque prince, et pour chaque peuple, et pour toute l'Europe, sont immenses, clairs, incontestables; on ne peut rien de plus solide et de plus exact que les raisonnements par lesquels l'auteur les établit. Réalisez sa république européenne durant un seul jour, c'en est assez pour la faire durer éternellement, tant chacun trouveroit par l'expérience son profit particulier dans le bien commun. Cependant ces mêmes princes, qui la défendroient de toutes leurs forces si elle existoit, s'opposeroient maintenant de même à son exécution, et l'empêcheroient infailliblement de s'établir comme

ils l'empêcheroient de s'éteindre. Ainsi, l'ouvrage de l'abbé de Saint-Pierre sur la paix perpétuelle paroît d'abord inutile pour la produire, et superflu pour la conserver. C'est donc une vaine spéculation, dira quelque lecteur impatient. Non, c'est un livre solide et sensé, et il est très important qu'il existe.

Commençons par examiner les difficultés de ceux qui ne jugent pas des raisons par la raison, mais seulement par l'événement, et qui n'ont rien à objecter contre ce projet, sinon qu'il n'a pas été exécuté. En effet, diront-ils sans doute, si ses avantages sont si réels, pourquoi donc les souverains de l'Europe ne l'ont-ils pas adopté? pourquoi négligent-ils leur propre intérêt, si cet intérêt leur est si bien démontré? Voit-on qu'ils rejettent d'ailleurs les moyens d'augmenter leurs revenus et leur puissance? Si celui-ci étoit aussi bon pour cela qu'on le prétend, estil croyable qu'ils en fussent moins empressés que de tous ceux qui les égarent depuis si longtemps, et qu'ils préférassent mille ressources trompeuses à un profit évident?

Sans doute cela est croyable, à moins qu'on ne suppose que leur sagesse est égale à leur ambition, et qu'ils voient d'autant mieux leurs avantages qu'ils les desirent plus fortement ; au lieu que c'est la grande punition des excès de l'amour-propre de recourir toujours à des moyens qui l'abusent, et que l'ardeur même des passions est presque toujours ce qui les détourne de leur but. Distinguons donc, en politique ainsi qu'en morale, l'intérêt réel de l'intérêt apparent; le premier se trouveroit dans la paix perpétuelle; cela est démontré dans le projet : le second se trouve dans l'état d'indépendance absolue qui soustrait les souverains à l'empire de la loi pour les soumettre à celui de la fortune. Semblables à un pilote insensé, qui, pour faire montre d'un vain savoir et commander à ses matelots, aimeroit mieux flotter entre des rochers durant la tempête que d'assujétir son vaisseau par des ancres.

Toute l'occupation des rois, ou de ceux qu'ils chargent de leurs fonctions, se rapporte à deux seuls objets; étendre leur domination au-dehors, et la rendre plus absolue au-dedans :

toute autre vue, ou se rapporte à l'une de ces deux, ou ne leur sert que de prétexte; telles sont celles du bien public, du bonheur des sujets, de la gloire de la nation; mots à jamais proscrits du cabinet, et si lourdement employés dans les édits publics, qu'ils n'annoncent jamais que des ordres funestes, et que le peuple gémit d'avance quand ses maîtres lui parlent de leurs soins paternels.

Qu'on juge, sur ces deux maximes fondamentales, comment les princes peuvent recevoir une proposition qui choque directement l'une, et qui n'est guère plus favorable à l'autre. Car on sent bien que par la diète européenne le gouvernement de chaque état n'est pas moins fixé que par ses limites, qu'on ne peut garantir les princes de la révolte des sujets sans garantir en même temps les sujets de la tyrannie des princes, et qu'autrement l'institution ne sauroit subsister. Or, je demande s'il y a dans le monde un seul souverain qui, borné ainsi pour jamais dans ses projets les plus chéris, supportât sans indignation la seule idée de se voir forcé d'être juste, non seulement avec les étrangers, mais même avec ses propres sujets.

Il est facile encore de comprendre que d'un côté la guerre et les conquêtes, et de l'autre les progrès du despotisme, s'entreaident mutuellement; qu'on prend à discrétion, dans un peuple d'esclaves, de l'argent et des hommes pour en subjuguer d'autres; que réciproquement la guerre fournit un prétexte aux exactions pécuniaires, et un autre non moins spécieux d'avoir toujours de grandes armées pour tenir le peuple en respect. Enfin chacun voit assez que les princes conquérants font pour le moins autant la guerre à leurs sujets qu'à leurs ennemis, et que la condition des vainqueurs n'est pas meilleure que celle des vaincus. « J'ai battu les Romains, écrivoit Annibal aux Carthaginois, envoyez-moi des troupes; j'ai mis l'Italie à contribu⚫tion, envoyez-moi de l'argent. » Voilà ce que signifient les Te Deum, les feux de joie, et l'allégresse du peuple aux triomphes de ses maîtres.

Quant aux différends entre prince et prince, peut-on espérer

de soumettre à un tribunal supérieur des hommes qui s'osent vanter de ne tenir leur pouvoir que de leur épée, et qui ne font mention de Dieu même que parcequ'il est au ciel? Les souverains se soumettront-ils dans leurs querelles à des voies juridiques, que toute la rigueur des lois n'a jamais pu forcer les particuliers d'admettre dans les leurs? Un simple gentilhomme offensé dédaigne de porter ses plaintes au tribunal des maréchaux de France; et vous voulez qu'un roi porte les siennes à la diète européenne? Encore y a-t-il cette différence, que l'un pèche contre les lois et expose doublement sa vie, au lieu que l'autre n'expose guère que ses sujets; qu'il use, en prenant les armes, d'un droit avoué de tout le genre humain, et dont il prétend n'être comptable qu'à Dieu seul.

Un prince qui met sa cause au hasard de la guerre n'ignore pas qu'il court des risques; mais il en est moins frappé que des avantages qu'il se promet, parcequ'il craint bien moins la fortune qu'il n'espère de sa propre sagesse : s'il est puissant, il compte sur ses forces; s'il est foible, il compte sur ses alliances; quelquefois il lui est utile au-dedans de purger de mauvaises humeurs, d'affoiblir des sujets indociles, d'essuyer même des revers, et le politique habile sait tirer avantage de ses propres défaites. J'espère qu'on se souviendra que ce n'est pas moi qui raisonne ainsi, mais le sophiste de cour, qui préfère un grand territoire et peu de sujets pauvres et soumis à l'empire inébranlable que donnent au prince la justice et les lois sur un peuple heureux et florissant.

C'est encore par le même principe qu'il réfute en lui-même l'argument tiré de la suspension du commerce, de la dépopulation, du dérangement des finances, et des pertes réelles que cause une vaine conquête. C'est un calcul très fautif que d'évaluer toujours en argent les gains ou les pertes des souverains; le degré de puissance qu'ils ont en vue ne se compte point par les millions qu'on possède. Le prince fait toujours circuler ses projets; il veut commander pour s'enrichir et s'enrichir pour commander; il sacrifiera tour-à-tour l'un et l'autre pour acquérir celui des deux qui lui manque : mais ce n'est qu'afin de parvenir à les pos

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