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ne fasse aucun cas de la sûreté qu'on se procure au-dehors par des traités, cette circonstance unique vous forcera peut-être de vous étayer, autant qu'il se peut, de cet appui, ne fût-ce que pour connoître la disposition présente de ceux qui traiteront avec vous. Mais ce cas excepté, et peut-être en d'autres temps quelques traités de commerce, ne vous fatiguez pas à de vaines négociations, ne vous ruinez pas en ambassadeurs et ministres dans d'autres cours, et ne comptez pas les alliances et traités pour quelque chose. Tout cela ne sert de rien avec les puissances chrétiennes elles ne connoissent d'autres liens que ceux de leur intérêt. Quand elles le trouveront à remplir leurs engagements, elles les rempliront; quand elles le trouveront à les rompre, elles les rompront: autant vaudroit n'en point prendre. Encore si cet intérêt étoit toujours vrai, la connoissance de ce qu'il leur convient de faire pourroit faire prévoir ce qu'elles feront. Mais ce n'est presque jamais la raison d'état qui les guide, c'est l'intérêt momentané d'un ministre, d'une fille, d'un favori; c'est le motif qu'aucune sagesse humaine n'a pu prévoir, qui les détermine tantôt pour, tantôt contre leurs vrais intérêts. De quoi peut-on s'assurer avec des gens qui n'ont aucun système fixe, et qui ne se conduisent que par des impulsions fortuites? Rien n'est plus frivole que la science politique des cours: comme elle n'a nul principe assuré, l'on n'en peut tirer aucune conséquence certaine, et toute cette belle doctrine des intérêts des princes est jeu d'enfant qui fait rire les hommes sensés.

Ne vous appuyez donc avec confiance ni sur vos alliés ni sur vos voisins. Vous n'en avez qu'un sur lequel vous puissiez un peu compter, c'est le grand-seigneur, et vous ne devez rien épargner pour vous en faire un appui non que ces maximes d'état soient beaucoup plus certaines que celles des autres puissances; tout y dépend également d'un visir, d'une favorite, d'une intrigue de sérail; mais l'intérêt de la Porte est clair, simple: il s'agit de tout pour elle; et généralement il y règne, avec bien moins de lumières et de finesse, plus de droiture et de bon sens. On a du moins avec elle cet avantage de plus qu'avec

les puissances chrétiennes, qu'elle aime à remplir ses engagements, et respecte ordinairement les traités. Il faut tâcher d'en faire avec elle un pour vingt ans, aussi fort, aussi clair qu'il sera possible. Ce traité, tant qu'une autre puissance cachera ses projets, sera le meilleur, peut-être le seul garant que vous puissiez avoir; et, dans l'état où la présente guerre laissera vraisemblablement la Russie, j'estime qu'il peut vous suffire pour entreprendre avec sûreté votre ouvrage; d'autant plus que l'intérêt commun des puissances de l'Europe, et surtout de vos autres voisins, est de vous laisser toujours pour barrière entre eux et les Russes, et qu'à force de changer de folies il faut bien qu'ils soient sages au moins quelquefois.

Une chose me fait croire que généralement on vous verra sans jalousie travailler à la réforme de votre constitution : c'est que cet ouvrage ne tend qu'à l'affermissement de la législation, par conséquent de la liberté, et que cette liberté passe dans toutes les cours pour une manie de visionnaires qui tend plus à affoiblir qu'à renforcer un état. C'est pour cela que la France a toujours favorisé la liberté du corps germanique et de la Hollande, et c'est pour cela qu'aujourd'hui la Russie favorise le gouvernement présent de Suède, et contrecarre de toutes ses forces les projets du roi. Tous ces grands ministres qui, jugeant les hommes en général sur eux-mêmes et ceux qui les entourent, croient les connoître, sont bien loin d'imaginer quel ressort l'amour de la patrie et l'élan de la vertu peuvent donner à des ames libres. Ils ont beau être les dupes de la basse opinion qu'ils ont des républiques, et y trouver dans toutes leurs entreprises une résistance qu'ils n'attendoient pas, ils ne reviendront jamais d'un préjugé fondé sur le mépris dont ils se sentent dignes, et sur lequel ils apprécient le genre humain. Malgré l'expérience assez frappante que les Russes viennent de faire en Pologne, rien ne les fera changer d'opinion. Ils regarderont toujours les hommes libres comme il faut les regarder eux-mêmes, c'est-àdire comme des hommes nuls, sur lesquels deux seuls instruments ont prise, savoir l'argent et le knout. S'ils voient donc

que la république de Pologne, au lieu de s'appliquer à remplir ses coffres, à grossir ses finances, à lever bien des troupes réglées, songe au contraire à licencier son armée et à se passer d'argent, ils croiront qu'elle travaille à s'affoiblir; et, persuadés qu'ils n'auront pour en faire la conquête qu'à s'y présenter quand ils voudront, ils la laisseront se régler tout à son aise, en se moquant en eux-mêmes de son travail. Et il faut convenir que l'état de liberté ôte à un peuple la force offensive, et qu'en suivant le plan que je propose on doit renoncer à tout espoir de conquête. Mais que, votre œuvre faite, dans vingt ans les Russes tentent de vous envahir, et ils connoîtront quels soldats sont pour la défense de leurs foyers ces hommes de paix qui ne savent pas attaquer ceux des autres, et qui ont oublié le prix de l'argent.

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Au reste, quand vous serez délivrés de ces cruels hôtes, gardez-vous de prendre envers le roi qu'ils ont voulu vous donner aucun parti mitigé. Il faut ou lui faire couper la tête, comme il l'a mérité, ou, sans avoir égard à sa première élection, qui est de toute nullité, l'élire de nouveau avec d'autres pacta conventa, par lesquels vous le ferez renoncer à la nomination des grandes places. Le second parti n'est pas seulement le plus humain, mais le plus sage; j'y trouve même une certaine fierté généreuse qui peut-être mortifiera bien autant la cour de Pétersbourg que si vous faisiez une autre élection. Poniatowski fut très criminel sans doute; peut-être aujourd'hui n'est-il plus que malheureux : du moins, dans la situation présente, il me paroît se conduire assez comme il doit le faire en ne se mêlant de rien du tout. Naturellement il doit au fond de son cœur desirer ardemment l'expulsion de ses durs maîtres. Il y auroit peut-être un héroïsme patriotique à se joindre, pour les chasser, aux confédérés, mais on sait bien que Poniatowski n'est pas un hé

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Cet alinéa et les deux suivants manquent à l'édition de Genève. Ils ont été imprimés pour la première fois dans l'édition de 1801. L'éditeur dit avoir pris ce morceau dans un manuscrit de Mirabeau.

ros d'ailleurs, outre qu'on ne le laisseroit pas faire, et qu'il est gardé à vue infailliblement, devant tout au Russe, je déclare franchement que, si j'étois à sa place, je ne voudrois pour rien au monde être capable de cet héroïsme-là.

Je sais bien que ce n'est pas là le roi qu'il vous faut quand votre réforme sera faite; mais c'est peut-être celui qu'il vous faut pour la faire tranquillement. Qu'il vive seulement encore huit ou dix ans, votre machine alors ayant commencé d'aller, et plusieurs palatinats étant déjà remplis par des gardiens des lois, vous n'aurez pas peur de lui donner un successeur qui lui ressemble mais j'ai peur, moi, qu'en le destituant simplement, vous ne sachiez qu'en faire, et que vous ne vous exposiez à de nouveaux troubles.

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De quelque embarras néanmoins que vous puissiez délivrer sa libre élection, il n'y faut songer qu'après s'être bien assuré de ses véritables dispositions, et dans la supposition qu'on lui trouvera encore quelque bon sens, quelque sentiment d'honneur, quelque amour pour son pays, quelque connoissance de ses vrais intérêts, et quelque desir de les suivre; car en tout temps, et surtout dans la triste situation où les malheurs de la Pologne vont la laisser, il n'y auroit rien pour elle de plus funeste que d'avoir un traître à la tête du gouvernement.

Quant à la manière d'entamer l'œuvre dont il s'agit, je ne puis goûter toutes les subtilités qu'on vous propose pour surprendre et tromper en quelque sorte la nation sur les changements à faire à ses lois. Je serois d'avis seulement, en montrant votre plan dans toute son étendue, de n'en point commencer brusquement l'exécution par remplir la république de mécontents, de laisser en place la plupart de ceux qui y sont, de ne conférer les emplois selon la nouvelle réforme qu'à mesure qu'ils viendroient à vaquer. N'ébranlez jamais trop brusquement la machine. Je ne doute point qu'un bon plan une fois adopté ne change même l'esprit de ceux qui auront eu part au gouvernement sous un autre. Ne pouvant créer tout d'un coup de nou

veaux citoyens, il faut commencer par tirer parti de ceux qui existent; et offrir une route nouvelle à leur ambition, c'est le moyen de les disposer à la suivre.

Que si, malgré le courage et la constance des confédérés, et malgré la justice de leur cause, la fortune et toutes les puissances les abandonnent, et livrent la patrie à ses oppresseurs..... Mais je n'ai pas l'honneur d'être Polonois, et, dans une situation pareille à celle où vous êtes, il n'est permis de donner son avis que par son exemple.

Je viens de remplir, selon la mesure de mes forces, et plût à Dieu que ce fût avec autant de succès que d'ardeur, la tâche que M. le comte Wielhorski m'a imposée. Peut-être tout ceci n'estil qu'un tas de chimères; mais voilà mes idées. Ce n'est pas ma faute si elles ressemblent si peu à celles des autres hommes, et il n'a pas dépendu de moi d'organiser ma tête d'une autre façon. J'avoue même que, quelque singularité qu'on leur trouve, je n'y vois rien, quant à moi, que de bien adapté au cœur humain, de bon, de praticable surtout en Pologne, m'étant appliqué dans mes vues à suivre l'esprit de cette république, et à n'y proposer que le moins de changements que j'ai pu pour en corriger les défauts. Il me semble qu'un gouvernement monté sur de pareils ressorts doit marcher à son vrai but aussi directement, aussi sûrement, aussi longtemps qu'il est possible; n'ignorant pas au surplus que tous les ouvrages des hommes sont imparfaits, passagers et périssables comme eux.

J'ai omis à dessein beaucoup d'articles très importants sur lesquels je ne me sentois pas les lumières suffisantes pour en bien juger. Je laisse ce soin à des hommes plus éclairés et plus sages que moi; et je mets fin à ce long fatras en faisant à M. le comte de Wielhorski mes excuses de l'en avoir occupé si longtemps. Quoique je pense autrement que les autres hommes, je ne me flatte pas d'être plus sage qu'eux, ni qu'il trouve dans mes rêveries rien qui puisse être réellement utile à sa patrie; mais mes vœux pour sa prospérité sont trop vrais, trop purs,

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