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tés. En supposant qu'un homme commence à vingt ans d'entrer dans les affaires, il est possible qu'à trente-cinq il soit déjà palatin; mais comme il est bien difficile et qu'il n'est pas même à propos que cette marche graduelle se fasse si rapidement, on n'arrivera guère à ce poste éminent avant la quarantaine; et c'est l'âge, à mon avis, le plus convenable pour réunir toutes les qualités qu'on doit rechercher dans un homme d'état. Ajoutons ici que cette marche paroît appropriée, autant qu'il est possible, aux besoins du gouvernement. Dans le calcul des probabilités, j'estime qu'on aura tous les deux ans au moins cinquante nouveaux citoyens élus et vingt gardiens des lois; nombres plus que suffisants pour recruter les deux parties du sénat auxquelles mènent respectivement ces deux grades. Car on voit aisément que, quoique le premier rang du sénat soit le plus nombreux, étant à vie, il aura moins souvent des places à remplir que le second, qui, dans mon projet, se renouvelle à chaque diète ordînaire.

On a déjà vu et l'on verra bientôt encore que je ne laisse pas oisifs les élus surnuméraires en attendant qu'ils entrent au sénat comme députés. Pour ne pas laisser oisifs non plus les gardiens des lois, en attendant qu'ils y rentrent comme palatins ou castellans, c'est de leur corps que je formerois le collége des administrateurs de l'éducation dont j'ai parlé ci-devant. On pourroit donner pour président à ce collége le primat ou un autre évêque, en statuant au surplus qu'aucun autre ecclésiastique, fût-il évêque et sénateur, ne pourroit y être admis.

Voilà, ce me semble, une marche assez bien graduée pour la partie essentielle et intermédiaire du tout, savoir la noblesse et les magistrats; mais il nous manque encore les deux extrêmes, savoir, le peuple et le roi. Commençons par le premier, jusqu'ici compté pour rien, mais qu'il importe enfin de compter pour quelque chose, si l'on veut donner une certaine force, une certaine consistance à la Pologne. Rien de plus délicat que l'opération dont il s'agit; car enfin, bien que chacun sente quel grand mal c'est pour la république que la nation soit en quelque façon

renfermée dans l'ordre équestre, et que tout le reste, paysans et bourgeois, soit nul, tant dans le gouvernement que dans la législation, telle est l'antique constitution. Il ne seroit en ce moment ni prudent ni possible de la changer tout d'un coup; mais il peut l'être d'amener par degrés ce changement, de faire, sans révolution sensible, que la partie la plus nombreuse de la nation s'attache d'affection à la patrie et même au gouvernement. Cela s'obtiendra par deux moyens : le premier, une exacte observation de la justice, en sorte que le serf et le roturier, n'ayant jamais à craindre d'être injustement vexés par le noble, se guérissent de l'aversion qu'ils doivent naturellement avoir pour lui. Ceci demande une grande réforme dans les tribunaux, et un soin particulier pour la formation du corps des avocats.

Le second moyen, sans lequel le premier n'est rien, est d'ouvrir une porte aux serfs pour acquérir la liberté, et aux bourgeois pour acquérir la noblesse. Quand la chose dans le fait ne seroit pas praticable, il faudroit au moins qu'on la vît telle en possibilité; mais on peut faire plus, ce me semble, et cela sans courir aucun risque. Voici, par exemple, un moyen qui me paroît mener de cette manière au but proposé.

Tous les deux ans, dans l'intervalle d'une diète à l'autre, on choisiroit dans chaque province un temps et un lieu convenables, où les élus de la même province qui ne seroient pas encore sénateurs députés s'assembleroient, sous la présidence d'un custos legum qui ne seroit pas encore sénateur à vie, dans un comité censorial ou de bienfaisance, auquel on inviteroit, non tous les curés, mais seulement ceux qu'on jugeroit les plus dignes de cet honneur. Je crois même que cette préférence, formant un jugement tacite aux yeux du peuple, pourroit jeter aussi quelque émulation parmi les curés de village, et en garantir un grand nombre des mœurs crapuleuses auxquelles ils ne sont que trop sujets.

Dans cette assemblée, où l'on pourroit encore appeler des vieillards et notables de tous les états, on s'occuperoit à l'exa-, men des projets d'établissements utiles pour la province; on en-,

tendroit les rapports des curés sur l'état de leurs paroisses et des paroisses voisines, celui des notables sur l'état de la culture, sur celui des familles de leur canton; on vérifieroit soigneusement ces rapports; chaque membre du comité y ajouteroit ses propres observations, et l'on tiendroit de tout cela un fidèle registre, dont on tireroit des mémoires succincts pour les diétines.

On examineroit en détail les besoins des familles surchargées, des infirmes, des veuves, des orphelins, et l'on y pourvoiroit proportionnellement sur un fonds formé par les contributions gratuites des aisés de la province. Ces contributions seroient d'autant moins onéreuses qu'elles deviendroient le seul tribut de charité, attendu qu'on ne doit souffrir dans toute la Pologne ni mendiants ni hôpitaux. Les prêtres, sans doute, crieront beaucoup pour la conservation des hôpitaux, et ces cris ne sont qu'une raison de plus pour les détruire.

Dans ce même comité, qui ne s'occuperoit jamais de punitions ni de réprimandes, mais seulement de bienfaits, de louanges et d'encouragements, on feroit, sur de bonnes informations, des listes exactes des particuliers de tout état dont la conduite seroit digne d'honneur et de récompense'. Ces listes seroient envoyées au sénat et au roi pour y avoir égard dans l'occasion, et placer toujours bien leurs choix et leurs préférences; et c'est sur les indications des mêmes assemblées que seroient données, dans les colléges, par les administrateurs de l'éducation, les places gratuites dont j'ai parlé ci-devant.

'Il faut, dans ces estimations, avoir beaucoup plus d'égard aux personnes qu'à quelques actions isolées. Le vrai bien se fait avec peu d'éclat. C'est par une conduite uniforme et soutenue, par des vertus privées et domestiques, par tous les devoirs de son état bien remplis, par des actions enfin qui découlent de son caractère et de ses principes, qu'un homme peut mériter des honneurs, plutôt que par quelques grands coups de théâtre qui trouvent déjà leur récompense dans l'admiration publique. L'ostentation philosophique aime beaucoup les actions d'éclat; mais tel, avec cinq ou six actions de cette espèce, bien brillantes, bien bruyantes et bien prônées, n'a pour but que de donner le change sur son compte, et d'être toute sa vie injuste et dur impunément. Donnez-nous la monnaie des grandes actions. Ce mot de femme est un mot très judicieux.

Mais la principale et plus importante occupation de ce comité seroit de dresser sur de fidèles mémoires, et sur le rapport de la voix publique bien vérifié, un rôle des paysans qui se distingueroient par une bonne conduite, une bonne culture, de bonnes mœurs, par le soin de leur famille, par tous les devoirs de leur état bien remplis. Ce rôle seroit ensuite présenté à la diétine, qui y choisiroit un nombre fixé par la loi pour être affranchi, et qui pourvoiroit, par des moyens convenus, au dédommagement des patrons, en les faisant jouir d'exemptions, de prérogatives, d'avantages enfin proportionnés au nombre de leurs paysans qui auroient été trouvés dignes de la liberté : car il faudroit absolument faire en sorte qu'au lieu d'être onéreux au maître, l'affranchissement du serf lui devint honorable et avantageux; bien entendu que, pour éviter l'abus, ces affranchissements ne se feroient point par les maîtres, mais dans les diétines, par jugement, et seulement jusqu'au nombre fixé par la loi.

Quand on auroit affranchi successivement un certain nombre de familles dans un canton, l'on pourroit affranchir des villages entiers, y former peu à peu des communes, leur assigner quelques biens-fonds, quelques terres communales comme en Suisse, y établir des officiers communaux ; et lorsqu'on auroit amené par degrés les choses jusqu'à pouvoir, sans révolution sensible, achever l'opération en grand, leur rendre enfin le droit que leur donna la nature de participer à l'administration de leur pays en envoyant des députés aux diétines.

Tout cela fait, on armeroit tous ces paysans devenus hommes libres et citoyens, on les enrégimenteroit, on les exerceroit, et l'on finiroit par avoir une milice vraiment excellente, plus que suffisante pour la défense de l'état.

On pourroit suivre une méthode semblable pour l'anoblissement d'un certain nombre de bourgeois, et même, sans les anoblir, leur destiner certains postes brillants qu'ils rempliroient seuls à l'exclusion des nobles, et cela, à l'imitation des Vénitiens si jaloux de leur noblesse, qui néanmoins, outre d'autres em

plois subalternes, donnent toujours à un citadin la seconde place de l'état, savoir celle de grand-chancelier, sans qu'aucun patricien puisse jamais y prétendre. De cette manière, ouvrant à la bourgeoisie la porte de la noblesse et des honneurs, on l'attacheroit d'affection à la patrie et au maintien de la constitution. On pourroit encore, sans anoblir les individus, anoblir collectivement certaines villes, en préférant celles où fleuriroient davantage le commerce, l'industrie et les arts, et où par conséquent l'administration municipale seroit la meilleure. Ces villes anoblies pourroient, à l'instar des villes impériales, envoyer des nonces à la diète; et leur exemple ne manqueroit pas d'exciter dans toutes les autres un vif desir d'obtenir le même honneur.

Les comités censoriaux chargés de ce département de bienfaisance, qui jamais, à la honte des rois et des peuples, n'a encore existé nulle part, seroient, quoique sans élection, composés de la manière la plus propre à remplir leurs fonctions avec zèle et intégrité, attendu que leurs membres, aspirant aux places sénatoriales où mènent leurs grades respectifs, porteroient une grande attention à mériter par l'approbation publique les suffrages de la diète; et ce seroit une occupation suffisante pour tenir ces aspirants en haleine et sous les yeux du public dans les intervalles qui pourroient séparer leurs élections successives. Remarquez que cela se feroit cependant sans les tirer, pour ces intervalles, de l'état de simples citoyens gradués, puisque cette espèce de tribunal, si utile et si respectable, n'ayant jamais que du bien à faire, ne seroit revêtu d'aucune puissance coactive. Ainsi je ne multiplie point ici les magistratures, mais je me sers, chemin faisant, du passage de l'une à l'autre pour tirer parti de ceux qui les doivent remplir.

Sur ce plan gradué dans son exécution par une marche successive, qu'on pourroit précipiter, ralentir, ou même arrêter, selon son bon ou mauvais succès, on n'avanceroit qu'à volonté, guidé par l'expérience; on allumeroit dans tous les états inférieurs un zèle ardent pour contribuer au bien public; on parviendroit enfin à vivifier toutes les parties de la Pologne, et à

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