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relatif à des constitutions toutes différentes, seroit un mal dans la leur. Ils doivent rechercher uniquement ce qui leur est convenable, et non pas ce que d'autres font.

Pourquoi donc, au lieu de troupes réglées, cent fois plus onéreuses qu'utiles à tout peuple qui n'a pas l'esprit de conquêtes, n'établiroit-on pas en Pologne une véritable milice exactement comme elle est établie en Suisse, où tout habitant est soldat, mais seulement quand il faut l'être? La servitude établie en Pologne ne permet pas, je l'avoue, qu'on arme sitôt les paysans : les armes dans des mains serviles seront toujours plus dangereuses qu'utiles à l'état ; mais en attendant que l'heureux moment de les affranchir soit venu, la Pologne fourmille de villes, et leurs habitants enrégimentés pourroient fournir au besoin des troupes nombreuses dont, hors le temps de ce même besoin, l'entretien ne coûteroit rien à l'état. La plupart de ces habitants, n'ayant point de terres, paieroient ainsi leur contingent en service, et ce service pourroit aisément être distribué de manière à ne leur être point onéreux, quoiqu'ils fussent suffisamment exercés.

En Suisse, tout particulier qui se marie est obligé d'être fourni d'un uniforme, qui devient son habit de fête, d'un fusil de calibre, et de tout l'équipage d'un fantassin; et il est inscrit dans la compagnie de son quartier. Durant l'été, les dimanches et les jours de fêtes, on exerce ces milices selon l'ordre de leurs rôles; d'abord par petites escouades, ensuite par compagnies, puis par régiments, jusqu'à ce que, leur tour étant venu, ils se rassemblent en campagne, et forment successivement de petits camps, dans lesquels on les exerce à toutes les manœuvres quiconviennent à l'infanterie. Tant qu'ils ne sortent pas du lieu de leur demeure, peu ou point détournés de leurs travaux, ils n'ont aucune paie; mais sitôt qu'ils marchent en campagne, ils ont le pain de munition et sont à la solde de l'état. Il n'est permis à personne d'envoyer un autre homme à sa place, afin que chacun soit exercé lui-même et que tous fassent le service. Dans un état tel que la Pologne, on peut tirer de ses vastes provinces de

quoi remplacer aisément l'armée de la couronne par un nombre suffisant de milice toujours sur pied, mais qui, changeant au moins tous les ans, et prise par petits détachements sur tous les corps, seroit peu onéreuse aux particuliers, dont le tour viendroit à peine de douze à quinze ans une fois. De cette manière, toute la nation seroit exercée; on auroit une belle et nombreuse armée toujours prête au besoin, et qui coûteroit beaucoup moins, surtout en temps de paix, que ne coûte aujourd'hui l'armée de la couronne.

Mais, pour bien réussir dans cette opération, il faudroit commencer par changer sur ce point l'opinion publique sur un état qui change en effet du tout au tout, et faire qu'on ne regardât plus en Pologne un soldat comme un bandit, qui, pour vivre, se vend à cinq sous par jour, mais comme un citoyen qui sert la patrie et qui est à son devoir. Il faut remettre cet état dans le même honneur où il était jadis, et où il est encore en Suisse et à Genève, où les meilleurs bourgeois sont aussi fiers à leurs corps et sous les armes, qu'à l'hôtel-de-ville et au conseil souverain. Pour cela il importe que dans le choix des officiers on n'ait aucun égard au rang, au crédit et à la fortune, mais uniquement à l'expérience et aux talents. Rien n'est plus aisé que de jeter sur le bon maniement des armes un point d'honneur qui fait que chacun s'exerce avec zèle pour le service de la patrie aux yeux de sa famille et des siens; zèle qui ne peut s'allumer de même chez la canaille enrôlée au hasard, et qui ne sent que la peine de s'exercer. J'ai vu le temps qu'à Genève les bourgeois manoeuvroient beaucoup mieux que des troupes réglées; mais les magistrats, trouvant que cela jetoit dans la bourgeoisie un esprit miltaire qui n'alloit pas à leurs vues, ont pris peine à étouffer cette émulation, et n'ont que trop bien réussi.

Dans l'exécution de ce projet on pourroit, sans aucun danger, rendre au roi l'autorité militaire naturellement attachée à sa place, car il n'est pas concevable que la nation puisse être employée à s'opprimer elle-même, du moins quand tous ceux qui la composent auront part à la liberté. Ce n'est jamais qu'avec

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des troupes réglées et toujours subsistantes que la puissance exécutive peut asservir l'état. Les grandes armées romaines furent sans abus tant qu'elles changèrent à chaque consul; et jusqu'à Marius, il ne vint pas même à l'esprit d'aucun d'eux qu'ils en pussent tirer aucun moyen d'asservir la république. Ce ne fut que quand le grand éloignement des conquêtes força les Romains de tenir longtemps sur pied les mêmes armées, de les recr iter de gens sans aveu, et d'en perpétuer le commandement à des proconsuls, que ceux-ci commencèrent à sentir leur indépendance et à vouloir s'en servir pour établir leur pouvoir. Les armées de Sylla, de Pompée et de César devinrent de véritables troupes réglées, qui substituèrent l'esprit du gouvernement militaire à celui du républicain; et cela est si vrai que les soldats de César se tinrent très offensés, quand, dans un mécontentement réciproque, il les traita de citoyens, quirites*. Dans le plan que j'imagine et que j'acheverai bientôt de tracer, toute la Pologne deviendra guerrière autant pour la défense de sa liberté contre les entreprises du prince que contre celles de ses voisins, et j'oserai dire que, ce projet une fois bien exécuté, l'on pourroit supprimer la charge de grand général et la réunir à la couronne, sans qu'il en résultât le moindre danger pour la liberté, à moins que la nation ne se laissât leurrer par des projets de conquêtes, auquel cas je ne répondrois plus de rien. Quiconque.veut ôter aux autres leur liberté finit presque toujours par perdre la sienne cela est vrai même pour les rois, et bien plus vrai surtout pour les peuples.

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Pourquoi l'ordre équestre, en qui réside véritablement la république, ne suivroit-il pas lui-même un plan pareil à celui

Ce trait est rapporté par Suétone (in Jul. Cæs., cap. 70) et par Tacite (Annal. 1, 42); mais Rousseau n'a pas fait attention que quirites n'est rien moins que synonyme de cives, et Tacite en cet endroit même le fait bien sentir. Suivant la remarque de Dotteville, quirites étoit le nom qu'on donnoit au peuple romain assemblé dans Rome en temps de paix. Si donc les soldats de César s'offensèrent de cette qualification, c'est par un motif étranger à celui que Rousseau leur suppose. Au reste si l'exemple cité pèche ici dans son application, la proposition générale n'en reste pas moins vraie.

que je propose pour l'infanterie? Établissez dans tous les palatinats des corps de cavalerie où toute la noblesse soit inscrite, et qui ait ses officiers, son état-major, ses étendards, ses quartiers assignés en cas d'alarmes, ses temps marqués pour s'y rassembler tous les ans; que cette brave noblesse s'exerce à escadronner, à faire toutes sortes de mouvements, d'évolutions, à mettre de l'ordre et de la précision dans ses mauœuvres, à connoître la subordination militaire. Je ne voudrois point qu'elle imitât servilement la tactique des autres nations. Je voudrois qu'elle s'en fit une qui lui fût propre, qui développât et perfectionnat ses dispositions naturelles et nationales; qu'elle s'exerçât surtout à la vitesse et à la légèreté, à se rompre`, s'éparpiller et se rassembler sans peine et sans confusion; qu'elle excellât dans ce qu'on appelle la petite guerre, dans toutes les manœuvres qui conviennent à des troupes légères, dans l'art d'inonder un pays comme un torrent, d'atteindre partout, et de n'être jamais atteinte, d'agir toujours de concert quoique séparée, de couper les communications, d'intercepter des convois, de charger des arrière-gardes, d'enlever des gardes avancées, de surprendre des détachements, de harceler de grands corps qui marchent et campent réunis ; qu'elle prit la manière des anciens Parthes comme elle en a la valeur, et qu'elle apprît comme eux à vaincre et à détruire les armées les mieux disciplinées sans jamais livrer bataille et sans leur laisser le moment de respirer; en un mot ayez de l'infanterie puisqu'il en faut, mais ne comptez que sur votre cavalerie, et n'oubliez rien pour inventer un système qui mette tout le sort de la guerre entre ses mains.

C'est un mauvais conseil pour un peuple libre que celui d'avoir des places fortes; elles ne conviennent point au génie polonois, et partout elles deviennent tôt ou tard des nids à tyrans. Les places que vous croirez fortifier contre les Russes, vous les fortifierez infailliblement pour eux; elles deviendront

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Cette opinion avoit été de tout temps celle des nobles polonois; ils ne pouvoient souffrir les villes fortifiées. Fortalitia, répétoient-ils proverbialement, sunt frena libertatis.

pour vous des entraves dont vous ne vous délivrerez plus. Négligez même les avantages des postes, et ne vous ruinez pas en artillerie ce n'est pas tout cela qu'il vous faut. Une invasion brusque est un grand malheur sans doute; mais des chaînes permanentes en sont un beaucoup plus grand. Vous ne ferez jamais en sorte qu'il soit difficile à vos voisins d'entrer chez vous; mais vous pouvez faire en sorte qu'il leur soit difficile d'en sortir impunément, et c'est à quoi vous devez mettre tous vos soins. Antoine et Crassus entrèrent aisément, mais pour leur malheur, chez les Parthes. Un pays aussi vaste que le vôtre offre toujours à ses habitants des refuges et de grandes ressources pour échapper à ses agresseurs. Tout l'art humain ne sauroit empêcher l'action brusque du fort contre le foible; mais il peut se ménager des ressorts pour la réaction; et quand l'expérience apprendra que la sortie de chez vous est si difficile, on deviendra moins pressé d'y entrer. Laissez donc votre pays tout ouvert comme Sparte, mais bâtissez-vous comme elle de bonnes citadelles dans les cœurs des citoyens; et comme Thémistocle emmenoit Athènes sur sa flotte, emportez au besoin vos villes sur vos chevaux. L'esprit d'imitation produit peu de bonnes choses et ne produit jamais rien de grand. Chaque pays a des avantages qui lui sont propres, et que l'institution doit étendre et favoriser. Ménagez, cultivez ceux de la Pologne, elle aura peu d'autres nations à envier.

Une seule chose suffit pour la rendre impossible à subjuguer l'amour de la patrie et de la liberté animé par les vertus qui en sont inséparables. Vous venez d'en donner un exemple mémorable à jamais. Tant que cet amour brûlera dans les cœurs, il ne garantira pas peut-être d'un joug passager; mais tôt ou tard il fera son explosion, secouera le joug et vous rendra libres. Travaillez donc sans relâche, sans cesse, à porter le patriotisme au plus haut degré dans tous les cœurs polonois. J'ai ci-devant indiqué quelques uns des moyens propres à cet effet: il me reste à développer ici celui que je crois être le plus fort, le plus puissant, et même infaillible dans son succès, s'il est

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