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vil, le plus propre à la corruption, et même, je le répète avec confiance et le soutiendrai toujours, le moindre et le plus foible aux yeux de qui connoît bien le cœur humain. Il est naturellement dans tous les cours de grandes passions en réserve; quand il n'y reste plus que celle de l'argent, c'est qu'on a énervé, étouffé toutes les autres qu'il falloit exciter et développer. L'avare n'a point proprement de passion qui le domine; il n'aspire à l'argent que par prévoyance, pour contenter celles qui pourront lui venir. Sachez les fomenter et les contenter directement sans cette ressource, bientôt elle perdra tout son prix.

Les dépenses publiques sont inévitables, j'en conviens encore: faites-les avec toute autre chose qu'avec de l'argent. De nos jours encore on voit en Suisse les officiers, magistrats et autres stipendiaires publics, payés avec des denrées. Ils ont des dimes, du vin, du bois, des droits utiles, honorifiques. Tout le service public se fait par corvées, l'état ne paie presque rien en argent. Il en faut, dira-t-on, pour le paiement des troupes : cet article aura sa place dans un moment. Cette manière de paiement n'est pas sans inconvénient; il y a de la perte, du gaspillage : l'administration de ces sortes de biens est plus embarrassante; elle déplaît surtout à ceux qui en sont chargés, parcequ'ils y trouvent moins à faire leur compte. Tout cela est vrai; mais que le mal est petit en comparaison de la foule de maux qu'il sauve! Un homme voudroit malverser qu'il ne le pourroit pas, du moins sans qu'il y parût. On m'objectera les baillis de quelques cantons suisses; mais d'où viennent leurs vexations? des amendes pécuniaires qu'ils imposent. Ces amendes arbitraires sont un grand mal déjà par elles-mêmes; cependant, s'ils ne les pouvoient exiger qu'en denrées, ce ne seroit presque rien. L'argent extorqué se cache aisément; des magasins ne se cacheroient pas de même. Cherchez en tout pays, en tout gouvernement et par toute terre, vous n'y trouverez pas un grand mal en morale et en politique où l'argent ne soit mêlé.

On me dira que l'égalité des fortunes qui règne en Suisse rend la parcimonie aisée dans l'administration, au lieu que tant de

CONTRAT SOCIAL.

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puissantes maisons et de grands seigneurs qui sont en Pologne demandent pour leur entretien de grandes dépenses et des finances pour y pourvoir. Point du tout ces grands seigneurs sont riches par leurs patrimoines, et leurs dépenses seront moindres quand le luxe cessera d'être en honneur dans l'état, sans qu'elles les distinguent moins des fortunes inférieures qui suivront la même proportion. Payez leurs services par de l'autorité, des honneurs, de grandes places. L'inégalité des rangs est compensée en Pologne par l'avantage de la noblesse qui rend ceux qui les remplissent plus jaloux des honneurs que du profit. La république, en graduant et distribuant à propos ces récompenses purement honorifiques, se ménage un trésor qui ne la ruinera pas, et qui lui donnera des héros pour citoyens. Çe trésor des honneurs est une ressource inépuisable chez un peuple qui a de l'honneur; et plût à Dieu que la Pologne eût l'espoir d'épuiser cette ressource! O` heureuse la nation qui ne trouvera plus dans son sein de distinctions possibles pour la vertu!

Au défaut de n'être pas dignes d'elle, les récompenses pécuniaires joignent celui de n'être pas assez publiques, de ne parler pas sans cesse aux yeux et aux cœurs, de disparoître aussitôt qu'elles sont accordées, et de ne laisser aucune trace visible qui excite l'émulation en perpétuant l'honneur qui doit les accompagner. Je voudrois que tous les grades, tous les emplois, toutes les récompenses honorifiques, se marquassent par des signes extérieurs; qu'il ne fùt jamais permis à un homme en place de marcher incognito; que les marques de son rang ou de sa dignité le suivissent partout, afin que le peuple le respectât toujours, et qu'il se respectât toujours lui-même ; qu'il pùt ainsi toujours dominer l'opulence; qu'un riche qui n'est que riche, sans cesse offusqué par des citoyens titrés et pauvres, ne trouvât ni considération ni agrément dans sa patrie; qu'il fût forcé de la servir pour y briller, d'être intègre par ambition, et d'aspirer malgré sa richesse à des rangs où la seule approbation publique

mène, et d'où le blâme peut toujours faire déchoir. Voilà comment on énerve la force des richesses, et comment on fait des hommes qui ne sont point à vendre. J'insiste beaucoup sur ce point, bien persuadé que vos voisins, et surtout les Russes, n'épargneront rien pour corrompre vos gens en place, et que la grande affaire de votre gouvernement est de travailler à les rendre incorruptibles.

Si l'on me dit que je veux faire de la Pologne un peuple de capucins, je réponds d'abord que ce n'est là qu'un argument à la françoise, et que plaisanter n'est pas raisonner. Je réponds encore qu'il ne faut pas outrer mes maximes au-delà de mes intentions et de la raison; que mon dessein n'est pas de supprimer la circulation des espèces, mais seulement de la ralentir, et de prouver surtout combien il importe qu'un bon système économique ne soit pas un système de finance et d'argent. Lycurgue, pour déraciner la cupidité dans Sparte, n'anéantit pas la monnoie, mais il en fit une de fer. Pour moi, je n'entends proscrire ni l'argent ni l'or, mais les rendre moins nécessaires, et faire que celui qui n'en a pas soit pauvre sans être gueux. Au fond, l'argent n'est pas la richesse, il n'en est que le signe; ce n'est pas le signe qu'il faut multiplier, mais la chose représentée. J'ai vu, malgré les fables des voyageurs, que les Anglois, au milieu de tout leur or, n'étoient pas en détail moins nécessiteux que les autres peuples. Et que m'importe, après tout, d'avoir cent guinées au lieu de dix, si ces cent guinées ne me rapportent pas une subsistance plus aisée? La richesse pécuniaire n'est que relative; et, selon des rapports qui peuvent changer par mille causes, on peut se trouver successivement riche et pauvre avec la même somme, mais non pas avec des biens en nature; car, comme immédiatement utiles à l'homme, ils ont toujours leur valeur absolue qui ne dépend point d'une opération de commerce. J'accorderai que le peuple anglois est plus riche que les autres peuples; mais il ne s'ensuit pas qu'un bourgeois de Londres vive plus à son aise qu'un bourgeois de Paris. De

peuple à peuple, celui qui a plus d'argent a de l'avantage; mais cela ne fait rien au sort des particuliers, et ce n'est pas là que git la prospérité d'une nation.

Favorisez l'agriculture et les arts utiles, non pas en enrichissant les cultivateurs, ce qui ne seroit que les exciter à quitter leur état, mais en le leur rendant honorable et agréable. Établissez les manufactures de première nécessité; multipliez sans cesse vos blés et vos hommes, sans vous mettre en souci du reste. Le superflu du produit de vos terres, qui par les monopoles multipliés va manquer au reste de l'Europe, vous apportera nécessairement plus d'argent que vous n'en aurez besoin. Audelà de ce produit nécessaire et sûr, vous serez pauvres tant que vous voudrez en avoir; sitôt que vous saurez vous en passer, vous serez riches. Voilà l'esprit que je voudrois faire régner dans votre système économique: peu songer à l'étranger, peu vous soucier du commerce, mais multiplier chez vous, autant qu'il est possible, et la denrée et les consommateurs. L'effet infaillible et naturel d'un gouvernement libre et juste est la population. Plus donc vous perfectionnerez votre gouvernement, plus vous multiplierez votre peuple sans même y songer. Vous n'aurez ainsi ni mendiants ni millionnaires. Le luxe et l'indigence disparoîtront ensemble insensiblement ; et les citoyens, guéris des goûts frivoles que donne l'opulence, et des vices attachés à la misère, mettront leurs soins et leur gloire à bien servir la patrie, et trouveront leur bonheur dans leurs devoirs.

Je voudrois qu'on imposât toujours les bras des hommes plus que leurs bourses; que les chemins, les ponts, les édifices publics, le service du prince et de l'état se fissent par des corvées, et non point à prix d'argent. Cette sorte d'impôt est au fond la moins onéreuse, et surtout celle dont on peut le moins abuser: car l'argent disparoît en sortant des mains qui le paient; mais chacun voit à quoi les hommes sont employés, et l'on ne peut les surcharger à pure perte. Je sais que cette méthode est impraticable où règnent le luxe, le commerce et les arts; mais

rien n'est si facile chez un peuple simple et de bonnes mœurs, et rien n'est plus utile pour les conserver telles : c'est une raison de plus pour la préférer.

Je reviens donc aux starosties, et je conviens derechef que le projet de les vendre pour en faire valoir le produit au profit du trésor public est bon et bien entendu, quant à son objet économique; mais, quant à l'objet politique et moral, ce projet est si peu de mon goût, que, si les starosties étoient vendues, je voudrois qu'on les rachetât pour en faire le fonds des salaires et récompenses de ceux qui serviroient la patrie ou qui auroient bien mérité d'elle. En un mot, je voudrois, s'il étoit possible, qu'il n'y eût point de trésor public, et que le fisc ne connût pas même les paiements en argent. Je sens que la chose, à la rigueur, n'est pas possible; mais l'esprit du gouvernement doit toujours tendre à la rendre telle, et rien n'est plus contraire à cet esprit que la vente dont il s'agit. La république en seroit plus riche, il est vrai; mais le ressort du gouvernement en seroit plus foible en proportion.

J'avoue que la régie des biens publics en deviendroit plus difficile, et surtout moins agréable aux régisseurs, quand tous ces biens seront en nature et point en argent : mais il faut faire alors de cette régie et de son inspection autant d'épreuves de bon sens, de vigilance et surtout d'intégrité, pour parvenir à des places plus éminentes. On ne fera qu'imiter à cet égard l'administration municipale établie à Lyon, où il faut commencer par être administrateur de l'Hôtel-Dieu pour parvenir aux charges de la ville; et c'est sur la manière dont on s'acquitte de celle-là qu'on fait juger si l'on est digne des autres. Il n'y avoit rien de plus intègre que les questeurs des armées romaines, parceque la questure étoit le premier pas pour arriver aux charges curules. Dans les places qui peuvent tenter la cupidité, il faut faire en sorte que l'ambition la réprime. Le plus grand bien qui résulte de là n'est pas l'épargne des friponneries, mais c'est de mettre en honneur le désintéressement, et de rendre la pauvreté respectable quand elle est le fruit de l'intégrité.

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