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livre d'or qui doit leur ouvrir l'entrée d'une diétine, doivent soutenir sur ces codes, et en particulier sur le premier, un examen qui ne soit pas une simple formalité, et sur lequel, s'ils ne sont pas suffisamment instruits, ils seront renvoyés jusqu'à ce qu'ils le soient mieux. A l'égard du droit romain et des coutumes, tout cela, s'il existe, doit être ôté des écoles et des tribunaux. On n'y doit connoître d'autré autorité que les lois de l'état; elles doivent être uniformes dans toutes les provinces, pour tarir une source de procès; et les questions qui n'y seront pas décidées doivent l'être par le bon sens et l'intégrité des juges. Comptez que, quand la magistrature ne sera pour ceux qui l'exercent qu'un état d'épreuve pour monter plus haut, cette autorité n'aura pas en eux l'abus qu'on en pourroit craindre, ou que, si cet abus a lieu, il sera toujours moindre que celui de ces foules de lois qui souvent se contredisent, dont le nombre rend les procès éternels, et dont le conflit rend également les jugements arbitraires.

Ce que je dis ici des juges doit s'entendre à plus forte raison des avocats. Cet état si respectable en lui-même se dégrade et s'avilit aussitôt qu'il devient métier. L'avocat doit être le premier juge de son client et le plus sévère; son emploi doit être, comme il étoit à Rome et comme il est encore à Genève, le premier pas pour arriver aux magistratures; et en effet les avocats sont forts considérés à Genève, et méritent de l'être. Ce sont des postulants pour le conseil, très attentifs à ne rien faire qui leur attire l'improbation publique. Je voudrois que toutes les fonctions publiques menassent ainsi de l'une à l'autre, afin que nul ne s'arrangeant pour rester dans la sienne, ne s'en fit un métier lucratif et ne se mît au-dessus du jugement des hommes. Ce moyen rempliroit parfaitement le vœu de faire passer les enfants des citoyens opulents par l'état d'avocat, ainsi rendu honorable et passager. Je développerai mieux cette idée dans

un moment.

Je dois dire ici en passant, puisque cela me vient à l'esprit, qu'il est contre le système d'égalité dans l'ordre équestre d'y

établir des substitutions et des majorats. Il faut que la législation tende toujours à diminuer la grande inégalité de fortune et de pouvoir qui met trop de distance entre les seigneurs et les simples nobles, et qu'un progrès naturel tend toujours à augmenter. A l'égard du cens par lequel on fixeroit la quantité de terre qu'un noble doit posséder pour être admis aux diétines, voyant à cela du bien et du mal, et ne connoissant pas assez le pays pour comparer les effets, je n'ose absolument décider cette question. Sans contredit il seroit à desirer qu'un citoyen ayant voix dans un palatinat y possédât quelques terres, mais je n'aimerois pas trop qu'on en fixât la quantité : `en comptant les possessions pour beaucoup de choses, faut-il donc tout-à-fait compter les hommes pour rien? Eh quoi! parcequ'un gentilhomme aura peu ou point de terres, cesse-t-il pour cela d'être libre et noble? et sa pauvreté seule est-elle un crime assez grave pour lui faire perdre son droit de citoyen?

Au reste il ne faut jamais souffrir qu'aucune loi tombe en désuétude. Fût-elle indifférente, fùt-elle mauvaise, il faut l'abroger formellement ou la maintenir en vigueur. Cette maxime, qui est fondamentale, obligera de passer en revue toutes les anciennes lois, d'en abroger beaucoup, et de donner la sanction la plus sévère à celles qu'on voudra conserver. On regarde en France comme une maxime d'état de fermer les yeux sur beaucoup de choses : c'est à quoi le despotisme oblige toujours; mais, dans un gouvernement libre, c'est le moyen d'énerver la législation et d'ébranler la constitution. Peu de lois, mais bien digérées et surtout bien observées. Tous les abus qui ne sont pas défendus sont encore sans conséquence; mais qui dit une loi dans un état libre dit une chose devant laquelle tout citoyen tremble, et le roi tout le premier. En un mot, souffrez tout plutôt que d'user le ressort des lois; car quand une fois ce ressort est usé l'état est perdu sans ressource.

CHAPITRE XI.

SYSTÈME ÉCONOMIQUE.

Le choix du système économique que doit adopter la Pologne dépend de l'objet qu'elle se propose en corrigeant sa constitution. Si vous ne voulez que devenir bruyants, brillants, redoutables, et influer sur les autres peuples de l'Europe, vous avez leur exemple, appliquez-vous à l'imiter. Cultivez les sciences, les arts, le commerce, l'industrie; ayez des troupes réglées, des places fortes, des académies, surtout un bon système de finances qui fasse bien circuler l'argent, qui par là le multiplie, qui vous en procure beaucoup; travaillez à le rendre très nécessaire, afin de tenir le peuple dans une grande dépendance, et pour cela fomentez le luxe matériel et le luxe de l'esprit, qui en est inséparable. De cette manière vous formerez un peuple intrigant, ardent, avide, ambitieux, servile et fripon comme les autres, toujours sans aucun milieu à l'un des deux extrêmes de la misère ou de l'opulence, de la licence ou de l'esclavage : mais on vous comptera parmi les grandes puissances de l'Europe; vous entrerez dans tous les systèmes politiques; dans toutes les négociations on recherchera votre alliance, on vous liera par des traités; il n'y aura pas une guerre en Europe où vous n'ayez l'honneur d'être fourrés si le bonheur vous en veut, vous pourrez rentrer dans vos anciennes possessions, peut-être en conquérir de nouvelles, et puis dire comme Pyrrhus ou comme les Russes, c'est-à-dire comme les enfants : « Quand tout le monde sera à moi je mangerai bien du sucre. ›

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Mais si par hasard vous aimiez mieux former une nation libre, paisible et sage, qui n'a ni peur ni besoin de personne, qui se suffit à elle-même et qui est heureuse; alors il faut prendre une méthode toute différente, maintenir, rétablir chez vous des mœurs simples, des goûts sains, un esprit martial sans

ambition; former des ames courageuses et désintéressées; appliquer vos peuples à l'agriculture et aux arts nécessaires à la vie; rendre l'argent méprisable et, s'il se peut, inutile; chercher, trouver, pour opérer de grandes choses, des ressorts plus puissants et plus sûrs. Je conviens qu'en suivant cette route vous ne remplirez pas les gazettes du bruit de vos fêtes, de vos négociations, de vos exploits; que les philosophes ne vous encenseront pas, que les poètes ne vous chanteront pas, qu'en Europe on parlera peu de vous; peut-être même affectera-t-on de vous dédaigner; mais vous vivrez dans la véritable abondance, dans la justice, et dans la liberté; mais on ne vous cherchera pas querelle on vous craindra sans en faire semblant, et je vous réponds que les Russes ni d'autres ne viendront plus faire les maîtres chez vous, ou que, si pour leur malheur ils Ꭹ viennent, ils seront beaucoup plus pressés d'en sortir. Ne tentez pas surtout d'allier ces deux projets : ils sont trop contradictoires, et vouloir aller aux deux par une marche composée, c'est vouloir les manquer tous deux. Choisissez donc, et si vous préférez le premier parti, cessez ici de me lire; car de tout ce qui me reste à proposer rien ne se rapporte plus qu'au second.

Il y a sans contredit d'excellentes vues économiques dans les papiers qui m'ont été communiqués. Le défaut que je vois est d'être plus favorable à la richesse qu'à la prospérité. En fait de nouveaux établissements, il ne faut pas se contenter d'en voir l'effet immédiat; il faut encore en bien prévoir les conséquences éloignées, mais nécessaires. Le projet, par exemple, pour la vente des starosties' et pour la manière d'en employer le produit me paroît bien entendu et d'une exécution facile dans le système établi dans toute l'Europe de tout faire avec de l'argent. Mais ce système est-il bon en lui-même, et va-t-il bien à son but? Est-il sûr que l'argent soit le nerf de la guerre? Les peuples riches ont toujours été battus et conquis par les peu

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Voyez la Notice préliminaire. On comptoit, tant en Pologne que dans le duché de Lithuanie, près de cinq cents domaines de cette espèce, et il y en avoit dont le revenu s'élevoit jusqu'à 60,000 fr.

ples pauvres. Est-il sûr que l'argent soit le ressort d'un bon gouvernement? Les systèmes de finances sont modernes. Je n'en vois rien sortir de bon ni de grand. Les gouvernements anciens ne connoissoient pas même ce mot de finance, et ce qu'ils faisoient avec des hommes est prodigieux. L'argent est tout au plus le supplément des hommes, et le supplément ne vaudra jamais la chose. Polonois, laissez-moi tout cet argent aux autres, ou contentez-vous de ce qu'il faudra bien qu'ils vous donnent, puisqu'ils ont plus besoin de vos blés que vous de leur or. Il vaut mieux, croyez-moi, vivre dans l'abondance que dans l'opulence; soyez mieux que pécunieux, soyez riches : cultivez bien vos champs sans vous soucier du reste; bientôt vous moissonnerez de l'or, et plus qu'il n'en faut pour vous procurer l'huile et le vin qui vous manquent, puisqu'à cela près la Pologne abonde ou peut abonder de tout. Pour vous maintenir heureux et libres ce sont des têtes, des cœurs et des bras qu'il vous faut; c'est là ce qui fait la force d'un état et la prospérité d'un peuple. Les systèmes de finances font des ames vénales; et dès qu'on ne veut que gagner on gagne toujours plus à être fripon qu'honnête homme. L'emploi de l'argent se dévoie et se cache; il est destiné à une chose et employé à une autre. Ceux qui le manient apprennent bientôt à le détourner; et que sont tous les surveillants qu'on leur donne, sinon d'autres fripons qu'on envoie partager avec eux? S'il n'y avoit que des richesses publiques et manifestes, si la marche de l'or laissoit une marque ostensible et ne pouvoit se cacher, il n'y auroit point d'expédient plus commode pour acheter des services, du courage, de la fidélité, des vertus; mais vu sa circulation secrète il est plus commode encore pour faire des pillards et des traitres, pour mettre à l'enchère le bien public et la liberté. En un mot l'argent est à la fois le ressort le plus foible et le plus vain que je connoisse pour faire marcher à son but la machine politique, le plus fort et le plus sûr pour l'en détourner.

On ne peut faire agir les hommes que par leur intérêt, je le sais; mais l'intérêt pécuniaire est le plus mauvais de tous, le plus

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