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« ternelles rabâcheries, et de petites vues courtes ou fausses, << parmi lesquelles il en falloit pêcher à la nage quelques-unes, « grandes, belles, et qui donnoient le courage de supporter ce «< pénible travail. »

Ce fut en 1756 qu'à la sollicitation de quelques personnes, qui tenoient encore aux idées de l'abbé de Saint-Pierre, et qui desiroient voir reproduire avec méthode, clarté et précision, ce que ces idées avoient de plus saillant, Jean-Jacques se chargea de porter l'ordre et la lumière dans ce chaos, d'en retirer ce qu'il y pourroit trouver d'utile, et de le rendre à la vie, en l'échauffant du feu de son génie. Plusieurs fois il fut tenté d'abandonner ce travail qui ne lui présentoit que du dégoût, mais il avoit promis à madame Dupin, à Saint-Lambert, à l'abbé de Mably, au comte de Saint-Pierre, neveu de l'abbé, et qui prenoit un vif intérêt à la mémoire de son oncle: il n'étoit plus temps de se dédire. Cependant, fatigué d'un travail qui ne pouvoit rien ajouter à sa gloire, il ne voyoit plus, dans les écrits de l'abbé de Saint-Pierre, «< que « des vues superficielles, des projets utiles, il est vrai, mais im« praticables, par l'erreur dont l'auteur n'avoit jamais pu sortir. » N'adoptant presque aucune des idées de l'abbé de Saint-Pierre, Rousseau ne pouvoit cependant pas mettre les siennes à la place; ce n'étoit pas ce qu'il s'étoit chargé de faire. Pour tout concilier, il fit d'abord l'extrait de ce qu'il trouva de meilleur dans les manuscrits qu'on lui avoit remis, et donna ses idées sur le même sujet à la suite de celles de l'abbé de Saint-Pierre. De cette manière on eut ce qu'il pouvoit y avoir de bon dans les rêveries de l'abbé, et les idées hautes et grandes qu'elles firent jaillir de la tête éminemment philosophique de Rousseau.

L'extrait du projet de paix perpétuelle avoit dû paroître d'abord dans un journal intitulé le Monde, que rédigeoit un M. de Bastide, ami de Duclos; mais de Bastide, qui l'avoit acheté de Rousseau, aima mieux le faire imprimer séparément, en 1761, annonçant que l'autorité supérieure s'étoit opposée à ce qu'il l'insérât dans son journal. Écoutons ce que dit Rousseau de ce projet de paix perpétuelle, que notre Henri IV avoit rêvé lui-même,

moins il est vrai par amour de la paix, que pour prévenir le retour de l'influence espagnole sur les affaires de l'Europe. « Ad<«< mirons, dit-il, un si beau plan, mais consolons-nous de ne pas << le voir exécuter; car cela ne se peut que par des moyens vio<<< lents et redoutables à l'humanité. On ne voit point de ligues fé<< dératives s'établir autrement que par des révolutions; et, sur ce « principe, qui de nous oseroit dire si'cette ligue européenne est << à desirer ou à craindre? Elle feroit plus de mal tout d'un coup << qu'elle n'en préviendroit pour les siècles........ On sent bien que << par la diéte européenne le gouvernement de chaque état n'est << pas moins fixé que par ses limites; qu'on ne peut garantir les << princes de la révolte des sujets, sans garantir en même temps << les sujets de la tyrannie des princes, et qu'autrement l'institu<< tion ne pourroit subsister. »>

Ne semble-t-il pas, comme nous l'avons dit ailleurs, que Rousseau fût initié aux mystères de l'avenir? l'avenir n'a point de secret pour lui. Le temps semble avoir pris soin de justifier JeanJacques de ses opinions politiques: contestées de son vivant et long-temps même après sa mort, c'est de l'effet inévitable des passions humaines qu'elles ont attendu leur accomplissement. Il ne s'est montré grand politique que parcequ'il fut moraliste profond; il n'a lu dans l'avenir que parcequ'il sut lire dans le cœur humain; les passions de l'homme lui ont révélé toute son histoire, et l'histoire confirme aujourd'hui cette révélation. « Il se forme « de temps en temps parmi nous, dit-il, des espèces de diètes. gé«< nérales sous le nom de congrès, où l'on se rend solennellement << de tous les états de l'Europe pour s'en retourner de même; où << l'on s'assemble pour ne rien dire; où toutes les affaires publi<«<ques se traitent en particulier; où l'on délibère en commun << si la table sera ronde ou carrée, si la salle aura plus ou moins « de portes, si un plénipotentiaire aura le visage ou le dos tourné <«< vers la fenêtre, si un tel fera deux pouces de chemin de plus << ou de moins dans une visite; et sur mille questions de pareille <«< importance, inutilement agitées depuis trois siècles, et très di« gnes assurément d'occuper les politiques du nôtre. »

Chassé de l'Académie françoise pour un écrit intitulé Polysynodie, ou pluralité des conseils, l'abbé de Saint-Pierre porta avec dignité le poids de cette disgrace honorable; et Rousseau, qui tenoit compte aux hommes de ce qu'ils avoient voulu faire de bien, sans examiner quelle en avoit pu être la récompense, le vengea d'une manière digne de lui de la honte dont l'Académie françoise s'étoit couverte, en se rendant le vil instrument d'un aveugle pouvoir. On peut dire que l'abbé de Saint-Pierre fut chassé de l'Académie plus honorablement qu'il n'y étoit entré. De mauvais ouvrages lui en avoient ouvert les portes, de bonnes intentions les lui fermèrent : mais il ne sortit de ce corps que pour prendre place dans la considération et l'estime des gens de bien, qui ont conservé de son courage un tendre souvenir, et qui liront toujours avec intérêt l'extrait clair, simple et précis que Rousseau n'a pas dédaigné de faire d'un livre qui fournit à l'abbé de SaintPierre l'occasion d'éprouver jusqu'où peut aller la condescendance de certains hommes à servir les caprices du pouvoir, et à Jean-Jacques l'occasion de faire lire un ouvrage qui, sans lui, n'auroit été connu que par les disgraces qu'il avoit values à son

auteur.

CONTRAT SOCIAL.

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NOTE

DU COMTE D'ANTRAIGUES,

SE RAPPORTANT A UN PASSAGE DU CONTRAT SOCIAL,
CHAPITRE XVI, A LA FIN.

LIVRE III,

JEAN-JACQUES ROUSSEAU avoit eu la volonté d'établir, dans un ouvrage qu'il destinoit à éclaircir quelques chapitres du Contrat social, par quels moyens de petits états libres pouvoient exister à côté des grandes puissances, en formant des confédérations. Il n'a pas terminé cet ouvrage, mais il en avoit tracé le plan, posé les bases, et placé, à côté des seize chapitres de cet écrit, quelquesunes de ses idées qu'il comptoit développer dans le corps de l'ouvrage. Ce manuscrit de trente-deux pages, entièrement écrit de sa main, me fut remis par lui-même, et il m'autorisa à en faire, dans le courant de ma vie, l'usage que je croirois utile.

Au mois de juillet 1789, relisant cet écrit, et frappé des idées sublimes du génie qui l'avoit composé, je crus (j'étois encore dans le délire de l'espérance) qu'il pouvoit être infiniment utile à mon pays et aux états-généraux, et je me déterminai à le publier.

J'eus le bonheur, avant de le livrer à l'impression, de consulter le meilleur de mes amis, que son expérience éclairoit sur les dangers qui nous entouroient, et dont la cruelle prévoyance devinoit quel usage funeste on feroit des écrits du grand homme dont je voulois publier les nouvelles idées. Il me prédit que les idées salutaires qu'il offroit seroient méprisées; mais que ce que ce nouvel écrit pouvoit contenir d'impraticable, de dangereux pour une monarchie, seroit précisément ce que l'on voudroit réaliser, et que de coupables ambitions s'étaieroient de cette

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