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pour faire de l'amour de la patrie la passion dominante. Tant que le luxe régnera chez les grands, la cupidité régnera dans tous les cœurs. Toujours l'objet de l'admiration publique sera celui des vœux des particuliers; et, s'il faut être riche pour briller, la passion dominante sera toujours d'être riche grand moyen de corruption qu'il faut affoiblir autant qu'il est possible. Si d'autres objets attrayants, si des si des marques de rang distinguoient les hommes en place, ceux qui ne seroient que riches en seroient privés, les voeux secrets prendroient naturellement la route de ces distinctions honorables, c'est-à-dire celles du mérite et de la vertu, quand on ne parviendroit que par là. Souvent les consuls de Rome étoient très pauvres, mais ils avoient des licteurs : l'appareil de ces licteurs fut convoité par le peuple, et les plébéiens parvinrent au consulat.

Oter tout-à-fait le luxe où règne l'inégalité me paroît, je l'avoue, une entreprise bien difficile. Mais n'y auroit-il pas moyen de changer les objets de ce luxe et d'en rendre l'exemple moins pernicieux? Par exemple, autrefois la pauvre nóblesse en Pologne s'attachoit aux grands qui lui donnoient l'éducation et la subsistance à leur suite: voilà un luxe vraiment grand et noble, dont je sens parfaitement l'inconvénient, mais qui du moins, loin d'avilir les ames, les élève, leur donne des sentiments, du ressort, et fut sans abus chez les Romains tant que dura la république. J'ai lu que le duc d'Épernon, rencontrant un jour le duc de Sully, voulut lui chercher querelle, mais que, n'ayant que six cents gentilshommes à sa suite, il n'osa attaquer Sully, qui en avoit huit cents. Je doute qu'un luxe de cette espèce laisse une grande place à celui des colifichets; et l'exemple du moins n'en séduira pas les pauvres. Ramenez les grands en Pologne à n'en avoir que de ce genre: il en résultera peut-être des divisions, des partis, des querelles; mais il ne corrompra pas la nation. Après celui-là tolérons le luxe militaire, celui des armes, des chevaux ; mais que toute parure efféminée soit en mépris; et si l'on n'y peut faire renoncer les femmes, qu'on leur apprenne au moins à l'improuver et dédaigner dans les hommes.

Au reste, ce n'est pas par des lois somptuaires qu'on vient a bout d'extirper le luxe ; c'est du fond des cœurs qu'il faut l'arracher, en y imprimant des goûts plus sains et plus nobles. Défendre les choses qu'on ne doit pas faire est un expédient inepte et vain, si l'on ne commence par les faire haïr et mépriser, et jamais l'improbation de la loi n'est efficace que quand elle vient à l'appui de celle du jugement. Quiconque se mêle d'instruire un peuple doit savoir dominer les opinions, et par elles gouverner les passions des hommes. Cela est vrai surtout dans l'objet dont je parle. Les lois somptuaires irritent le desir par la contrainte plutôt qu'elle ne l'éteignent par le châtiment. La simplicité dans les mœurs et dans la parure est moins le fruit de la loi que de l'éducation.

celui

CHAPITRE IV.

ÉDUCATION.

C'EST ici l'article important. C'est l'éducation qui doit donner aux ames la forme nationale, et diriger tellement leurs opinions et leurs goûts, qu'elles soient patriotes par inclination, par passion, par nécessité. Un enfant en ouvrant les yeux doit voir la patrie, et jusqu'à la mort ne doit plus voir qu'elle. Tout vrai républicain suça avec le lait de sa mère l'amour de sa patrie, c'est-à-dire des lois et de la liberté. Cet amour fait toute son existence; il ne voit que la patrie; il ne vit que pour elle; sitôt qu'il est seul, il est nul; sitôt qu'il n'a plus de patrie, il n'est plus; et s'il n'est pas mort il est pis.

L'éducation nationale n'appartient qu'aux hommes libres; il n'y a qu'eux qui aient une existence commune et qui soient vraiment liés par la loi. Un François, un Anglois, un Espagnol, un Italien, un Russe, sont tous à-peu-près le même homme; il sort du collége déjà tout façonné pour la licence, c'est-à-dire pour la servitude. A vingt ans, un Polonois ne doit pas être un autre homme; il doit être un Polonois. Je veux qu'en apprenant à lire

il lise des choses de son pays; qu'à dix ans il en connoisse toutes les productions, à douze toutes les provinces, tous les chemins, toutes les villes; qu'à quinze il en sache toute l'histoire, à seize toutes les lois; qu'il n'y ait pas eu dans toute la Pologne une belle action ni un homme illustre dont il n'ait la mémoire et le cœur pleins, et dont il ne puisse rendre compte à l'instant. On peut juger par là que ce ne sont pas les études ordinaires, dirigées par des étrangers et des prêtres, que je voudrois faire suivre aux enfants. La loi doit régler la matière, l'ordre et la forme de leurs études. Ils ne doivent avoir pour instituteurs que des Polonois, tous mariés; s'il est possible, tous distingués par leurs mœurs, par leur probité, par leur bon sens, par leurs lumières, et tous destinés à des emplois, non plus importants ni plus honorables, car cela n'est pas possible, mais moins pénibles et plus éclatants, lorsqu'au bout d'un certain nombre d'années ils auront bien rempli celui-là. Gardez-vous surtout de faire un métier de l'état de pédagogue. Tout homme public en Pologne ne doit avoir d'autre état permanent que celui de citoyen. Tous les postes qu'il remplit, et surtout ceux qui sont importants, comme celui-ci, ne doivent être considérés que comme des places d'épreuve et des degrés pour monter plus haut après l'avoir mérité. J'exhorte les Polonois à faire attention à cette maxime, sur laquelle j'insisterai souvent je la crois d'un grand ressort dans l'état. On verra ci-après comment on peut, à mon avis, la rendre praticable sans exception.

Je n'aime point ces distinctions de colléges et d'académies, qui font que la noblesse riche et la noblesse pauvre sont élevées différemment et séparément. Tous étant égaux par la constitution de l'état doivent être élevés ensemble et de la même manière; et si l'on ne peut établir une éducation publique tout-àfait gratuite, il faut du moins la mettre à un prix que les pauvres puissent payer. Ne pourroit-on pas fonder dans chaque collége un certain nombre de places purement gratuites, c'est-à-dire aux frais de l'état, et qu'on appelle en France des bourses? Ces places, données aux enfants des pauvres gentilshommes qui au

roient bien mérité de la patrie, non comme une aumône, mais comme une récompense des bons services des pères, deviendroient à ce titre honorables, et pourroient produire un double avantage qui ne seroit pas à négliger. Il faudroit pour cela que la nomination n'en fût pas arbitraire, mais se fit par une espèce de jugement dont je parlerai ci-après. Ceux qui rempliroient ces places seroient appelés enfants de l'état, et distingués par quelque marque honorable qui donneroit la préséance sur les autres enfants de leur âge, sans excepter ceux des grands.

Dans tous les colléges il faut établir un gymnase ou lieu d'exercices corporels pour les enfants. Cet article si négligé est, selon moi, la partie la plus importante de l'éducation, non seulement pour former des tempéraments robustes et sains, mais encore plus pour l'objet moral, qu'on néglige ou qu'on ne remplit que par un tas de préceptes pédantesques et vains qui sont autant de paroles perdues. Je ne redirai jamais assez que la bonne éducation doit être négative. Empêchez les vices de naître, vous aurez assez fait pour la vertu. Le moyen en est de la dernière facilité dans la bonne éducation publique ; c'est de tenir toujours les enfants en haleine, non par d'ennuyeuses études où ils n'entendent rien et qu'ils prennent en haine par cela seul qu'ils sont forcés de rester en place, mais par des exercices qui leur plaisent, en satisfaisant au besoin qu'en croissant à leur corps de s'agiter, et dont l'agrément pour eux ne se bornera pas là.

On ne doit point permettre qu'ils jouent séparément à leur fantaisie, mais tous ensemble et en public, de manière qu'il y ait toujours un but commun auquel tous aspirent, et qui excite la concurrence et l'émulation. Les parents qui préféreront l'éducation domestique, et feront élever les enfants sous leurs yeux, doivent cependant les envoyer à ces exercices. Leur instruction peut être domestique et particulière, mais leurs jeux doivent toujours être publics et communs à tous; car il ne s'agit pas seulement ici de les occuper, de leur former une constitution robuste, de les rendre agiles et découplés, mais de les accoutumer de bonne heure à la règle, à l'égalité, à la fraternité, aux con

les

currences, à vivre sous les yeux de leurs concitoyens, et à desirer l'approbation publique. Pour cela, il ne faut pas que prix et récompenses des vainqueurs soient distribués arbitrairement par les maîtres des exercices, ni par les chefs des colléges, mais par acclamation et au jugement des spectateurs, et l'on peut compter que ces jugements seront toujours justes, surtout si l'on a soin de rendre ces jeux attirants pour le public, en les ordonnant avec un peu d'appareil, et de façon qu'ils fassent spectacle. Alors il est à présumer que tous les honnêtes gens et tous les bons patriotes se feront un devoir et un plaisir d'y assister.

A Berne il y a un exercice bien singulier pour les jeunes patriciens qui sortent du collége: c'est ce qu'on appelle l'état extérieur. C'est une copie en petit de tout ce qui compose le gouvernement de la république. Un sénat, des avoyers, des officiers, des huissiers, des orateurs, des causes, des jugements, des solennités. L'état extérieur a même un petit gouvernement et quelques rentes; et cette institution, autorisée et protégée par le souverain, est la pépinière des hommes d'état qui dirigeront un jour les affaires publiques dans les mêmes emplois qu'ils n'exercent d'abord que par jeu.

Quelque forme qu'on donne à l'éducation publique, dont je n'entreprends pas ici le détail, il convient d'établir un collége de magistrats du premier rang qui en ait la suprême administration, et qui nomme, révoque et change à sa volonté tant les principaux et chefs des colléges, lesquels seront eux-mêmes, comme je l'ai déjà dit, des candidats pour les hautes magistratures, que les maîtres des exercices, dont on aura soin d'exciter aussi le zèle et la vigilance par des places plus élevées, qui leur seront ouvertes ou fermées selon la manière dont ils auront rempli celles-là. Comme c'est de ces établissements que dépend l'espoir de la république, la gloire et le sort de la nation, je les trouve, je l'avoue, d'une importance que je suis bien surpris qu'on n'ait songé à leur donner nulle part. Je suis affligé pour l'humanité que tant d'idées qui me paroissent bonnes et utiles

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