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n'y sont pas législateurs, ils n'y sont que princes. Partout où le clergé fait un corps', il est maître et législateur dans sa partie. Il y a donc deux puissances, deux souverains, en Angleterre et en Russie, tout comme ailleurs.

De tous les auteurs chrétiens, le philosophe Hobbes est le seul qui ait bien vu le mal et le remède, qui ait osé proposer de réunir les deux têtes de l'aigle, et de tout ramener à l'unité politique, sans laquelle jamais état ni gouvernement ne sera bien constitué. Mais il a dû voir que l'esprit dominateur du christianisme étoit incompatible avec son système, et que l'intérêt du prêtre seroit toujours plus fort que celui de l'état. Ce n'est pas tant ce qu'il y a d'horrible et de faux dans sa politique, que ce qu'il y a de juste et de vrai, qui l'a rendue odieuse '.

Je crois qu'en développant sous ce point de vue les faits historiques, on réfuteroit aisément les sentiments opposés de Bayle et de Warburton, dont l'un prétend que nulle religion n'est utile au corps politique, et dont l'autre soutient, au contraire, que le christianisme en est le plus ferme appui. On prouveroit au premier que jamais état ne fut fondé que la religion ne lui servit de base; et au second, que la loi chrétienne est au fond plus nuisible qu'utile à la forte constitution de l'état. Pour achever de me faire entendre, il ne faut que donner un peu plus de précision aux idées trop vagues de religion relatives à mon sujet.

La religion, considérée par rapport à la société, qui est ou générale ou particulière, peut aussi se diviser en deux espèces, savoir: la religion de l'homme, et celle du citoyen. La première,

Il faut bien remarquer que ce ne sont pas tant des assemblées formelles comme celles de France, qui lient le clergé en un corps, que la communion des églises. La communion et l'excommunication sont le pacte social du clergé, pacte avec lequel il sera toujours le maître des peuples et des rois. Tous les prêtres qui communiquent ensemble sont citoyens, fussent-ils des deux bouts d'u monde. Cette invention est un chef-d'œuvre en politique. Il n'y avoit rien de semblable parmi les prêtres païens : aussi n'ont-ils jamais fait un corps de clergé.

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Voyez, entre autres, dans une lettre de Grotius à son frère, du 14 avril 1645, ce que ce savant homme approuve et ce qu'il blâme dans le livre de Cive. Il est vrai que, porté à l'indulgence, il paroit pardonner à l'auteur le bien en faveur du mal: mais tout le monde n'est pas si clément,

sans temples, sans autels, sans rites, bornée au culte purement intérieur du Dieu suprème et aux devoirs éternels de la morale, est la pure et simple religion de l'Évangile, le vrai théisme, et ce qu'on peut appeler le droit divin naturel. L'autre, inscrite dans un seul pays, lui donne ses dieux, ses patrons propres et tutélaires. Elle a ses dogmes, ses rites, son culte extérieur prescrit par des lois : hors la seule nation qui la suit, tout est pour elle infidèle, étranger, barbare; elle n'étend les devoirs et les droits de l'homme qu'aussi loin que ses autels. Telles furent toutes les religions des premiers peuples, auxquelles on peut donner le nom de droit divin civil ou positif.

Il y a une troisième sorte de religion plus bizarre, qui, donnant aux hommes deux législations, deux chefs, deux patries, les soumet à des devoirs contradictoires, et les empêche de pouvoir être à-la-fois dévots et citoyens. Telle est la religion des Lamas, telle est celle des Japonois, tel est le christianisme romain. On peut appeler celui-ci la religion du prêtre. Il en résulte une sorte de droit mixte et insociable qui n'a point de nom.

A considérer politiquement ces trois sortes de religions, elles ont toutes leurs défauts. La troisième est si évidemment mauvaise, que c'est perdre le temps de s'amuser à le démontrer. Tout ce qui rompt l'unité sociale ne vaut rien; toutes les institutions qui mettent l'homme en contradiction avec lui-même ne valent rien.

La seconde est bonne en ce qu'elle réunit le culte divin et l'amour des lois, et que, faisant de la patrie l'objet de l'adoration des citoyens, elle leur apprend que servir l'état, c'est en servir le dieu tutélaire. C'est une espèce de théocratie, dans laquelle on ne doit point avoir d'autre pontife que le prince, ni d'autres prêtres que les magistrats. Alors mourir pour son pays, c'est aller au martyre; violer les lois, c'est être impie; et soumettre un coupable à l'exécration publique, c'est le dévouer au courroux des dieux : Sacer esto.

Mais elle est mauvaise en ce qu'étant fondée sur l'erreur et sur le mensonge, elle trompe les hommes, les rend crédules,

superstitieux, et noie le vrai culte de la divinité dans un vain cerémonial. Elle est mauvaise encore quand, devenant exclusive et tyrannique, elle rend un peuple sanguinaire et intolérant; en sorte qu'il ne respire que meurtre et massacre, et croit faire une action sainte en tuant quiconque n'admet pas ses dieux. Cela met un tel peuple dans un état naturel de guerre avec tous les autres, très nuisible à sa propre sûreté.

Reste donc la religion de l'homme ou le christianisme, non pas celui d'aujourd'hui, mais celui de l'Évangile, qui en est tout-à-fait différent. Par cette religion sainte, sublime, véritable, les hommes, enfants du même Dieu, se reconnoissent tous pour frères, et la société qui les unit ne se dissout pas même à la mort.

Mais cette religion, n'ayant nulle relation particulière avec le corps politique, laisse aux lois la seule force qu'elles tirent d'elles-mêmes sans leur en ajouter aucune autre; et par là un des grands liens de la société particulière reste sans effet. Bien plus, loin d'attacher les cœurs des citoyens à l'état, elle les en détache comme de toutes les choses de la terre. Je ne connois rien de plus contraire à l'esprit social.

On nous dit qu'un peuple de vrais chrétiens formeroit la plus parfaite société que l'on puisse imaginer. Je ne vois à cette supposition qu'une grande difficulté ; c'est qu'une société de vrais chrétiens ne seroit plus une société d'hommes.

Je dis même que cette société supposée ne seroit, avec toute sa perfection, ni la plus forte ni la plus durable: à force d'être parfaite, elle manqueroit de liaisons; son vice destructeur seroit dans sa perfection même.

Chacun rempliroit son devoir : le peuple seroit soumis aux lois, les chefs seroient justes et modérés, les magistrats intègres, incorruptibles; les soldats mépriseroient la mort, il n'y auroit ni vanité ni luxe : tout cela est fort bien; mais voyons plus loin.

Le christianisme est une religion toute spirituelle, occupée uniquement des choses du ciel; la patrie du chrétien n'est pas de ce monde. Il fait son devoir, il est vrai, mais il le fait avéê

une profonde indifférence sur le bon ou mauvais succès de ses soins. Pourvu qu'il n'ait rien à se reprocher, peu lui importe que tout aille bien ou mal ici-bas. Si l'état est florissant, à peine ose-t-il jouir de la félicité publique; il craint de s'enorgueillir de la gloire de son pays : si l'état dépérit, il bénit la main de Dieu qui s'appesantit sur son peuple.

Pour que la société fût paisible et que l'harmonie se maintînt, il faudroit que tous les citoyens sans exception fussent également bons chrétiens: mais si malheureusement il s'y trouve un seul ambitieux, un seul hypocrite, un Catilina, par exemple, un Cromwell, celui-là très certainement aura bon marché de ses pieux compatriotes. La charité chrétienne ne permet pas aisément de penser mal de son prochain. Dès qu'il aura trouvé par quelque ruse l'art de leur en imposer et de s'emparer d'une partie de l'autorité publique, voilà un homme constitué en dignité; Dieu veut qu'on le respecte: bientôt voilà une puissance; Dieu veut qu'on lui obéisse. Le dépositaire de cette puissance en abuse-t-il, c'est la verge dont Dieu punit ses enfants. On se feroit conscience de chasser l'usurpateur: il faudroit troubler le repos public, user de violence, verser du sang; tout cela s'accorde mal avec la douceur du chrétien, et après tout, qu'importe qu'on soit libre ou serf dans cette vallée de misères? l'essentiel est d'aller en paradis, et la résignation n'est qu'un moyen de plus pour cela.

Survient-il quelque guerre étrangère, les citoyens marchent sans peine au combat; nul d'entre eux ne songe à fuir; ils font leur devoir, mais sans passion pour la victoire; ils savent plutôt mourir que vaincre. Qu'ils soient vainqueurs ou vaincus, qu'importe? La Providence ne sait-elle pas mieux qu'eux ce qu'il leur faut? Qu'on imagine quel parti un ennemi fier, impétueux, passionné, peut tirer de leur stoïcisme! Mettez vis-à-vis d'eux ces peuples généreux que dévoroit l'ardent amour de la gloire et de la patrie; supposez votre république chrétienne vis-à-vis de Sparte ou de Rome, les pieux chrétiens seront battus, écrasés, détruits, avant d'avoir eu le temps de se reconnoître, ou ne devront leur

salut qu'au mépris que leur ennemi concevra pour eux. C'étoit un beau serment à mon gré que celui des soldats de Fabius; ils ne jurèrent pas de mourir ou de vaincre, ils jurèrent de revenir vainqueurs, et tinrent leur serment'. Jamais des chrétiens n'en eussent fait un pareil; ils auroient cru tenter Dieu.

Mais je me trompe en disant une république chrétienne; chacun de ces deux mots exclut l'autre. Le christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu'elle n'en profite pas toujours. Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves; ils le savent et ne s'en émeuvent guère; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux.

Les troupes chrétiennes sont excellentes, nous dit-on. Je le nie: qu'on m'en montre de telles. Quant à moi, je ne connois point de troupes chrétiennes. On me citera les croisades. Sans disputer sur la valeur des croisés, je remarquerai que, bien loin d'être des chrétiens, c'étoient des soldats du prêtre, c'étoient des citoyens de l'Église : ils se battoient pour son pays spirituel, qu'elle avoit rendu temporel on ne sait comment. A le bien prendre, ceci rentre sous le paganisme : comme l'Évangile n'établit point une religion nationale, toute guerre sacrée est impossible parmi les chrétiens.

Sous les empereurs païens, les soldats chrétiens étoient braves; tous les auteurs chrétiens l'assurent, et je le crois : c'étoit une émulation d'honneur contre les troupes païennes. Dès que les empereurs furent chrétiens, cette émulation ne subsista plus; et quand la croix eut chassé l'aigle, toute la valeur romaine disparut.

Mais laissant à part les considérations politiques, revenons au droit, et fixons les principes sur ce point important. Le droit que le pacte social donne au souverain sur les sujets ne passe point, comme je l'ai dit, les bornes de l'utilité publique'. Les sujets ne

1

TIT.-LIV., lib. 11, cap. xLv; cité par Montaigne, liv. 11, chap. xx1,

1 Dans la république, dit le marquis d'Argenson, chacun est parfaitement libre en ce qui ne nuit pas aux autres. Voilà la borne invariable; on ne peut

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