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gue succession de personnages puissants ou mémorables, une illustration plus soutenue, et surtout une opulence extrême, avoient jeté sur certaines maisons un éclat presque aussi fatal à ceux qu'il enorgueillissoit qu'à la multitude qui s'en laissoit éblouir. L'esprit de famille éteignoit de jour en jour, chez la plupart de ces grands, les vertus publiques qui avoient distingué et véritablement agrandi leurs ancêtres. L'ambition de quelques-uns s'accoutumoit à chercher de l'appui dans les cours étrangères, et leur connivence secrète avec les ennemis de leur nation ajoutoit un danger de plus à ceux qui résultoient immédiatement de leur prédominance, et qui jadis avoient suffi contre de plus fortes républiques. Un autre genre d'anarchie, long-temps couvert, toujours cultivé, s'étoit développé au milieu du dernier siècle. Chez les anciens Polonois, le nom de dissidents, employé dans son sens originel, dans son acception la plus juste, avoit été appliqué sans distinction à tous les cultes pratiqués dans le pays, n'exprimant que le seul fait de leur diversité; il comprenoit la communion romaine avec toutes celles dont elle différoit, et cette dissidence commune n'altéroit pas la paix générale. Dans la suite un langage moins exact annonça la discorde, si même il ne concourut pas à la produire ou à l'accroître. Ce nom de dissident ne désigna plus que ceux qui ne suivoient pas la religion de la multitude, et ces dissidents devinrent au milieu de l'état une classe isolée, rebutée, presque étrangère, à qui les droits communs étoient contestés. Ce n'est pas qu'on génât l'exercice de leur culte à cet égard on conservoit pour eux cette équité que nous avons appelée tolérance. Mais on les dépouilloit de ces droits de cité dont la perte, au sein d'une république, entraîne tôt ou tard la perte de tous les autres droits. C'étoit offrir aux entreprises de la Russie un prétexte beaucoup plus plausible : Catherine, affectant pour les dissidents un zèle qu'encourageoient les lumières du siècle, exigea hautement la réparation de ces torts, et réduisit les Polonois à la nécessité de soutenir, avec un égal désavantage, leur injustice et leur indépendance.

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Ainsi le despotisme russe, cause immédiate des malheurs de

la Pologne, eut besoin, pour les consommer, du concours des causes précédentes. Mais, il en faut convenir, lorsqu'une fois les Polonois eurent consenti à placer leurs lois et leur liberté sous la garantie de la cour de Pétersbourg, il leur eût fallu, pour se défendre contre une telle protection, des efforts de sagesse qu'on ne pouvoit plus attendre de ceux qui l'avoient invoquée. Aussi vit-on le gouvernement de cette république passer en effet entre les mains de la czarine, et un vice-roi, sous le nom d'ambassadeur russe, maîtriser toutes les autorités polonoises, traiter tout ce peuple de nobles en sujets de sa souveraine, fatiguer la docilité des uns, et réprimer par les armes la rébellion

des autres.

Le vice radical de la république polonoise consistoit, selon Jean-Jacques Rousseau, dans l'excessive étendue de son territoire. Si les autres vices n'etoient qu'accessoires, du moins ils avoient acquis un tel empire, que la Pologne, resserrée en 1773 dans des bornes plus étroites, n'en devint assurément ni plus libre ni plus heureuse. On l'a vue, au contraire, après vingt autres années d'oppression et de langueur, tomber tout entière au pouvoir de ceux qui l'avoient mutilée, et disparoître de la liste des états européens. Celui dont les destinées dominèrent pendant quatorze ans celles des nations et des rois humilia à son tour tous les oppresseurs de la Pologne ; et déjà leur abaissement expioit les excès de leur ancienne puissance, quand, précipité lui-même du trône où il commandoit l'Europe entière, il laissa tomber de ses mains un sceptre dont les débris composent l'héritage de vingt rois. Si le plus digne usage de la victoire, si la plus douce consolation des vainqueurs consiste à délivrer des victimes, à étendre l'empire de la justice et de la raison, à rétablir entre les états cet équilibre qui garantit leur tranquillité, espérons que, tout éclipsée qu'elle est, la république de Pologne n'est pas éteinte. L'indépendance de ce pays est un intérêt de l'Europe autant qu'un droit des Polonois, et la régénération politique de ce malheureux peuple eût été l'ouvrage de Jean-Jacques Rousseau, si les rugissements du despotisme n'eussent étouffé la voix du philosophe, et si un roi indigne

de l'être n'eût pas souillé son front d'un diadème acheté au prix de l'existence politique de son peuple.

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Il faut convenir que le portrait qu'il fait ailleurs du prince.qui tient un vaste empire rangé sous ses lois n'est pas flatté. « Qu'a«<t-il donc à faire, dit le philosophe, pour concilier l'indolence << avec l'ambition, la puissance avec les plaisirs, et l'empire des <<< dieux avec la vie animale? Choisir pour soi les vains honneurs, l'oisiveté, et remettre à d'autres les fonctions pénibles du gou«< vernement, en se réservant to u plus de chasser ou changer <«< ceux qui s'en acquittent trop mal ou trop bien. Par cette mé«< thode, le dernier des hommes tiendra paisiblement et commo<< dément le sceptre de l'univers; plongé dans d'insipides voluptés, «< il promenera, s'il veut, de fête en fête, son ignorance et son en<< nui. Cependant on le traitera de conquérant, d'invincible, de << roi des rois, d'empereur auguste, de monarque du monde, et « de majesté sacrée. Oublié sur le trône, nul aux yeux de ses voi« sins, et même à ceux de ses sujets, encensé de tous sans être « obéi de personne, foible instrument de la tyrannie des courti<<< sans et de l'esclavage du peuple, on lui dira qu'il règne, et il «< croira régner. Voilà, ajoute Rousseau, le tableau général du << gouvernement de toute monarchie trop étendue. Qui veut sou<<< tenir le monde, et n'a pas les épaules d'Hercule, doit s'attendre « d'être écrasé. »

Qui mieux que Rousseau pouvoit enseigner aux Polonois à se prémunir contre toute domination étrangère par l'énergie de l'administration intérieure, par un système de lois sages, appropriées aux habitudes et aux besoins de la nation, impartiales entre les villes, les provinces, les classes, les opinions, les cultes et tous les divers éléments qu'embrasse un empire? De qui pouvoient-ils mieux apprendre qu'aucune illustration vieillie n'égale celle qui éclate, qu'aucun nom şuranné ne vaut un nom qui s'immortalise et qu'il est plus grand enfin de rajeunir des états avec les débris de leurs vieilles institutions que d'aller trop imprudemment donner des lois nouvelles à des peuples qui n'ont que des habitudes pour tout pacte social?

Il ne faut pas perdre de vue que Jean-Jacques s'est proposé, dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, un but tout différent de celui qu'il avoit en composant le Contrat social. Il jette dans le Contrat social les bases d'un gouvernement tout neuf, à l'usage d'un peuple qui se constitue en état de société ; au lieu que, dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne, il prend les Polonois tels qu'ils se comportent avec les institutions politiques qui les régissent. Dans le premier cas il crée, dans le second il ne fait qu'amender. Cela explique l'espèce de contradiction qu'ont cru remarquer entre ces deux ouvrages les personnes qui n'ont pas voulu voir que les Considérations sur le gouvernement de Pologne ne sont qu'une espèce de consultation politique demandée à Rousseau.

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Jean-Jacques avoit dit à la fin du chapitre X du livre II du Contrat social: « Il est encore en Europe un pays capable de législation, c'est l'île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté, « mériteroient bien que quelque homme sage lui apprît à la con« server. J'ai quelque pressentiment qu'un jour cette petite île << étonnera l'Europe. »>

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Quand les Corses eurent secoué le joug de la domination génoise, et qu'ils voulurent assurer leur indépendance, en se donnant des lois appropriées à leurs besoins, ils se rappelèrent ce passage du Contrat social, et le comte Buttafoco, capitaine au service de France, et ami de Paoli, adressa à Rousseau, le 13 août 1764, la lettre suivante : « Vous avez fait mention des Corses « d'une façon bien avantageuse pour eux. Un pareil éloge, lors«< qu'il part d'un plume aussi sincère que la vôtre, est très propre << à exciter l'émulation et le desir de mieux faire. Il a fait souhaiter << à la nation que vous voulussiez être cet homme sage qui pour<< roit trouver les moyens de lui conserver cette liberté qui lui a « coûté tant de sang..... Notre île est capable de recevoir une << bonne législation, mais il faut un législateur, et il faut que ce législateur ait vos principes; que son bonheur soit indépendant « du nôtre; qu'il connoisse à fond la nature humaine, et que,

<< dans les progrès des temps, se ménageant une gloire éloignée, <«< il veuille travailler dans un siècle, et jouir dans un autre. Dai«< gnez, monsieur, être cet homme-là, et coopérer au bonheur de << toute une nation, en traçant le plan du système politique qu'elle << doit adopter. » Cette lettre étoit la meilleure réponse aux diatribes de toute espèce auxquelles l'auteur du Contrat social s'étoit trouvé en butte, depuis que, placé par l'admiration publique au même rang que Montesquieu, l'envie et la haine s'acharnoient à sa gloire. Un peuple qui s'adressoit à lui pour lui demander des lois, dans un temps où l'Europe presque entière gérnissoit sous le joug de l'arbitraire, étoit la récompense la plus flatteuse que pût recevoir le génie sans autre pouvoir que celui de la raison et de la bonne foi. Aussi Rousseau s'occupa-t-il, dans une suite de lettres adressées à ce même comte Buttafoco, qui lui avoit écrit au nom de ses concitoyens, à répondre à la confiance des Corses. Il forma même le projet d'aller habiter parmi eux, mais les persécutions qu'il éprouva dans le même temps de la part du gouvernement de Berne, qui le força d'aller chercher un asile loin de son territoire, l'empêchérent d'exécuter son projet.

On a dit quelque part que l'île de Corse ne fut conquise par les François, et cédée par les Génois à la France, en 1768, que parce que Voltaire, jaloux de l'auteur du Contrat social, ne vouloit pas que Rousseau fût le législateur de la Corse. Mais cette assertion n'est appuyée par aucun fait qui lui prête de la force. Voltaire eut assez de torts envers Rousseau, sans qu'il soit nécessaire d'en inventer. Adopter ce fait, seroit accorder à Voltaire une influence qu'il ne pouvoit avoir, à cette époque, ni par lui-même ni par ses amis.

Rousseau, parlant dans ses Confessions de l'extrait qu'il a fait de deux ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre, dont l'un a pour titre Essai sur la paix perpétuelle, et l'autre, Polysynodie, ou pluralité des conseils, dit que l'abbé de Saint-Pierre avoit laissé des << ouvrages pleins d'excellentes choses, qui méritoient d'être << mieux dites. Mais il s'agissoit de lire, de méditer vingt-trois << assommants gros volumes diffus, confus, pleins de redites, d'é

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