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AVANT-PROPOS.

ROUSSEAU nous apprend lui-même qu'étant à Venise en 1743, attaché à l'ambassadeur de France en qualité de secrétaire, il avoit formé le projet de composer un ouvrage qui auroit eu pour titre, Institutions politiques; qu'il en avoit même traité quelques parties, mais que, ne se trouvant pas le loisir ni la tranquillité d'esprit nécessaires pour exécuter un livre qu'il avoit conçu sur le plan le plus vaste, il y avoit renoncé après y avoir long-temps travaillé. L'embarras de traiter, dans la position où il se trouvoit, certains points délicats sur la nature et l'essence des gouvernements, la théorie des sociétés, la liberté civile et politique, contribua beaucoup aussi à l'y faire renoncer. Il craignoit « que ce livre ne parût trop hardi pour le siècle et pour le pays où il écrivoit. Il avoit vu que tout tenoit radicalement à la politique, et que de quelque façon qu'on s'y prît, aucun peuple ne seroit jamais que ce que la nature de son gouvernement le feroit être. » Mais tout en renonçant à l'ouvrage, il ne voulut pas que ce qu'il en avoit déjà fait fût perdu. Cette partie pouvant ellemême former un tout, il la publia sous le titre de Contrat social; et ce qui n'étoit peut-être qu'un chapitre du grand ouvrage conçu par Rousseau est devenu un de ses plus beaux titres de gloire. C'est dans le Contrat social qu'il a réuni comme en faisceau tous ses aphorismes politiques; qu'il en a formé un corps de doctrine sociale; c'est là qu'il a composé la liberté commune de ce qu'il a pris sur la liberté de chacun, qu'il a fait un gouvernement qui est l'œuvre de tous, et qui a pour garantie l'expression de la volonté générale.

CONTRAT SOCIAL.

1

Il étoit de la destinée de Rousseau de voir, à chacun des ouvrages qu'il publioit, d'une part, les hommes libres de préjugés, et dignes de l'apprécier, payer à son génie un juste tribut d'admiration; et de l'autre, l'intolérance politique et religieuse s'armer contre lui de fureur, de haine, de persécution, et même de proscription. Genève qui prend le titre pompeux de république, Genève qui pendant si long-temps avoit été le refuge de la liberté de penser et d'écrire, Genève qui comptoit Rousseau au nombre de ses citoyens, dont le gouvernement étoit loué dans le Contrat social, et présenté dans plusieurs de ses parties comme un modèle aux autres gouvernements, Genève condamne le Contrat social, sans même examiner s'il lui reste le honteux prétexte de pouvoir dire plus tard qu'en cela elle n'a fait qu'imiter l'exemple des autres gouvernements; et l'auteur, que cet ouvrage devoit rendre plus cher encore à ses concitoyens, expie dans l'exil la gloire d'avoir fait un livre où vivent pour la postérité les droits et les devoirs des hommes réunis en société.

Ce n'est plus dans cet ouvrage le peintre fidèle qui s'arrête sur les moindres détails, qui dit tous les secrets de sa pensée, ce n'est plus seulement la raison de Locke avec l'esprit de Montaigne; c'est le génie le plus original qui se développe tout entier, en s'ouvrant une carrière proportionnée à sa force et à son étendue. Réunissant, non par intervalles, mais toujours, la pénétration la plus vive aux réflexions persévérantes, il amasse, il ordonne, il rapproche long-temps dans sa pensée toutes les parties éparses et lointaines d'un vaste sujet; il en marque les points lumineux, il les parcourt ensuite d'un vol d'aigle, et ne se pose que sur les hauteurs. Trop souvent les publicistes, abusés par ces fictions des sciences qu'on appelle des systèmes, en traçant le modèle idéal des législations possibles, avoient laissé sans boussole les législations positives. La véritable science politique attendoit encore un homme qui, rassemblant sous ses yeux les institutions élevées dans les divers àges du monde, et retrouvant ainsi, parmi la ruine des siècles et des empires, les fondements légitimes de tout pacte social, posât d'une main ferme et hardie, sur les

bases de la nature, l'édifice de gouvernements. Cet homme s'est rencontré ; dans la nature des sociétés il a recherché leurs principes, et de ces principes, comme de leur source, il a fait découler toutes les institutions sociales, il en a fait l'application aux besoins moraux ou physiques des peuples, et il les a proposées aux nations comme la charte constitutive de leurs droits et de leurs devoirs.

Rousseau, dans toute sa philosophie, est parti du même principe que l'auteur de l'Esprit des lois, tous deux commençant par établir que la formation des sociétés a placé les hommes dans un état de guerre. Mais Montesquieu conclut de ce principe la nécessité des lois, Rousseau leur insuffisance. Il parut vouloir détruire ce que Montesquieu vouloit édifier. On le crut du moins, et l'on se trompa. Toutes ses théories philosophiques reposent sur cette opinion, qu'il est pour l'espèce humaine, comme pour les individus, une époque de la virilité dont elle ne peut s'écarter qu'en marchant à la décrépitude. Ce fut donc sur ce principe, non pas à l'état d'enfance, c'est-à-dire à la vie sauvage, mais à cette espèce de siècle viril qu'il voulut ramener d'abord les hommes, et il écrivit sur la nature et sur les fondements du pacte social. Sans doute il ne se dissimuloit point à luimême combien étoit borné le nombre des applications utiles qu'on pouvoit faire encore de ses théories dans l'état présent de nos mœurs; mais il étoit loin de prévoir les applications dangereuses qu'on tenteroit d'en faire un jour. Qu'est-ce en effet, par exemple, que ce traité du Contrat social, sinon le gouvernement de sa propre patrie, c'est-à-dire d'une république resserrée dans les plus étroites limites, proposée comme un modèle aux peuples assez peu nombreux, assez pauvres pour trouver dans ce gouvernement une liberté fondée sur les lois, et qui doit toujours, d'après sa maxime, être subordonnée à l'existence et aux intérêts de l'association? Juger ainsi de cet ouvrage, c'est entrer dans la pensée de l'écrivain, sans s'arrêter à des exagérations qui sont de l'orateur plus que du philosophe; c'est l'interpréter comme son auteur parut clairement l'expliquer et l'entendre,

lorsqu'il voulut adapter sa doctrine au gouvernement d'un peuple qui sembloit l'appeler du fond du Nord à régénérer ses lois politiques et ses habitudes nationales : c'est enfin être juste envers un homme moins outragé par d'aveugles censures que par des éloges flétrissants, moins calomnié par ses détracteurs que décrédité par ses faux disciples. On l'accusa d'être obscur, parce que sa pensée s'enfonce quelquefois si avant dans le sujet, qu'elle y demeure cachée, mais seulement pour les esprits qui n'ont pas la force de l'y suivre. Son style nerveux et rapide précipite les impressions, y réveille dans un seul mot une succession d'idées, où, dans une phrase vive et absolue, il présente tout le résultat d'une méditation lente et profonde. Semblable à ces dieux d'Homère, qui en trois pas franchissoient le monde, mais qui laissoient des traces mémorables de leur passage sur les peuples qu'ils protégeoient, ou sur les empires qu'ils accabloient.

La publication du Contrat social précéda de quelques mois la publication d'Émile, mais ne produisit pas d'abord la même sensation. Rousseau parle dans cet ouvrage une langue qui n'étoit pas à la portée de tout le monde. Dans Émile, il analyse chaque idée, il démêle et réunit toutes les sensations qu'un même objet fait naître ; on voit qu'il s'enivre de sa propre pensée, qu'il s'y complaît, et tourne autour d'elle jusqu'à ce qu'il l'ait épuisée dans ses plus petites nuances : c'est un cercle qui, dans l'onde la plus pure, s'élargit souvent au point de disparoître. Dans le Contrat social, au contraire, il semble s'être interdit les développements. C'est Lycurgue qui a pris la place de Platon; il est serré dans son style comme dans ses idées; c'est moins à l'esprit qu'à la pensée du lecteur qu'il s'adresse; il semble lui abandonner le soin de remplir, par des idées intermédiaires, les vides qu'il laisse à dessein entre les idées principales qu'il ne fait souvent même qu'indiquer. Ce n'est qu'en suppléant à ce que Rous-seau n'a pas mis dans son livre qu'on sait lire ce qui s'y trouve. C'est ce qui fait que tant de gens l'ont si mal lu; il est même probable qu'il ne fut condamné à Genève que parce qu'il n'y

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