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ments du barreau, il s'en dépouille et vend le petit héritage qu'il tenait de sa mère pour payer les dettes de son père mort. Il rachète l'honneur de sa mémoire de tout ce qu'il possède; il arrive à Paris presque indigent. Boyer-Fonfrède et Ducos, de Bordeaux, ses deux amis, le reçoivent pour hôte à leur table et sous leur toit. Vergniaud, insouciant des moyens de succès comme tous les hommes qui se sentent une grande force intérieure, travaillait peu et se fiait à l'occasion et à la nature. Son génie, malheureusement indolent, aimait à sommeiller et à s'abandonner aux nonchalances de l'âge et de l'esprit. Il fallait le secouer pour le réveiller de ses loisirs de jeunesse et le pousser à la tribune ou au conseil. Pour lui, comme pour les Orientaux, il n'y avait point de transition entre l'oisiveté et l'héroïsme. L'action l'enlevait, mais le lassait vite. Il retombait dans la rêverie du talent.

Brissot, Guadet, Gensonné, l'entraînèrent chez madame Roland. Elle ne le trouvait pas assez viril et assez ambitieux pour son génie. Ses mœurs méridionales, ses goûts littéraires, son attrait pour une beauté moins impérieuse, le ramenaient sans cesse dans la société d'une actrice du Théâtre-Français, madame Simon-Candeille. Il avait écrit pour elle, sous un autre nom, quelques scènes du drame alors célèbre de la Belle-Fermière. Cette jeune femme, à la fois poëte, écrivain, comédienne, déployait dans ce drame toutes les fascinations de son àme, de son talent et de sa beauté. Vergniaud s'enivrait dans cette vie d'artiste, de musique, de déclamation et de plaisirs; il se pressait de jouir de sa jeunesse, comme s'il eût eu le pressentiment qu'elle serait sitôt cueillie. Ses habitudes étaient méditatives et paresseuses. Il se levait au milieu du jour, il écrivait peu et sur des feuilles éparses; il appuyait le papier sur ses genoux, comme un homme pressé qui se dispute le temps; il composait ses discours lentement dans ses rêveries, et les retenait à l'aide de notes dans sa mémoire ; il polissait son éloquence à loisir, comme le soldat polit son arme au repos. Il ne voulait pas seulement que ses coups fussent mortels, il voulait qu'ils fussent brillants; aussi curieux de l'art que de la politique. Le coup porté, il en abandonnait le contre-coup à la destinée et s'abandonnait de nouveau lui-même à la mollesse. Ce

n'était pas l'homme de toutes les heures, c'était l'homme des grandes journées.

V

Vergniaud était de taille moyenne. Sa stature robuste et carrée avait l'aplomb de la statue de l'orateur: on y sentait le lutteur de paroles; son nez était court, large, fièrement relevé des narines; ses lèvres un peu épaisses dessinaient fermement sa bouche: on voyait qu'elles avaient été modelées pour jeter la parole à grands flots, comme les lèvres d'un Triton à l'ouverture d'une grande source; ses yeux noirs et pleins d'éclairs semblaient jaillir sous des sourcils proéminents; son front large et plan avait ce poli du miroir où se réfléchit l'intelligence; ses cheveux châtains ondoyaient aux secousses de sa tête ainsi que ceux de Mirabeau. La peau de son visage était timbrée par la petite vérole, comme un marbre dégrossi par le marteau à diamant du tailleur de pierres. Son teint pâle avait la lividité des émotions profondes. Au repos, nul n'aurait remarqué cet homme dans une foule. Il aurait passé avec le vulgaire sans blesser et sans arrêter le regard. Mais quand l'âme se répandait dans sa physionomie, comme la lumière sur un buste, l'ensemble de sa figure prenait par l'expression l'idéal, la splendeur et la beauté qu'aucun de ses traits n'avait en détail. Il s'illuminait d'éloquence. Les muscles palpitants de ses sourcils, de ses tempes, de ses lèvres, se modelaient sur sa pensée, et confondaient sa physionomie avec la pensée même : c'était la transfiguration du génie. Le jour de Vergniaud, c'était la parole; le piédestal de sa beauté, c'était la tribune. Quand il en était descendu, elle s'évanouissait : l'orateur n'était plus qu'un homme.

VI

Tel était l'homme qui monta le 3 juillet à la tribune de l'Assemblée nationale, et qui, dans l'attitude de la consternation et de la colère, se recueillit un moment dans ses pensées, les mains sur ses yeux, avant de parler. Le tremblement de sa voix aux premiers mots qu'il proféra, et les notes graves et gron

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dantes de sa parole, plus profondes qu'à l'ordinaire, son geste abattu, l'énergie triste et concentrée de sa physionomie, indiquaient en lui la lutte d'une résolution désespérée, et prédisposaient l'Assemblée à une émotion grande et sinistre comme la physionomie de l'orateur. C'était de ces jours où l'on s'attend à tout.

« Quelle est donc, murmura Vergniaud, l'étrange situation. où se trouve l'Assemblée nationale? quelle fatalité nous poursuit et signale chaque journée par des événements qui, portant le désordre dans nos travaux, nous rejettent sans cesse dans l'agitation tumultueuse des inquiétudes, des espérances, des passions? Quelle destinée prépare à la France cette terrible effervescence au sein de laquelle on serait tenté de douter si la Révolution rétrograde ou si elle avance vers son terme? Au moment où nos armées du Nord paraissent faire des progrès dans la Belgique, nous les voyons tout à coup se replier devant l'ennemi. On ramène la guerre sur notre territoire. Il ne restera de nous chez les malheureux Belges que le souvenir des incendies qui auront éclairé notre retraite. Du côté du Rhin, les Prussiens s'accumulent incessamment sur nos frontières découvertes. Comment se fait-il que ce soit précisément au moment d'une crise si décisive pour l'existence de la nation, que l'on suspende le mouvement de nos armées, et que, par une désorganisation subite du ministère, on rompe les liens de la confiance, et on livre au hasard et à des mains inexpérimentées le salut de l'empire? Serait-il vrai qu'on redoute nos triomphes? Est-ce du sang de l'armée de Coblentz ou du nôtre qu'on est avare? Si le fanatisme des prêtres menace de nous livrer à la fois aux déchirements de la guerre civile et à l'invasion, quelle est donc l'intention de ceux qui font rejeter avec une invincible opiniâtreté la sanction de nos décrets? Veulent-ils régner sur des villes abandonnées, sur des champs dévastés? Quelle est au juste la quantité de larmes, de misères, de sang, de morts, qui suffit à leur vengeance? Où en sommes-nous, enfin? Et vous, Messieurs, dont les ennemis de la constitution se flattent d'avoir ébranlé le courage, vous dont ils tentent chaque jour d'alarmer les consciences et la probité en qualifiant votre amour de la

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