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Mais l'Assemblée feignit de croire à une pensée criminelle de la cour. Elle manda le maire. Deux huissiers, précédés de gardes et de flambeaux, vinrent avec appareil signifier le décret libérateur à Pétion. Au même instant, le ministre de la justice l'envoyait prier de monter chez le roi. « Si je monte, dit-il, je ne redescendrai jamais. » Pétion se rendit à l'Assemblée, et de là à l'Hôtel-de-ville. Il y fut retenu par ses complices de Charenton, et ne reparut plus au château.

III

Il était plus de minuit. Toutes les fenêtres des Tuileries étaient ouvertes. On s'y pressait en foule pour écouter le tocsin. Chacun nommait successivement le quartier, l'église, le clocher d'où partait le rappel des révolutions.

Dans la ville, les citoyens sortaient à ce bruit de leurs maisons et se tenaient sur le seuil de leurs portes, prêts à suivre le torrent où il voudrait les entraîner. Les sections, convoquées insurrectionnellement depuis dix heures, avaient délibéré presque à huis clos, et envoyé chacune des commissaires à l'Hôtel-de-ville, pour remplacer le conseil de la commune par une commune insurrectionnelle. Le mandat unanime et concerté de ces commissaires était de prendre toutes les mesures que commanderaient le salut de la patrie et la conquête de la liberté. Ces commissaires, réunis sans opposition à l'Hôtel-de-ville, au nombre de cent quatre-vingt-douze membres, se constituèrent dictatorialement en municipalité, conservèrent dans leur sein Pétion, Danton, Manuel, nommèrent pour leur président provisoire Huguenin, du faubourg Saint-Antoine, l'orateur de la pétition du 20 juin. Tallien, jeune patriote de vingt-cinq ans, et rédacteur d'un journal intitulé l'Ami des citoyens, fut élu secrétaire de la commune. Cette municipalité devint, dès onze heures du soir, le comité dirigeant des mouvements du peuple et le gouvernement de l'insurrection. Pétion, dans un état d'arrestation simulée, pour sauver en lui la pudeur de la loi, ne prit plus part aux actes de la nuit.

IV

Le commandant général Mandat, homme confiant et qui répondait toujours hardiment du roi au peuple et du peuple au roi, acheva ses dernières dispositions sur la foi des ordres que Pétion lui avait signés comme maire de Paris. Mandat envoya cinq cents hommes avec du canon à l'Hôtel-de-ville pour garder le passage de l'arcade Saint-Jean, par laquelle devait déboucher la colonne du faubourg Saint-Antoine. Il plaça également un bataillon avec deux pièces de canon au pont Neuf pour disputer le passage de ce pont aux Marseillais, les refouler dans le faubourg Saint-Germain et les rejeter vers le pont Royal, où le canon du pavillon de Flore les foudroierait à leur apparition. A ces dispositions, bonnes en elles-mêmes, il ne manquait que des troupes solides pour les exécuter. A peine Mandat avait-il donné ces ordres, qu'un arrêté de la municipa lité l'appela à l'Hôtel-de-ville pour venir rendre compte de l'état du château et des mesures qu'il avait prises pour maintenir la sûreté de Paris.

A la réception de cet arrêté, Mandat hésite entre ses pressentiments et son devoir légal. D'après la loi, la municipalité avait la garde nationale sous son autorité et pouvait appeler son commandant. Mandat, d'ailleurs, ignorait que cette municipalité, changée violemment par les sections, n'était plus qu'un comité d'insurrection. Il consulte Roederer, qui, dans la même ignorance du changement opéré à l'Hôtel-de-ville, lui conseille de s'y rendre. Mandat, comme averti par un présage intérieur, cherche des prétextes, invente des excuses, tente des délais. Il se décide enfin à partir. Son fils, enfant de douze ans, s'obstine à l'accompagner. Mandat monte à cheval, et, suivi de son fils et d'un seul aide de camp, il se rend par les quais à l'Hôtel-deville. Il monte les marches du perron. Son âme se trouble à l'aspect de ces visages austères et inconnus. Il comprend qu'il a à répondre devant des conspirateurs des mesures prises contre le succès de la conspiration. « Par quel ordre, lui dit Huguenin, as-tu doublé la garde du château? - Par l'ordre de Pétion,

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répond en balbutiant l'infortuné Mandat. - Montre cet ordre. - Je l'ai laissé aux Tuileries. - Depuis quand cet ordre a-t-il été donné ? - Depuis trois jours; je le rapporterai. - Pourquoi as-tu fait marcher les canons? - Quand le bataillon marche, les canons le suivent. La garde nationale ne retient-elle pas de force Pétion au château? - Cela est faux; les gardes nationaux ont été pleins de déférence et de respect pour le maire de Paris. Moi-même je l'ai salué en partant. » Au milieu de ces interrogations, on dépose sur la table du conseil général une lettre de Mandat au commandant du poste de l'Hôtel-de-ville. On en demande la lecture. Mandat ordonnait au bataillon de service de dissiper l'attroupement qui se portait au château en l'attaquant en flanc et par derrière. Cette lettre est l'arrêt de mort de Mandat. Le conseil ordonne qu'il soit conduit à l'Abbaye. Le président, en donnant cet ordre, fait un geste horizontal qui en explique le sens. Un coup de pistolet abat l'infortuné commandant sur les marches de l'Hôtel-de-ville. Les piques et les sabres l'achèvent. Son fils, qui l'attendait sur le perron, se précipite sur le cadavre de son père et le dispute en vain aux meurtriers. Le corps de Mandat, lancé dans la Seine, fait disparaître l'ordre de Pétion.

On a accusé du crime celui dans l'intérêt de qui le crime était commis. L'histoire, sévère pour la duplicité d'esprit de Pétion, n'a jamais pris sa main dans le sang. Il servait la Révolution par des faiblesses, par des complicités morales, jamais par l'assassinat. L'ordre de tirer sur le peuple, si on l'eût retrouvé, accusait la municipalité tout entière; la mort de Mandat anéantissait le seul témoignage. Cette mort par des mains inconnues n'accusa personne, et le flot de la Seine couvrit la responsabilité de la municipalité. Le conseil nomma sur-lechamp Santerre commandant général de la garde nationale à la place de Mandat. Pétion, qui rentrait alors chez lui en sortant de l'Assemblée, trouva à sa porte six cents hommes envoyés par Santerre pour le garder dans sa maison et pour défendre sa vie des embûches de la cour.

V

La nouvelle de la mort de Mandat, apportée aux Tuileries par son aide de camp, répandit la consternation dans l'âme du roi et de la reine, l'hésitation dans la garde nationale. La Chesnaye, chef de bataillon, prit le commandement. Mais l'Hôtelde-ville occupé par les sections, une municipalité révolutionnaire et le commandement général donné à Santerre brisaient sa force morale dans ses mains. Le sort de Mandat lui présageait le sien. Les deux avant-postes de l'Hôtel-de-ville et du pont Neuf étaient forcés. Le faubourg Saint-Antoine, au nombre de quinze mille hommes, débouchait par l'arcade Saint-Jean. Les Marseillais et le faubourg Saint-Marceau, au nombre de six mille hommes, franchissaient le pont Neuf. Une foule immense de curieux grossissait à l'œil cette armée du peuple et en portait l'apparence à plus de cent mille hommes. Ces deux corps allaient faire leur jonction sur le quai du Louvre et s'avancer sans obstacle vers le Carrousel. La gendarmerie à cheval, en bataille dans la cour du Louvre, se voyant cernée à tous les guichets, ne pouvant charger contre des murs dans l'enceinte étroite où on l'avait emprisonnée, murmurait contre ses chefs et se partageait en deux détachements: l'un continuait à occuper inutilement la cour du Louvre, l'autre allait se ranger en bataille sur la place du Palais-Royal. Du côté des ChampsÉlysées, de la place Vendôme et de la rue Saint-Honoré, nul obstacle n'avait contenu l'affluence du peuple. Des masses immenses bloquaient le jardin.

la

Le procureur du département, Ræderer, apprenant la mort de Mandat et l'installation d'un conseil insurrectionnel, écrivit au conseil de département de se rendre au château pour prendre des mesures contre la nouvelle municipalité ou pour ratifier ses ordres. Le département, sans autre empire sur le peuple que loi brisée dans ses mains, envoya des commissaires chez le roi pour se concerter avec Roederer. C'étaient MM. Levieillard et de Fauconpret, Lefebvre d'Ormesson et Beaumes (d'Aix). Rœderer et les membres du département passèrent ensemble dans

une petite pièce donnant sur le jardin, à côté de la chambre du roi. Roederer demanda au roi de signer un ordre au conseil de département pour l'autoriser à se déplacer du lieu habituel de ses séances. «Mes ministres ne sont pas là, répondit Louis XVI; je donnerai l'ordre quand ils seront revenus. »

Il ne faisait pas encore jour dans les appartements. Un moment après, on entendit une voiture rouler dans la cour. On entr'ouvrit les contrevents du cabinet du roi pour connaître la cause de ce bruit; c'était la voiture de Pétion qui s'en allait à vide. Le jour commençait à poindre.

Madame Élisabeth s'approcha de la fenêtre et regarda le ciel. Il était rouge comme de la réverbération d'un incendie. «< Ma sœur, dit-elle à la reine, venez donc voir poindre l'aurore! » La reine se leva, regarda le ciel et soupira. Ce fut le dernier jour où elle vit le soleil à travers une fenêtre sans barreaux. Toute étiquette avait disparu. L'agitation avait confondu les rangs. A chaque nouvelle qu'on apportait au roi ou à la reine, une foule de serviteurs, d'amis, de militaires se pressaient familièrement autour d'eux et donnaient leurs impressions ou leur avis. Le roi était obligé de changer souvent de place et de chercher des pièces dans ses appartements pour écouter ceux de ses ministres qui avaient à l'entretenir en particulier.

Vers trois heures, il se retira de nouveau dans sa chambre, laissant la reine, Madame Élisabeth, les ministres et Roederer dans la salle du Conseil. On croit qu'accablé des fatigues et des émotions de la journée et de la nuit, et rassuré par les avis qu'il venait de recevoir, il alla chercher dans quelques moments de sommeil les forces dont il aurait besoin au lever du jour. La reine et madame Élisabeth avaient auprès d'elles la princesse de Lamballe, la princesse de Tarente, mesdames de La Roche-Aymon et de Ginestous; mesdames de Tourzel, gouver nante des enfants de France, de Makau, de Bouzy et de Villefort, sous-gouvernantes : femmes de cour que les dangers et les revers de leurs maîtres élevèrent tout à coup, dans cette nuit, jusqu'au complet oubli d'elles-mêmes, cet héroïsme naturel aux femmes! La duchesse de Maillé, dame du palais qui n'était pas au château la veille et que ses opinions populaires avaient

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