Page images
PDF
EPUB

Seulement la déchéance du roi était le cri général des patriotes; on la demandait déjà tout haut dans les clubs, dans les sections, dans les pétitions, à l'Assemblée. Le peuple, campé autour du château, qu'on lui montrait comme le foyer de la trahison, la demanderait inévitablement à ses représentants. Mais, le roi descendu du trône, relèverait-on un trône? Et qui appellerait-on à y monter? Serait-ce un enfant sous la tutelle du peuple? Serait-ce le duc d'Orléans? Le duc d'Orléans avait des familiers et peu de partisans. Si sa complicité présumée contre la cour tentait quelques hommes perdus d'honneur et de dettes, son nom, mal famé, répugnait aux amis intègres de la liberté. Naissance, fortune, conformité d'intérêts, popularité, solidarité d'opinion, dévouement à la cause populaire, le duc d'Orléans avait tous les titres pour être couronné par le peuple et pour triompher avec lui; il ne lui en manquait qu'un : la considération publique! Il pouvait servir et sauver son pays; il ne pouvait pas illustrer la Révolution. C'était son tort. Robespierre et les Jacobins répugnaient à accepter son nom. Les Girondins le dédaignaient à cause de son entourage. Ils l'écartèrent d'un commun accord du programme qu'ils proposaient.

Roland, Vergniaud, Gensonné, Guadet, Barbaroux luimême, quoique indécis et hésitants devant la république, la préféraient avec toutes ses chances d'anarchie à la domination d'un prince qui ferait succéder sur le trône l'hésitation à la faiblesse, et qui donnerait, selon eux, à une constitution jeune et saine, toutes les misères de la caducité. Changement de dynastie, régence, dictature ou république, tout resta donc dans une réticence complète entre les meneurs. On s'en rapporta à l'événement, et on se contenta de le préparer sans lui demander d'avance son secret. Ce fut la marche constante des Girondins : pousser toujours sans savoir à quoi. C'est ce système de hasard qui fit de ces hommes les instruments de la Révolution, et qui ne leur permit jamais d'en devenir les dominateurs. Ils étaient destinés par leur caractère à lui donner l'impulsion, jamais la direction. Aussi elle les emporta tous avec elle, ailleurs et plus loin qu'ils ne prétendaient aller.

XVIII

Ce plan avorta par l'impossibilité de faire dans le reste de la nuit les dispositions nécessaires à un rassemblement d'insurgés. Barbaroux accusa de ce délai Santerre, qui voulait plutôt l'agitation de son faubourg que le renversement du gouvernement. Pétion lui-même n'était pas prêt. Centre de tous les mouvements légaux ou insurrectionnels de la garde nationale, confident à la fois de ceux qui voulaient défendre la constitution et de ceux qui voulaient l'attaquer, il parlait à chacun un langage différent et donnait des ordres contradictoires. Il en résulta une confusion de dispositions, de conseils et de mesures qui, laissant tout le monde dans l'incertitude sur les véritables intentions du maire de Paris, suspendit tout... Ni Paris ni les faubourgs ne s'émurent. Les Marseillais se mirent en marche sans autre cortège que les chefs qui étaient venus fraterniser la veille avec eux. Deux cents hommes de garde nationale et une cinquantaine de fédérés sans uniformes, armés de piques et de couteaux, assistèrent seuls à leur entrée dans Paris. L'écume des faubourgs et du Palais-Royal, des enfants, des femmes, des oisifs, formaient la haie sur la place de la Bastille et dans les rues qu'ils traversaient pour se rendre à la mairie. Pétion harangua ces colonnes. On leur assigna leurs casernes à la Chaussée-d'Antin. Ils s'y rendirent.

Santerre et quelques gardes nationaux du faubourg SaintAntoine leur avaient fait préparer un banquet chez un restaurateur des Champs-Élysées. Non loin de là, des tables dressées chez un autre restaurateur rassemblaient, soit préméditation, soit hasard, un certain nombre d'officiers de la garde nationale des bataillons dévoués au roi, quelques gardes du corps licenciés et de jeunes écrivains royalistes. Cette rencontre ne pouvait manquer de produire une rixe. On croit que les royalistes la désiraient pour animer Paris contre cette horde étrangère et pour demander le renvoi des Marseillais au camp de Soissons. Dans la chaleur du repas, ils affectèrent de pousser des cris de: << Vive le roi!» qui semblaient braver les ennemis du trône.

Les Marseillais répondirent par les cris de: « Vive la nation! >> Les gestes provoquèrent les gestes. Les groupes du peuple qui assistaient de loin aux banquets jetèrent de la boue aux grenadiers royalistes. Ceux-ci tirèrent leurs sabres. Le peuple appela les Marseillais à son secours. Les fossés et les palissades qui séparaient les deux jardins furent franchis en un clin d'œil. Les fers se croisèrent, les palissades arrachées servirent d'armes aux combattants. Le sang coula. Beaucoup de gardes nationaux furent blessés. Un d'eux, l'agent de change Duhamel, tira deux coups de pistolet sur les agresseurs. Il tomba frappé à mort sous la baïonnette d'un Marseillais. Le commandant général des troupes de garde au château fit battre la générale et disposer de l'artillerie dans le jardin, comme si on eût craint une invasion. Le bataillon des Filles-Saint-Thomas prit spontanément les armes pour voler au secours des grenadiers. D'autres bataillons les imitèrent, se postèrent sur les boulevards et voulurent se porter, pour demander vengeance, à la caserne des Marseillais. Pétion accourut à la caserne, délivra quelques prisonniers, contint la garde nationale et rétablit l'ordre.

Pendant ce tumulte, les royalistes fugitifs reçurent asile par le pont tournant dans le jardin des Tuileries, et les blessés furent transportés au poste de la garde nationale du château. Le roi, la reine, les femmes de la cour, les gentilshommes rassemblés autour d'eux par le bruit du danger, descendirent au poste, pansèrent de leurs propres mains les blessures de leurs défenseurs, et se répandirent en expressions d'intérêt pour la garde nationale, d'indignation contre les Marseillais. Regnault de Saint-Jean-d'Angely fut du nombre des blessés. Le soir, le soulèvement de l'opinion publique contre les Marseillais était général dans la bourgeoisie. A la séance de l'Assemblée du lendemain, de nombreuses pétitions demandèrent leur éloignement. Les tribunes huèrent les pétitionnaires. Merlindemanda l'ordre du jour. Montaut accusa les chevaliers du poignard. Gaston vit là une provocation de la cour pour commencer la guerre civile. Grangeneuve dénonça les projets de vengeance médités par la garde nationale. Les autres députés girondins éludèrent avec dédain la demande d'éloi

gner les Marseillais, et sourirent à ces préludes de violences. La cour, intimidée par ces symptômes, chercha à s'assurer des chefs de cette troupe par les corruptions au moyen desquelles elle croyait s'être attaché Danton. Mais si on corrompt aisément l'intrigue, on ne corrompt pas le fanatisme. Il y avait des hommes de sang parmi les Marseillais, il n'y avait pas de traîtres. On renonça à ce plan de séduction.

De son côté, Marat adressa à Barbaroux un écrit incendiaire pour être imprimé et distribué à ses soldats. Marat provoquait, dans ces pages, un massacre du Corps législatif, mais il voulait qu'on épargnât le roi et la famille royale. Ses liaisons sourdes et fugitives avec les agents secrets de la cour rendaient cette humanité suspecte, sous une plume qui ne distillait que du sang. Marat alors ne croyait pas encore à la victoire du peuple. dans la crise qui se préparait. Il craignait pour lui-même; il demanda, le 9 août, un entretien secret à Barbaroux, et le conjura de le soustraire aux coups de ses ennemis en l'emmenant avec lui à Marseille, sous le déguisement d'un charbonnier.

XIX

Une autre démarche eut lieu au nom de Robespierre, et à son insu, pour rallier les Marseillais à sa cause. Deux de ses confidents, Panis et Fréron, ses collègues à la municipalité, firent appeler Barbaroux à l'Hôtel-de-ville, sous prétexte de donner aux bataillons marseillais une caserne plus rapprochée du centre des mouvements de la Révolution, aux Cordeliers. Cette offre fut acceptée. Panis, Fréron, Sergent couvrirent leur pensée de nuages. « Il faut un chef au peuple! Brissot aspire à la dictature, Pétion la possède sans l'exercer. C'est un trop petit génie! Il aime sans doute la Révolution, mais il veut l'impossible des révolutions légales! Si on ne violentait pas sa faiblesse, il n'y aurait jamais de résultat. »

Le lendemain, Barbaroux se laissa entraîner chez Robespierre. Le fougueux jeune homme du Midi fut frappé d'étonnement en entrant chez l'austère et froid philosophe. La personnalité de Robespierre, semblable à un culte qu'il se serait rendu

à lui-même, respirait jusque dans les simples ornements de son modeste cabinet. C'était partout sa propre image reproduite par le crayon, par le pinceau ou par le ciseau. Robespierre ne s'avança pas au delà des réflexions générales sur la marche de la Révolution, sur l'accélération que les Jacobins et lui avaient imprimée à ses mouvements, sur l'imminence d'une crise prochaine, et sur l'urgence de donner un centre, une âme, un chef à cette crise, en investissant un homme d'une omnipotence populaire. « Nous ne voulons pas plus d'un dictateur que d'un roi,» répondit brusquement Rebecqui. On se sépara. Panis accompagna les jeunes Marseillais, et dit à Rebecqui en lui serrant la main: « Vous avez mal compris : il ne s'agissait que d'une autorité momentanée et insurrectionnelle pour diriger et sauver le peuple, et nullement d'une dictature. Robespierre est bien cet homme du peuple. »

Excepté cette conversation, provoquée par les amis de Robespierre, à son insu, et acceptée par les chefs marseillais, rien n'indique dans Robespierre l'ambition prématurée de la dictature, ni même aucune participation directe au mouvement du 10 août. La république était pour lui une perspective reléguée dans un lointain presque idéal; la régence lui présageait un règne de faiblesse et de troubles civils; le duc d'Orléans lui répugnait comme une intrigue couronnée; la constitution de 1791 loyalement exécutée lui aurait suffi, sans les trahisons qu'il imputait à la cour. La dictature qu'il ambitionnait pour lui, c'était la dictature de l'opinion publique, la souveraineté de sa parole. Il n'aspirait pas à un autre empire, et tout mouvement convulsif des choses pouvait nuire à celui-là.

« PreviousContinue »