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officiers par l'émigration, qui en avait entraîné plus de la moitié sur la terre ennemie, et par la création soudaine de cent bataillons de volontaires, à la tête desquels on avait placé les officiers restés en France comme officiers instructeurs; ces bataillons et ces régiments sans esprit de corps, se regardant avec jalousie ou avec mépris; deux esprits dans la même armée, l'esprit de discipline dans les vieux cadres, l'esprit d'insubordination dans les nouveaux bataillons; les officiers anciens suspects à leurs soldats, les soldats redoutés de leurs officiers; la cavalerie, mal montée et mal équipée; l'infanterie, instruite et solide dans les régiments, novice et faible dans les bataillons; la solde arriérée et payée en assignats dépréciés; les armes insuffisantes; les uniformes divers, usés, déchirés, souvent en lambeaux; beaucoup de soldats manquant de chaussures, et remplaçant les semelles de leurs souliers par des poignées de foin liées autour des jambes avec des cordes; ces corps arrivant de différentes armées et de provinces diverses, inconnus les uns aux autres, sachant à peine le nom des généraux sous lesquels on les avait embrigadés; ces généraux ou jeunes ou téméraires, passés sans transition de l'obéissance au commandement, ou vieux et routiniers, ne pouvant plier leurs habitudes méthodiques aux hardiesses de guerres désespérées; enfin, à la tête de cette armée incohérente, un général en chef de cinquantetrois ans, nouveau dans la guerre, dont tout le monde avait le droit de douter, en défiance à ses troupes, en rivalité avec son principal lieutenant, en lutte avec son propre gouvernement; dont le plan audacieux et patient n'était compris par personne, et qui n'avait encore ni un service dans son passé, ni le nom d'une victoire sur son épée pour se faire pardonner le commandement: voilà les Français à. Valmy. Mais l'enthousiasme de la patrie et de la Révolution battait dans le cœur de cette armée, et le génie de la guerre inspirait l'âme de Dumouriez.

XII

Inquiet sur la position de Kellermann, Dumouriez, à cheval dès le point du jour, visitait sa ligne, échelonnait ses corps

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entre Sainte-Menehould et Gizaucourt, et galopait vers Valmy pour mieux juger par lui-même des intentions du duc de Brunswick et du point où les Prussiens concentreraient leur effort. Il y trouva Kellermann donnant ses derniers ordres aux généraux qui à sa gauche et à sa droite allaient avoir la responsabilité de la journée. L'un était le général Valence, l'autre était le duc de Chartres.

Valence, attaché à la maison d'Orléans, avait épousé la fille de madame de Genlis. Député de la noblesse aux états généraux, il avait servi de ses opinions la cause de la liberté. Depuis la guerre, il la servait de son sang. D'abord colonel de dragons, jeune, actif, gracieux comme un aristocrate, patriote comme un citoyen, brave comme un soldat, il maniait la cavalerie avec audace, et avait commandé l'avant-garde de Luckner à Courtrai. Son coup d'œil militaire, ses études, l'aplomb de son esprit le rendaient capable de commander en chef un corps d'armée. On pouvait lui confier le salut d'une position.

Le duc de Chartres était le fils aîné du duc d'Orléans. Né dans le berceau même de la liberté, nourri de patriotisme par son père, il n'avait pas eu à faire son choix entre les opinions. Son éducation avait fait ce choix pour lui. Il avait respiré la Révolution; mais il ne l'avait pas respirée au Palais-Royal, foyer des désordres domestiques et des plans politiques de son père. Son adolescence s'était écoulée studieuse et pure dans les retraites de Belle-Chasse et de Passy, où madame de Genlis gouvernait l'éducation des princes de la maison d'Orléans. Jamais femme ne confondit si bien en elle l'intrigue et la vertu, et n'associa une situation plus suspecte à des préceptes plus austères. Odieuse à la mère, favorite du père, mentor des enfants, à la fois démocrate et amie d'un prince, ses élèves sortirent de ses leçons pétris de la double argile du prince et du citoyen. Elle façonna leur âme sur la sienne. Elle leur donna beaucoup de lumières, beaucoup de principes, beaucoup de calcul. Elle glissa de plus dans leur nature cette adresse avec les hommes et cette souplesse avec les événements qui laissent reconnaître à jamais l'empreinte de la main d'une femme habile sur les caractères qu'elle a touchés. Le duc de Chartres n'eut point de jeunesse. L'éducation suppri

mait cet âge dans les élèves de madame de Genlis. La réflexion, l'étude, la préméditation de toutes les pensées et de tous les actes, y remplaçaient la nature par l'étude et l'instinct par la volonté. Elle faisait des hommes, mais des hommes factices. A dix-sept ans, le jeune prince avait la maturité des longues années. Colonel en 1791, il avait déjà mérité deux couronnes civiques de la ville de Vendôme, où il était en garnison, pour avoir sauvé, au péril de ses jours, la vie à deux prêtres dans une émeute, et à un citoyen dans le fleuve. Assidu aux séances de l'Assemblée constituante, affilié par son père aux Jacobins, il assistait dans' les tribunes aux ondulations des assemblées populaires. Il semblait emporté lui-même par les passions qu'il étudiait; mais il dominait ses emportements apparents. Toujours assez dans le flot du jour pour être national, et assez en dehors pour ne pas souiller son avenir. Sa famille était la meilleure partie de son patriotisme. Il en avait le culte et même le dévouement. A la nouvelle de la suppression du droit d'aînesse, il s'était jeté dans les bras de ses frères: «Heureuse loi, avait-il dit, qui permet à des frères de s'aimer sans jalousie! Elle ne fait que m'ordonner ce que mon cœur avait déclaré d'avance. Vous le saviez tous, la nature avait fait entre nous cette loi ! » La guerre l'avait entraîné. heureusement dans les camps, où tout le sang de la Révolution était pur. Son père avait demandé qu'il servît sous le général Biron, son ami. Il s'était signalé par sa fermeté dans ces premiers tâtonnements militaires de la demi-campagne de Luckner en Belgique. A vingt-trois ans, nommé général de brigade, à titre d'ancienneté, dans une armée où les anciens colonels avaient presque tous émigré, il avait suivi Luckner à Metz. Appelé par Servan au commandement de Strasbourg : « Je suis trop jeune, répondit-il, pour m'enfermer dans une place. Je demande à rester dans l'armée active. » Kellermann, successeur de Luckner, avait pressenti sa valeur et lui avait confié une brigade de douze bataillons d'infanterie et de douze escadrons de cavalerie.

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