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les premiers entre les paysans. Unis d'intérêt avec le clergé, ils agitaient par lui le pays.

Dusaillant s'empara du château gothique et crénelé de Jalès, le fortifia, y établit le quartier général du soulèvement, fit prêter à ces rassemblements un serment de fidélité au roi seul et à la religion antique. Les jeunes gentilshommes de la contrée amenèrent successivement à ce chef leurs détachements; des prédicateurs les enflammèrent au nom de la foi. De jeunes filles à cheval, vêtues et armées en amazones, parcouraient les rangs, distribuaient les signes de la révolte, les cœurs de Jésus sur la poitrine, les croix d'or au chapeau. Elles réveillaient au nom de l'amour l'héroïsme de l'ancienne chevalerie; cette race pieuse, enthousiaste et intrépide des Cévennes, se levait à leur voix. L'insurrection, qui semblait isolée dans ce pays inaccessible, avait des intelligences avec Lyon, et promettait à cette ville des renforts et des communications avec le Midi, pour le jour où Lyon tenterait sa contre-révolution. En traversant le Rhône, au pied du mont Pilate, l'armée de Jalès se trouvait en contact avec le Piémont par les Basses-Alpes; en s'étendant dans le bas Languedoc, elle touchait aux Pyrénées et à l'Espagne: Dusaillant avait admirablement posté le noyau de la guerre civile. Le cœur du pays, le cours du Rhône, le nœud de la France méridionale, étaient à lui s'il eût triomphé.

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L'Assemblée le comprit. Les patriotes s'inquiétèrent à Lyon, à Nîmes, à Valence, dans toutes les villes du Midi. Une armée de gardes nationales marcha avec du canon; le château de Bannes, les gorges qui couvraient le camp furent vaillamment défendus, héroïquement emportés. Un combat désespéré s'engagea autour du château de Jalès, cette place forte du soulèvement. Gentilshommes, paysans, prêtres, soutinrent avec intrépidité plusieurs assauts des troupes; les femmes mêmes distribuaient les munitions, chargeaient les armes, secouraient les blessés. A la nuit, les insurgés abandonnèrent le château criblé de boulets, et dont les murs s'écroulaient sur ses défenseurs. Ils

se dispersèrent dans les gorges de l'Ardèche : ils laissèrent de nombreux cadavres, quelques-uns de femmes. Le chef du mouvement, Dusaillant, ayant quitté son cheval, ses armes, et s'étant déguisé en prêtre, fut reconnu et arrêté par un vétéran. Il offrit soixante louis au soldat pour sa rançon. Le soldat refusa. Dusaillant périt massacré par le peuple en entrant dans la ville où les troupes le conduisaient pour être jugé. L'abbé de La Bastide eut le même sort. La fureur ne jugeait déjà plus, elle frappait.

IV

Ces nouvelles émurent Paris et poussèrent jusqu'au délire le patriotisme menacé. Les idées nouvelles aspiraient à avoir leurs martyrs, comme les idées anciennes avaient leurs victimes. Les impatients du règne de la liberté frémissaient des lenteurs de la crise; ils imploraient un événement quelconque qui, en poussant le peuple aux extrémités, rendît toute réconciliation impossible entre la nation et le roi. Ne voyant pas surgir cette occasion d'elle-même, ils pensèrent à la faire naître artificiellement. Il fallait un prétexte à l'insurrection; ils voulurent le lui donner, même au prix de leur vie.

Il y avait alors à Paris deux hommes d'une foi intrépide et d'un dévouement fanatique à leur parti: c'étaient Chabot et Grangeneuve. Grangeneuve était Girondin, homme d'idées courtes, mais inflexibles, n'aspirant qu'à servir l'humanité en soldat obscur, sentant bien que la médiocrité de son génie ne lui laissait d'autre moyen d'être utile à la liberté que de mourir pour elle. Caractères dévoués qui donnent leur sang à leur cause, sans demander même qu'elle se souvienne de leurs noms.

Chabot, fils d'un cuisinier du collège de Rodez, élevé par la charité de ses maîtres, enivré dans sa première jeunesse d'une ascélique piété, avait revêtu la robe de capucin. Il s'était signalé longtemps par une mendicité plus humble et par une sordidité plus repoussante dans cet ordre mendiant, parmi ces Diogènes du christianisme. Esprit mobile et excessif, la première contagion des idées révolutionnaires l'avait atteint dans la cellule de son monastère. La fièvre de la liberté et de la transformation

sociale avait allumé son âme; il avait secoué sa foi et son froc. L'éclat de son apostasie, son ressentiment contre les autels de sa jeunesse, la fougue et le déréglement de ses prédications populaires, l'avaient signalé au peuple et porté à l'Assemblée législative. Caché derrière Robespierre et Pétion, il voyait au delà de la constitution de 91 la ruine de la royauté; il y aspirait ouvertement. C'était un de ces hommes qui dédaignent les détours, qui se découvrent devant l'ennemi et qui croient que la haine active et déclarée est la meilleure politique contre les institutions qu'on veut détruire. Chabot et Grangeneuve étaient des conciliabules de Charenton.

V

Un soir, ils sortirent ensemble d'une de ces conférences affligés et découragés des hésitations et des temporisations des conspirateurs. Grangeneuve marchait la tête baissée et en silence « A quoi penses-tu? lui dit Chabot. Je pense, répondit le Girondin, que ces lenteurs énervent la Révolution et la patrie. Je pense que, si le peuple donne du temps à la royauté, le peuple est perdu. Je pense qu'il n'y a qu'une heure pour les révolutions et que ceux qui la laissent échapper ne la retrouvent pas et en doivent compte plus tard à Dieu et à la postérité. Tiens, Chabot! le peuple ne se lèvera pas de luimême; il lui faut un mobile, il lui faut un accès de rage et d'effroi qui lui donne le redoublement d'énergie dont il a besoin au dernier moment pour secouer ses vieilles institutions. Comment le lui donner? J'y pensais, et je l'ai enfin trouvé dans mon cœur. Mais trouverai-je également un homme capable de la résolution et du secret nécessaires à un pareil acte? - Parle, dit Chabot, je suis capable de tout pour détruire ce que je hais. --Eh bien, reprit Grangeneuve, le sang est l'ivresse du peuple; il y a du sang pur au berceau de toutes les grandes révolutions, depuis celui de Lucrèce jusqu'à celui de Guillaume Tell et de Sydney. Pour les hommes d'État, les révolutions sont une théorie; pour le peuple, c'est une vengeance. Mais pour pousser la multitude à la vengeance, il faut lui montrer une vic

time. Puisque la cour nous refuse cette joie, il faut la donner nous-mêmes à notre cause; il faut qu'une victime paraisse tomber sous les coups des aristocrates, il faut que l'homme que la cour sera censée avoir immolé soit un de ses ennemis les plus connus, et membre de l'Assemblée, pour que l'attentat contre la représentation nationale s'ajoute dans cet acte à l'assassinat d'un citoyen. Il faut que cet assassinat soit commis aux portes du château, pour qu'il crie vengeance de plus près: Mais quel sera ce citoyen? Ce sera moi. Ma parole est nulle, ma vie est inutile à la liberté ; ma mort lui profitera, mon cadavre sera l'étendard de l'insurrection et de la victoire du peuple. >>

Chabot écoutait Grangeneuve avec admiration. « C'est le génie du patriotisme qui t'inspire! lui dit-il; s'il faut deux victimes, je m'offre d'être ton second. Tu seras plus, répliqua Grangeneuve, tu seras non pas l'assassin, puisque j'implore moi-même ma mort, mais tu seras mon meurtrier. Cette nuit je me promènerai seul et sans armes dans le lieu le plus désert et le moins éclairé, près des guichets du Louvre : aposte deux patriotes dévoués et armés de poignards, convenons d'un signe que je leur ferai moi-même pour me désigner à leurs coups; je ferai ce signe. Ils me frapperont; je recevrai la mort sans pousser un cri. Ils fuiront. Au jour on trouvera mon cadavre! Vous accuserez la cour! La vengeance du peuple fera le reste !... »

Chabot, aussi fanatique et aussi décidé que Grangeneuve à calomnier le roi par la mort d'un patriote, jura à son ami cette odieuse supercherie de la haine. Le rendez-vous de l'assassinat fut fixé, l'heure convenue, le signe concerté. Grangeneuve se retira chez lui, fit son testament, se prépara à la mort, et se rendit à minuit à l'endroit marqué. Il s'y promena deux heures. Il vit s'avancer plusieurs fois des hommes qu'il prit pour ses assassins apostés. Il fit le signe convenu et attendit le coup. Nul ne frappa. Chabot avait hésité à l'accomplir, ou faute de résolution, ou faute d'instruments. La victime n'avait pas manqué au sacrifice, mais le meurtrier.

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VI

Au milieu de ces prodiges de haine, un homme tenta un prodige de réconciliation des partis. C'était Lamourette, ancien grand vicaire de l'évêque d'Arras et alors évêque constitutionnel de Lyon. Sincèrement religieux, la Révolution en passant par son âme avait pris quelque chose de la charité du christianisme. Il était vénéré de l'Assemblée pour la vertu la plus rare dans les luttes d'idées, la modération. Il recueillit en un jour le fruit de l'estime qu'on lui portait. Brissot allait monter à la tribune pour proposer de nouvelles mesures de sûreté nationale. Lamourette le devance et demande au président la parole pour une motion d'ordre. Il l'obtient. «De toutes les mesures, dit-il, qu'on vous proposera pour arrêter les divisions qui nous déchirent, on n'en oublie qu'une, et celle-là suffirait à elle seule pour rendre l'ordre à l'empire et la sécurité à la nation. C'est l'union de tous ses enfants dans une même pensée; c'est le rapprochement de tous les membres de cette Assemblée, exemple irrésistible qui rapprocherait tous les citoyens! Et quoi donc s'y oppose? Il n'y a rien d'irréconciliable que le crime et la vertu. Les honnêtes gens ont un terrain commun de patriotisme et d'honneur, où ils peuvent toujours se rencontrer. Qu'est-ce qui nous sépare? Des préventions, des soupçons des uns contre les autres. Étouffons-les dans un embrassement patriotique et dans un serment unanime. Foudroyons par une exécration commune la république et les deux chambres !... >>

A ces mots, l'Assemblée entière se lève, le serment sort de toutes les bouches, des cris d'enthousiasme retentissent dans la salle, et vont apprendre au dehors que la parole d'un honnête homme a éteint les divisions, confondu les partis, rapproché les hommes. Les membres des factions les plus opposées quittent leurs places et vont embrasser leurs ennemis. La gauche et la droite n'existent plus. Ramon, Vergniaud, Chabot, Vaublanc, Gensonné, Bazire, Condorcet, Pastoret, Jacobins et Girondins, constitutionnels et républicains, tout se mêle, tout se confond,

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