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triste, abattue, mais toujours ferme; ses bras affaissés, reposant sur ses genoux comme s'ils eussent été liés : le visage, l'expression, l'attitude d'un héros désarmé qui ne peut plus combattre, mais qui se révolte encore contre la fortune.

Madame Élisabeth, debout derrière son frère et le couvant des yeux, ressemblait au génie surhumain de cette maison. Elle ne participait aux scènes qui l'environnaient que par l'âme du roi, de la reine et des enfants. La douleur n'était sur son visage qu'un contre-coup qu'elle sentait seulement dans les autres. Elle levait souvent les yeux au plafond. On la voyait prier intérieurement.

Madame Royale versait de grosses larmes que la chaleur séchait sur ses joues. Le jeune Dauphin regardait dans la salle et demandait à son père les noms des députés. Louis XVI les lui désignait, sans qu'on pût apercevoir dans ses traits ou reconnaître au son de sa voix s'il nommait un ami ou un ennemi. Il adressait quelquefois la parole à ceux qui passaient devant la loge en se rendant à leur banc. Les uns s'inclinaient avec l'expression d'un douloureux respect; les autres détournaient la tête et affectaient de ne pas le voir. La catastrophe apaisait l'irritation; la convenance ajournait l'outrage. Un seul fut cruel ce fut le peintre David. Le roi, l'ayant reconnu dans le nombre de ceux qui se pressaient pour le contempler, dans le couloir à la porte de la loge du logographe, lui demanda s'il aurait bientôt fini son portrait. « Je ne ferai désormais le portrait d'un tyran, répondit David, que quand sa tête posera devant moi sur un échafaud. » Le roi baissa les yeux et dévora l'insulte. David se trompait d'heure. Un roi détrôné n'est plus qu'un homme; un mot courageux devant la tyrannie devient lâche devant l'adversité.

VI

Pendant que la salle se remplissait, et restait dans cette attente agitée, mais inactive, qui précède les grandes résolutions, le peuple, qu'aucune force armée ne contenait du côté de la rue Saint-Honoré, avait fait irruption dans la cour des

Feuillants jusqu'au seuil même de l'Assemblée. Il demandait à grands cris qu'on lui livrât vingt-deux prisonniers royalistes, arrêtés pendant la nuit, aux Champs-Élysées, par la garde natio

nale.

Ces prisonniers étaient accusés d'avoir fait partie de patrouilles secrètes, répandues dans les différents quartiers par la cour pour examiner les dispositions du peuple et pour diriger les coups des satellites du château. Les uniformes de ces prisonniers, leurs armes, les cartes d'entrée aux Tuileries saisies sur eux, prouvaient en effet que c'étaient des gardes nationaux, des volontaires dévoués au roi, envoyés aux environs du château pour éclairer la défense. A mesure qu'on les avait arrêtés, on les avait jetés dans le poste de la garde nationale élevé dans la cour des Feuillants. A huit heures, on y amena un jeune homme de trente ans en costume de garde national. Sa figure fière, irritée, l'élégance martiale de son costume, l'éclat de ses armes et le nom de Suleau, odieux au peuple, nom que quelques hommes murmuraient en le voyant passer, avaient attiré les regards sur lui.

C'était en effet Suleau, un de ces jeunes écrivains royalistes qui, comme André Chénier, Roucher, Mallet-Dupan, Sérizy et plusieurs autres, avaient embrassé le dogme de la monarchie au moment où il semblait répudié par tout le monde, et qui, séduits par le danger même de leur rôle, prenaient la générosité de leur caractère pour une conviction de leur esprit. La liberté de la presse était l'arme défensive qu'ils avaient reçue des mains de la constitution, et dont ils se servaient avec courage contre les excès de la liberté. Mais les révolutions ne veulent d'armes que dans la main de leurs amis. Suleau avait harcelé les partis populaires, tantôt par des pamphlets sanglants contre le duc d'Orléans, tantôt par des sarcasmes spirituels contre les Jacobins; il avait raillé cette toute-puissance du peuple, qui n'a pas de longues rancunes, mais qui n'a pas non plus de pitié dans ses vengeances.

La populace haïssait Suleau comme toute tyrannie hait son Tacite. Le jeune écrivain montra en vain un ordre des commissaires municipaux qui l'appelait au château. On le jeta avec

les autres dans le corps de garde. Son nom avait grossi et envenimé l'attroupement. On demandait sa tête. Un commissaire, monté sur un tréteau, harangue la foule et veut suspendre le crime en promettant justice. Théroigne de Méricourt, en habit d'amazone et le sabre nu à la main, précipite le commissaire du haut de la tribune et l'y remplace. Elle allume par ses paroles la soif du sang dans le peuple, qui l'applaudit; elle fait nommer par acclamation des commissaires qui montent avec elle au comité de la section pour arracher les victimes à la lenteur des lois. Le président de la section, Bonjour, premier commis de la marine, ambitieux du ministère, défend à la garde nationale de résister aux volontés du peuple. Deux cents hommes armés obéissent à cet ordre et livrent les prisonniers. Onze d'entre eux s'évadent par une fenêtre de derrière. Les onze autres sont bloqués dans le poste. On vient les appeler un à un pour les immoler dans la cour. Quelques gardes nationaux, plus humains ou moins lâches, veulent, malgré l'ordre de Bonjour, les disputer aux assassins. «< Non, non, dit Suleau, laissez-moi aller au-devant des meurtriers! Je vois bien qu'aujourd'hui le peuple veut du sang. Peut-être une seule victime lui suffirat-elle! Je payerai pour tous ! » Il allait se précipiter par la fenêtre. On le retint.

VII

L'abbé Bougon fut saisi avant lui. C'était un auteur dramatique. Homme à la taille colossale et aux bras de fer, l'abbé Bougon lutta avec l'énergie du désespoir contre les égorgeurs. Il en entraîna plusieurs dans sa chute. Accablé par le nombre, il fut mis en pièces.

M. de Solminiac, ancien garde du roi, périt le second, puis deux autres. Ceux qui attendaient leur sort dans le corps de garde entendaient les cris et les luttes de leurs compagnons. Ils mouraient dix fois. On appela Suleau. On l'avait dépouillé au poste de son bonnet de grenadier, de son sabre et de sa giberne. Ses bras étaient libres. Une femme l'indiquant à Théroigne de Méricourt, qui ne le connaissait pas de visage, mais qui le

haïssait de renommée et qui brûlait de tirer vengeance des risées auxquelles elle avait été livrée par sa plume, Théroigne le saisit par le collet et l'entraîne. Suleau se dégage. H arrache un sabre des mains d'un égorgeur, il s'ouvre un passage vers la rue, il va s'échapper. On court, on le saisit par derrière, on le renverse, on le désarme, on lui plonge la pointe de vingt sabres. dans le corps: il expire sous les pieds de Théroigne. On lui coupe la tête, on la promène dans la rue Saint-Honoré.

Le soir, un serviteur dévoué racheta à prix d'or cette tête des mains d'un des meurtriers, qui en avait fait un trophée. Le fidèle domestique rechercha le cadavre et rendit ces restes dé-. figurés à la jeune épouse de Suleau, mariée seulement depuis deux mois, fille du peintre Hall, célèbre par sa beauté, et qui portait dans son sein le fruit de cette union.

Pendant la lutte de Suleau avec ses assassins, deux des prisonniers soustraits à l'attention du peuple parvinrent encore à s'évader. Un seul restait : c'était le jeune du Vigier, garde du corps du roi. La nature semblait avoir accompli en lui le type de la forme humaine. Sa beauté, admirée des statuaires, était devenue un surnom; elle arrêtait la foule dans les lieux publics. Aussi brave que beau, aussi adroit que fort, il employa pour défendre sa vie tout ce que l'élévation de la taille, la souplesse des muscles, l'aplomb du corps ou la vigueur des bras pouvaient prêter de prodige au lutteur antique. Seul et désarmé contre soixante, cerné, abattu, relevé tour à tour, il sema son sang sur toutes les dalles, il lassa plusieurs fois les meurtriers, il fit durer sa défense désespérée plus d'un quart d'heure. Deux fois sauvé, deux fois ressaisi, il ne tomba que de lassitude et ne périt que sous le nombre. Sa tête fut le trophée d'un combat. On l'admirait encore au bout de la pique où ses sicaires l'avaient arborée. Tel fut le premier sang de la journée : il ne fit qu'altérer le peuple.

VIII

Le départ du roi avait laissé le château dans l'incertitude et dans le trouble. Une trêve tacite semblait s'être établie d'elle

même entre les défenseurs et les assaillants. Le champ de bataille était transporté des Tuileries à l'Assemblée. C'était là que la monarchie allait se relever ou s'écrouler. La conquête ou la défense d'un palais vide ne devait coûter qu'un sang inutile. Les avant-postes des deux partis le comprenaient. Cependant, d'un côté l'impulsion donnée de si loin à une masse immense de peuple ne pouvait guère revenir sur elle-même à la seule annonce de la retraite du roi à l'Assemblée, et de l'autre les forces militaires que le roi avait laissées sans les licencier dans les Tuileries ne pouvaient, à moins d'ordres contraires, livrer la demeure royale et rendre les armes à l'insurrection. Un commandement clair et précis du roi pouvait prévenir ce choc en autorisant une capitulation. Mais ce prince, en abandonnant les Tuileries, n'avait pas abdiqué tout espoir d'y rentrer: << Nous reviendrons bientôt, » avait dit la reine à ses femmes, qui l'attendaient dans ses appartements. La famille royale ne voyait dans les événements de la nuit que les préparatifs d'un second 20 juin. Elle ne s'était rendue à l'Assemblée que pour sommer par sa démarche le corps législatif de la défendre, pour se décharger de la responsabilité du combat, et pour passer loin des périls extrêmes des heures d'anxiété. Le maréchal de Mailly, à qui le commandement des forces du château était confié par le roi, avait ordre d'empêcher par la force la violation du domicile royal.

Deux espérances vagues restaient donc encore au fond des pensées du roi et de la reine pendant ces premières perplexités de la journée. La première, c'était que la majorité de l'Assemblée, touchée de l'abaissement de la royauté, et fière de lui donner asile, aurait assez de générosité et assez d'empire sur le peuple pour ramener le roi dans son palais et pour venger en lui le pouvoir exécutif. La seconde, c'est que le peuple et les Marseillais, engageant le combat aux portes du château, seraient foudroyés par les Suisses et par les bataillons de la garde nationale, et que cette victoire gagnée aux Tuileries dégagerait le roi de l'Assemblée. Si telle n'eût pas été l'espérance du roi et de ses conseillers, était-il croyable que ce prince eût laissé écouler tant de longues heures, depuis sept heures jusqu'à

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