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AVERTISSEMENT.

Il est beau, dit Salluste, de bien juger et de bien raconter ce que les autres ont fait, quand on n'a pas été en position d'agir par soi-même. Sans avoir la prétention de marcher sur les traces de cet illustre historien, j'avais formé le projet d'esquisser un tableau politique et militaire des guerres qui, depuis un quart de siècle, ont alternativement illustré, élevé et dévasté toutes les contrées de l'Europe: des circonstances majeures se sont opposées à son accomplisse

ment.

Résolu néanmoins de profiter des renseignements que des recherches laborieuses ont mis en ma possession, j'ai cru devoir donner plus d'étendue à l'essai que j'avais déjà publié sur les premières guerres de la révolution (1).

On me reprochera peut-être d'avoir mêlé à cette relation essentiellement militaire, des coups d'oeil politiques, étrangers au sujet, peu liés entre eux, et insuffisants lorsqu'il s'agit de donner une notion exacte des combinaisons de chaque gouvernement. Mais j'ai pensé que l'état intérieur des nations exerce une telle influence sur les résultats d'une campagne, que la relation en serait lue sans fruit, si elle ne retraçait en même temps une esquisse rapide des événements politiques contemporains. J'espère d'ailleurs que les hommes de lettres, pour qui l'uniformité de plan et de développement est une condition essentielle, me pardonneront de m'être écarté des règles ordinaires, en faveur du but que je me suis proposé; celui d'être utile aux jeunes militaires appelés à défendre leur patrie, et à cette classe d'hommes d'État qui, admise aux conseils des princes pour y discuter les affaires des armées, peut éprouver les besoins d'en bien saisir tous les mouvements.

(1) La première édition de ces Campagnes a paru en 1805, chez M. Michaud. Deux ans après, un ouvrage intitulé: Tableau des guerres de la révolution, a copié la plupart de mes observations critiques. Les lecteurs n'auront qu'à se rappeler la date des deux ouvrages et à les lire, pour s'assurer de ce larcin littéraire. On peut extraire des relations de faits; mais copier les jugements d'autrui, c'est un oubli que l'auteur n'a pas rendu plus excusable en gardant l'anonyme.

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TOME I.

1

L'histoire générale se composant de tableaux à grands traits, il est aisé d'y présenter les opérations de plusieurs armées dans un même cadre: là, mille combats glorieux sont omis, et une bataille qui décida du sort d'un empire y occupe à peine quelques lignes, sans aucun des détails propres à faire juger les causes de la défaite ou celles de la victoire. Une relation didactique tombe forcément dans un défaut contraire; pour mettre le lecteur en situation de bien comprendre les chances des deux généraux, il faut retracer leurs lignes d'opé rations, récapituler les obstacles qu'ils ont eu à vaincre, et les moyens dont ils pouvaient disposer à cet effet; enfin, pour comprendre les manoeuvres d'une armée, il faut la suivre durant toute une période de la campagne, pas à pas sans faire courir son imagination d'une extrémité de l'Europe à l'autre. Le narrateur ne saurait être présent qu'à une armée et à un combat à la fois; il lui serait impossible de quitter les colonnes dont il trace les mouvements, dans le but d'être à tout et partout. De là provient la difficulté pour un écrivain militaire de donner à ses récits, la chaleur, la rapidité et la vie, qui plaisent à juste titre à tous les lecteurs; à moins qu'il ne veuille abandonner la marche didactique, pour tomber dans celle des brillantes fictions.

La coupe de l'ouvrage a obvié autant que possible à ces inconvénients: on a réuni toute une période dans un même livre, divisé en autant de chapitres qu'il y eut d'armées isolées. Lorsque les événement furent tellement combinés que plusieurs armées y prirent part à la fois, il a fallu alors s'écarter de la marche adoptée, pour présenter dans un seul chapitre tout ce qui concourut à une même opération.

Quant aux principes qui m'ont guidé, je me réfère à ce qu'en dit l'introduction. Né et élevé dans une république, j'ai regardé longtemps les maximes démocratiques comme les seules capables de faire le bonheur de l'espèce humaine; et, en 1813, j'étais encore à ce sujet dans toutes les illusions du jeune âge. Une étude plus approfondie de l'histoire m'a convaincu que les nations du premier rang ne sauraient prospérer de nos jours sans une grande fixité dans les pouvoirs; en modifiant ainsi més idées, je n'ai cédé qu'à ma propre expérience; aucune autre considération humaine n'eût été capable de me faire varier dans mes principes; et j'ai donné trop de preuves de l'indépendance de mon caractère, pour ne pas être cru sur parole.

La tâche que je me suis imposée est difficile, presque tous les grands acteurs de ces scènes importantes sont vivants: je n'en dirai pas moins mon opinion avec la franchise d'un soldat; écrivant pour l'art, mon intention n'est de louer ni de blâmer personne.

Je dois cependant à l'impartialité que je professe, de prévenir mes lecteurs, que plusieurs des observations critiques répandues dans cet ouvrage pour

raient être injustement adressées : les événements militaires ne sont pas toujours le résultat de la volonté des commandants en chef, et même leurs combinaisons primitives sont souvent influencées par des considérations particulières. Dans les premières campagnes, des généraux français furent quelquefois forcés de s'étendre, pour couvrir des arrondissements dont les clubs les eussent dénoncés, s'ils n'avaient protégé leur territoire (1). Cette faute ne serait donc pas constamment un sujet légitime de blâme.

Les généraux coalisés avaient au contraire, par système, cette manie de disséminer leurs forces, ils ont presque tous encouru les reproches qu'on leur adresserait à ce sujet; néanmoins, sous d'autres rapports, ces généraux furent souvent gênés par les ordres d'un conseil de guerre, ou de leurs gouvernements, et forcés d'agir contre leurs propres principes. Dans cet état de choses, il ne serait pas étonnant que j'eusse imputé parfois aux généraux, des fautes qui leur sont entièrement étrangères; mais, comme il était impossible de pénétrer le mystère de chaque cause primitive, je n'ai pu reprocher ce qu'une armée a fait de contraire aux principes qu'à l'homme qui la commandait, et qui semblait, au moins en apparence, maître de bien combiner ses opérations. Si ces fautes lui ont été ordonnées, c'est alors sur le cabinet qui avait la direction suprême, que tout le blâme doit retomber.

On ne trouvera pas des détails également satisfaisants sur chaque campagne ; mes matériaux ont été souvent insuffisants, et ce n'est qu'avec la plus grande peine, que je suis parvenu à rassembler ceux que je possède. Jamais l'histoire militaire ne fut plus difficile à écrire que dans cette période remarquable, parce que nulle guerre ne fut aussi générale, ni aussi compliquée, et que jamais on n'exécuta des mouvements si multipliés. On donnait autrefois aisément le journal de deux armées campant à proximité et réunies. Mais dans les premières années de la révolution, nous avons vu dix ou douze armées, dont chacune se composait de quatre ou cinq grands corps, marchant presque tous les jours vers un but particulier; il en était de même dans les deux partis, et il est extrêmement difficile de retracer les mouvements coïncidents de tant de corps opposés les uns aux autres. Pour réussir dans un travail si compliqué, il eût fallu qu'on apportât plus de soins, plus d'exactitude que jamais dans la préparation des matériaux historiques; et ce travail au contraire a été plus négligé à mesure qu'il offrait plus d'obstacles.

Les passions se sont aussi trop souvent emparées du domaine de l'art et de l'histoire; et il en est résulté des relations si différentes dans les deux partis,

(1) Chaque société de jacobins se regardait comme le palladinm de la république; et le général eût passé pour un traite, si, pour combiner le rassemblement de ses forces sur un point quelconque, il eût exposé une de ces sociétés à une incursion momentanée de l'ennemi: on ne déplaisait guère à un club sans porter sa tête sur l'échafaud

qu'il est presque impossible de trouver un milieu qui se rapproche de la vérité.

Je donne les fruits de mes travaux tels que j'ai réussi à les perfectionner; ils ont droit à l'indulgence des lecteurs éclairés, et je réclame surtout celle des Français, parce que le style d'un étranger écrivant dans leur langue, laisse toujours beaucoup à désirer.

Une critique franche des opérations de quelques-uns des chefs de l'armée française, loin d'obscurcir sa gloire, ne fait que la rehausser, en démontrant tout ce qu'elle aurait pu faire, si elle eût été toujours bien dirigée.

Pour atteindre mon but, j'ai souvent cité les opérations de Napoléon dans ses premières campagnes, comme des exemples à suivre, quoiqu'il eût commis dès lors de grandes fautes militaires; néanmoins sa chute ne néanmoins sa chute ne fut que le résutat de ses erreurs comme homme d'État. La première cause de ses revers fut un souverain mépris pour les hommes, et une confiance exagérée dans la supériorité de son génie, qui lui a fait dépasser toutes les bornes du possible. Les fautes qu'il a pu commettre à Moscou, à Leipsick, ne doivent pas faire oublier les brillantes combinaisons de Lonato, de Rivoli, d'Ulm, de Jéna, et tant d'autres victoires. Mais en rendant justice au grand capitaine, je me garderai bien de faire son panégyrique comme chef de la nation française: laissons à la postérité le soin de le juger en qualité de souverain et d'homme d'État.

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CRITIQUE ET MILITAIRE

DES

GUERRES DE LA RÉVOLUTION.

LIVRE PREMIER.

INTRODUCTION.

CHAPITRE PREMIER.

Tableau succinct des mouvements de la politique européenne, depuis Louis XIV

jusqu'à la révolution.

De toutes les conditions exigées d'un historien, | jouets de leur orgueil, de prétentions surannées et la justesse des points de vue est, sans contredit, d'intérêts mal déguisés. la plus importante. La preuve irréfragable de la difficulté d'en adopter de bons, c'est qu'avec des pensées élevées et des vues profondes, une foule d'historiens entraînés par les lueurs trompeuses de l'esprit de parti, s'égarent dans de fausses routes; et que les écrivains les plus estimables présentent le même événement sous des jours absolument opposés.

Les uns, apôtres ardents des factions, ne respirent que le triomphe de leurs sectateurs. L'amour de la patrie, les grands intérêts des nations, les principes les plus sacrés, ne sont rien à leurs yeux leur cruel égoïsme se repaîtrait même des malheurs publics, pourvu que la caste dont ils sont les coryphées en retirât le plus petit avantage. Ils jouent les Séïdes; ils s'offrent comme les martyrs de vertus affectées, tandis qu'ils ne sont que d'aveugles

D'autres se bercent au contraire, de douces illusions: plaçant tout le bonheur du genre humain dans l'application de quelques maximes; voyant les hommes tels qu'ils devraient être et non tels qu'ils sont réellement, ils tombent, en rêvant la perfectibilité, dans des égarements et des excès qui, pour être séduisants, n'en sont pas moins dé. plorables et moins dangereux.

Enfin les derniers, étrangers à ces deux extrêmes, mais rattachant tous les intérêts européens à celui de leur pays, ne voient de bien que ce qui lui fut avantageux, et frappent de réprobation tout ce qui put lui être contraire: sentiment fort louable sans doute dans un citoyen, et toutefois incompatible avec le devoir austère de l'écrivain qui veut transmettre les événements à la postérité, sans passion et sans partialité nationale.

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