Page images
PDF
EPUB

Si je me trompe, c'est de bonne foi; cela suffit pour que mon erreur ne me soit pas imputée à crime; quand vous vous tromperiez de même, il y auroit peu de mal à cela: si je pense bien, la raison nous est commune, et nous avons le même intérêt à l'écouter; pourquoi ne penseriez-vous pas comme moi?

Je suis né pauvre et paysan, destiné par mon état à cultiver la terre; mais on crut plus beau que j'apprisse à gagner mon pain dans le métier de prêtre, et l'on trouva le moyen de me faire étudier. Assurément ni mes parens, ni moi ne songions guère à chercher en cela ce qui étoit bon, véritable, utile, mais ce qu'il falloit savoir pour être ordonné. J'appris ce qu'on vouloit que j'apprisse, je dis ce qu'on vouloit que je disse, je m'engageai comme on voulut, et je fus fait prêtre. Mais je ne tardai pas à sentir qu'en m'obligeant de n'être pas homme, j'avois promis plus que je ne pouvois tenir.

On nous dit que la conscience est l'ouvrage des préjugés; cependant je sais par mon expérience qu'elle s'obstine à suivre l'ordre de la nature contre toutes les lois des hommes. On a beau nous défendre ceci ou cela, le remords nous reproche

toujours foiblement ce que nous permet la nature bien ordonnée, à plus forte raison ce quelle nous prescrit. O bon jeune homme! elle n'a rien dit encore à vos sens, vivez longtemps dans l'état heureux où sa voix est celle de l'innocence. Souvenezvous qu'on l'offense encore plus quand on la prévient, que quand on la combat ; il faut commencer par apprendre à résister, pour savoir quand on peut céder sans crime.

Dès ma jeunesse j'ai respecté le mariage comme la première et la plus sainte institution de la nature. M'étant ôté le droit de m'y soumettre, je résolus de ne le point profaner; car, malgré mes classes et mes études, ayant toujours mené une vie uniforme et simple, j'avois conservé dans mon esprit toute la clarté des lumières primitives; les maximes du monde ne les avoient point obscurcies, et ma pauvreté m'éloignoit des tentations qui dictent les sophismes du vice.

Cette résolution fut précisément ce qui me perdit; mon respect pour le lit d'autrui laissa mes fautes à découvert. II fallut expier le scandale; arrêté, interdit, chassé, je fus bien plus la victime de mes scrupules que de mon in

continence; et j'eus lieu de comprendre, aux reproches dont ma disgrace fut accompagnée, qu'il ne faut souvent qu'aggraver la faute pour échapper au châtiment.

Peu d'expériences pareilles mènent loin un esprit qui réfléchit. Voyant par de tristes observations renverser les idées que j'avois du juste, de l'honnête, et de tous les devoirs de l'homme, je perdois chaque jour quelqu'une des opinions que j'avois reçues; celles qui me restoient ne suffisant plus pour faire ensemble un corps qui pût se soutenir par lui-même, je sentis peaà-peu s'obscurcir dans mon esprit l'évidence des principes, et réduit enfin à ne savoir plus que penser, je parvins au même point où vous êtes; avec cette différence, que mon incrédulité, fruit tardif d'un âge plus mûr, s'étoit formée avec plus de peine, et devoit être plus difficile à détruire.

J'étois dans ces dispositions d'incertitude et de doute, que Descartes exige pour la recherche de la vérité. Cet état est peu fait pour durer, il est inquiétant et pénible; il n'y a que l'intérêt du vice ou la paresse de l'ame qui nous y laisse. Je n'avois point le cœur assez corrompu pour

m'y plaire; et rien ne conserve mieux l'habitude de réfléchir, que d'être plus content de soi que de sa fortune.

Je méditois donc sur le triste sort des mortels flottans sur cette mer des opinions humaines, sans gouvernail, sans boussole, et livrés à leurs passions orageuses, sans autre guide qu'un pilote inexpérimenté qui méconnoît sa route, et qui ne sait ni d'où il vient, ni où il va. Je me disois : J'aime la vérité, je la recherche et ne puis la reconnoître; qu'on me la montre, et j'y demeure attaché : pourquoi faut-il qu'elle se dérobe à l'empressement d'un cœur fait pour l'adorer?

Quoique j'aie souvent éprouvé de plus grands maux, je n'ai jamais mené une vie aussi constamment désagréable que dans ces temps de trouble et d'anxiétés, où, sans cesse errant de doute en doute, je ne rapportois de mes longues méditations qu'incertitude, obscurité, contradictions sur la cause de mon être, et sur la règle de mes devoirs.

Comment peut-on être sceptique par systême et de bonne foi? je ne saurois le comprendre. Ces philosophes, ou n'existent pas, ou sont les plus malheureux des hommes, Le doute sur les choses qu'il

nous importe de connoître est un état trop violent pour l'esprit humain ; il n'y résiste pas longtemps, il se décide malgré lui de manière ou d'autre, et il aime mieux se tromper que ne rien croire.

Ce qui redoubluit mon embarras, étoit qu'étant né dans une église qui décide tout, qui ne permet aucun doute, un seul point rejeté me faisoit rejeter tout le reste, et que l'impossibilité d'admettre tant de décisions absurdes, me détachoit aussi de celles qui ne l'étoient pas En me disant: Croyez tout, on m'empêchoit de rien croire, et je ne savois plus où m'arrêter.

Je consultai les philosophes, je seuilletai leurs livres, j'examinai leurs diverses opinions; je les trouvai tous fiers, affirmatifs, dogmatiques, même dans leur scepticisme prétendu, n'ignorant rien, ne prouvant rien, se moquant les uns des autres; et ce point commun à tous, me parut le seul sur lequel ils ont tous raison. Triomphans quand ils attaquent, ils sout sans vigueur en se défendant. Si vous pesez les raisons, ils n'en ont que pour détruire; si vous comptez les voix, chacun est réduit à la sienne; ils ne s'accordent que pour disputer: les écouter n'étoit pas le moyen de sortir de mon incertitude.

« PreviousContinue »