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l'autre le ramenoit bassement en lui-même, l'asservissoit à l'empire des sens, aux passions qui sont leurs ministres, et contrarioit par elles tout ce que lui inspiroit le sentiment du premier. En me sentant entraîné, combattu par ces deux mouvemeus contraires, je me disois : Non, l'homme n'est point un ; je veux et je ne veux pas, je me sens à-la-fois esclave et libre; je vois le bien, je l'aime, et je fais le mal: je suis actif quand j'écoute la raison, passif quand mes passions m'entraî-nent, et mon pire tourment, quand je succombe, est de sentir que j'ai pu résister.

Jeune homine, écoutez avec confiance, je serai toujours de bonne foi. Si la conscience est l'ouvrage des préjugés, j'ai tort, sans doute, et il n'y a point de morale démontrée; mais si se préférer à tout est un penchant naturel à l'homme, et si pourtant le premier sentiment de la justice est inné dans le cœur humain, que celui qui fait de l'homme un être sinple, lève ces contradictions, et je ne reconnois plus qu'une substance.

Vous remarquerez que par ce mot de substance, j'entends en général l'être doué de quelque qualité primitive, et abstraction faite de toutes modifications parti

culières et secondaires. Si donc toutes les qualités primitives qui nous sont connues, peuvent se réunir dans un même être, on ne doit admettre qu'une substance; mais s'il y en a qui s'excluent mutuellement, il y a autant de diverses substances qu'on peut faire de pareilles exclusions. Vous réfléchirez sur cela; pour moi, je n'ai besoin, quoi qu'en dise Locke, de connoitre la matière que comme étendue et divisible, pour être assuré qu'elle ne peut penser; et quand un philosophe viendra me dire que les arbres sentent, et que les rochers, pensent (1), il aura

que

et

(1) Il me semble que, loin de dire les rochers pensent, la philosophie moderne a découvert, au contraire , que les hommes ne pensent point. Elle ne reconnoît plus que les êtres sensitifs dans la nature, toute la différence qu'elle trouve entre un homme et une pierre, est que l'homme est un être sensitif qui a des sensations, et la pierre un être sensitif qui n'en a pas. Mais s'il est vrai que toute matière sente, où concevrai-je l'unité sensitive, ou le moi individuel? sera-co dans chaque molécule de matière, ou dans des corps aggrégatifs? Placerai-je également cette unité dans les fluides et dans les solides, dans les mixtes et dans les élémens? Il n'y a, dit-on, que des individus dans la mature; mais quels sont ces individus ? Cette pierre est

beau m'embarrasser dans ses argumens subtils, je ne puis voir en lui qu'un sophiste de mauvaise foi, qui aime mieux donner le sentiment aux pierres, que d'accorder une ame à l'homme.

Supposons un sourd qui nie l'existence des sons, parce qu'ils n'ont jamais frappé son oreille. Je mets sous ses yeux un ins

elle un individu, ou une aggrégation d'individus? Estelle un seul être sensitif, ou en contient-elle autant que de grains de sable? Si chaque atome élémentaire est un être sensitif, comment concevrai-je cette intime communication par laquelle l'un se sent dans l'autre, en sorte que leurs deux moi se confondent en un? L'attraction peut être une loi de la nature, dont le mystère nous est inconnu; mais nous concevons au moins que l'attraction, agissant selon les masses, n'a rien d'incompatible avec l'étendue et la divisibilité. Concevez-vous la même chose du sentiment? Les parties sensibles sont étendues, mais l'être sensitif est indivisible et un; il ne se partage pas; il est tout entier ou nul: l'être sensitif n'est donc pas un corps. Je ne sais comment l'entendent nos matérialistes; mais il me semble que les mêmes difficultés qui leur ont fait rejeter la pensée, leur devroient faire aussi rejeter le sentiment, et je ne vois pas pourquoi, ayant fait le premier pas, ils ne feroient pas aussi l'autre ; que leur en coûteroit-il de plus? et puisqu'ils sont sûrs qu'ils ne pensent pas, comment osent-ils affirmer qu'ils sentent?

ou

trument à corde, dont je fais sonner l'u nisson par un autre instrument caché: le sourd voit frémir la corde; je lui dis: C'est le son qui fait cela. Point du tout, répond-il; la cause du frémissement de la corde est en elle-même ; c'est une qualité commune à tous les corps de frémir ainsi : montrez-moi donc, reprends-je, ce frémissement dans les autres corps, du moins sa cause dans cette corde? Je ne puis, replique le sourd; mais parce que je ne conçois pas comment frémit cette corde, pourquoi faut-il que j'aille expliquer cela par vos sons, dont je n'ai pas la moindre idée ? C'est expliquer un fait obscur, par une cause encore plus obscure, Ou rendez-moi vos sous sensibles, ou je dis qu'ils n'existent pas.

Plus je réfléchis sur la pensée et sur la nature de l'esprit humain, plus je trouve que le raisonnement des matérialistes ressemble à celui de ce sourd. Ils sont sourds, en effet, à la voix intérieure qui leur crie d'un ton difficile à méconnoître : Une machine ne pense point, il n'y a ni mouvement, ni figure qui produise la réflexion : quelque chose en toi cherche à briser les liens qui le compriment l'espace n'est pas ta mesure, l'univers entier n'est pas

:

assez grand pour toi; tes sentimens, tes desirs, ton inquiétude, ton orgueil même, ont un autre principe que ce corps étroit dans lequel tu te sens enchaîné.

Nul être matériel n'est actif par luimême, et moi je le suis. On a beau mẹ disputer cela, je le sens, et ce sentiment qui me parle est plus fort que la raison qui le combat. J'ai un corps sur lequel les autres agissent et qui agit sur eux; cette action réciproque n'est pas douteuse ; mais ma volonté est indépendante de mes sens, je consens ou je résiste, je succombe ou je suis vainqueur, et je sens parfaitement en moi-même quand je fais ce que j'ai voulu faire, ou quand je ne fais que céder à mes passions. J'ai toujours la puissance de vouloir, non la force d'exécuter. Quand je me livre aux tentations, j'agis selon l'impulsion des objets externes. Quand je me reproche cette foiblesse, je n'écoute que ma volonté ; je suis esclave par mes vices, et libre par mes remords; le sentiment de ma liberté ne s'efface en moi que quand je ne déprave, et que j'empêche enfin la voix de l'ame de s'élever contre la loi du corps.

Je ne connois la volonté que par le sentiment de la mienne, et l'entendement ne

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