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aux points de départ; elle suivra la voie des traditions, et c'est ainsi seulement qu'elle pourra comprendre un désordre qui resterait autrement inintelligible.

Parmi les usages abusifs que l'on a faits du mot progrès, ou de quelques-unes des conséquences qu'il engendre, il n'en est pas de plus extraordinaire que celle qui résulte de sa combinaison avec la doctrine d'expiation ou avec la doctrine matérialiste.

Que l'auteur de la palingénésie, le poète de la doctrine de l'expiation, se soit, dans ces derniers temps, rangé du côté de l'idée nouvelle; que M. Ballanche, un des hommes qui ont le mieux étudié les conséquences du principe de la chute, vienne appuyer nos efforts de son autorité, c'est une démarche pleine de dignité et de franchise dont la philosophie doit le remercier. Il serait absurde de supposer qu'en cela il ait fait autre chose qu'un acte annonçant que ses convictions sont changées, qu'il n'ait fait en un mot qu'un acte d'éclectisme vulgaire. Il est par trop évident que le principe de l'expiation conclut au mouvement circulaire pour les sociétés, et à l'immobilité dans le devoir moral pour les individus ; tandis que le progrès conclut au mouvement en ligne ascendante et droite pour les sociétés, et à la croissance des devoirs moraux pour les individus.

Mais il n'en est pas de même de ceux qui, dépourvus de tout engagement antérieur, en sont aujourd'hui à faire élection d'un principe de croyance et d'une voie d'études. Lorsque ceux-là viennent à mêler ensemble les conséquences de la philosophie du progrès, et celles de la doctrine de la chute, ils font une œuvre ridicule et blâmable. Nous ne connaissons rien en effet de plus capable de fausser l'esprit et la logique du public, que de l'occuper d'idées incessamment contradictoires. Nous ne connaissons rien de plus immoral que de dresser l'intelligence des hommes à recevoir, sans en être blessée, à accepter sans peiné, et comme des vérités de même valeur, des idées qui cependant sont opposées jusqu'à se nier les unes les autres. Il est évident, en effet, que le dernier résultat d'un tel enseignement, c'est d'exercer le plus grand nombre des hommes à mal raisonner, et d'apprendre aux organisations exceptionnelles à douter de tout, excepté d'elles-mêmes.

Jusqu'à ce jour, les Français ont été regardés comme le peuple le plus logicien du monde. Leur langue suffit pour en faire foi : c'est la plus claire, la plus méthodique, la plus précise de l'Europe moderne. Ce fait, facile à expliquer, a été déjà expliqué bien des fois. Les Français n'ont jamais eu qu'une croyance; ils n'ont jamais servi qu'un seul principe: tout ce qui était en dehors était un ennemi. Ainsi, ils ont été catholiques intclérans tant qu'il fallut l'être; lorsque le doute protestant se présenta, la majorité se prononça pour la croyance où il n'y avait ni contradictions, ni doute; elle repoussa le protestantisme et resta catholique. Lorsqu'en

fin la France commença sa réforme, elle opéra au nom d'un principe aussi absolu que doit l'être une doctrine religieuse : elle se fit un instant mátérialiste.

C'est parce que la France a été la meilleure logicienne, qu'elle s'est placée au premier rang scientifique; et c'est à cause de cela aussi que, parmi les nations, c'est elle qui a mis le plus d'énergie dans la réalisation des principes de la civilisation moderne. Pourquoi n'en est-il point ainsi de l'Allemagne, par exemple? C'est que depuis trois siècles, depuis que Luther lui persuada la souveraineté de la raison individuelle, elle est livrée à l'enseignement des conséquences contradictoires. Aussi, que fait cette noble Germanie? Au lieu d'inventer, elle amasse des maté riaux; au lieu de croire, elle doute; au lieu d'agir, elle discourt. Comment en effet pourrait-il jamais raisonner, celui qui, pendant longues années, s'est appris à unir le pour et le contre, c'est-à-dire à se contredire lui-même incessamment? Comment pourrait-il croire et agir, celui qui ne sait affirmer que des négations?

Nous renvoyons la fin de ces considérations à une prochaine Préface. Nous sommes obligés de nous interrompre pour répondre à un doute élevé par un article inséré dans le National, sur une citation que nous avons faite dans notre introduction sur l'Histoire de France. Voici la lettre que nous écrivons au National, et qu'il a accueiliie avec une bienveillance dont nous le remercions.

MONSIEUR LE Rédacteur,

Nous venons vous prier de vouloir bien ouvrir ve colonnes à la réponse que nous devons aux accusations historiques contenues dans un article inséré dans votre no du 24 août, sur notre Histoire parlementaire de la Révolution française.

Si nous nous adressions à un journal qui attachât moins d'importance à une vérité scientifique qu'à une considération individuelle, qui tînt moins à une question qui intéresse l'origine de la nationalité française, qu'à une question de personnes; nous vous dirions, Monsieur, que, dans cet article, notre probité historique a été mise en doute, et, par suite, la valeur et l'utilité de nos travaux infirmée.

Sans doute, devant les hommes qui savent que nous sommes de ceux qui veulent faire de l'histoire, une science positive; et que, par suite, à nos yeux l'autorité du fait est une autorité absolue et sacrée; devant les hommes qui savent que pour nous le plus grand des crimes c'est d'altérer la mémoire des ancêtres, parce que c'est troubler la source de tout enseignement, et de tout avenir; devant ceux-là, l'accusation sera nulle. Il en sera encore de même de tous les savans qui ont remué les origines de notre nationalité. Mais le public ne nous connaît pas, et le public doit vous croire ; vous nous permettrez donc de relever l'erreur, certainement très-involontaire, où est tombé votre rédacteur. Nous serons aussi brefs qu'il nous sera possible de l'être dans l'intérêt et pour la clarté de notre réponse. D'abord faisons connaître la question.

La plupart des historiens populaires qui ont écrit avant la révolution, ont accrédité l'opinion que les Gaules avaient été conquises par les Francs. Quelques-uns ne paraissent pas avoir eu, en cela, d'autre but que de justifier les priviléges de la noblesse, en lui faisant un titre du droit de la conquête dont elle se disait héritière; quelques autres, au contraire, paraissent seulement avoir cédé à la crainte de contredire un préjugé alors tout puissant.

Quant à nous, nous avons vu toute autre chose dans les origines de la nationalité française et nous croyons fermement, qu'elle a été formée par l'union libre d'une vingtaine de cités ou départemens gaulois confédérés depuis long-temps, sous le nom d'Armoriques, de quelques légionnaires romains et des Francs; et par l'accession de ces trois élémens à un même but d'activité, celui qu'enseignait, que commandait alors la doctrine catholique. Notre critique pense qu'il n'en est point ainsi : il paraît préferer l'explication qui résulte d'une conquête habilement conduite; nous disons il paraît, car il n'a pas exprimé d'opinion. Pour résoudre la difficulté, il suffit de consulter les pièces. Nous allons donc laisser parler les textes.

Procope (Liv. I, chap. V, sur la Guerre gothique), après avoir parlé de l'invasion des provinces situées entre la Loire, le Rhône et les Pyrénées, par les Goths Ariens, et de l'entrée dans le nord des Gaules, des Germains qu'on appelle Francs, raconte comment ces derniers étant arrivés sur les

frontières du territoire des Armoriques, attaquèrent la confédération; il continue ainsi : « Les Armoriques donnèrent alors aux Romains une grande preuve de générosité et de bienveillance; elles soutinrent la guerre avec courage. Enfin, les Germains (les Francs) ne pouvant rien par la force, les invitèrent à s'associer avec eux, et à joindre leurs intérêts à quoi les Armoricains consentirent avec joie, parce qu'ils étaient chrétiens les uns et les autres. Ainsi réunis en une seule nation, leur puissance s'accrut. Alors les autres soldats romains qui étaient campés à l'extrémité des Gaules, ne pouvant revenir à Rome, et ne voulant pas passer aux Ariens, leurs ennemis, se donnèrent, eux, leurs étendards et le pays qu'ils gardaient pour les Romains, aux Armoriques et aux Germains. Cependant ils ont conserve les mœurs de leur patrie. Leur postérité les suit encore (1). »

Cet événement qui est confirmé par plusieurs passages des écrivains de cette période, eut lieu l'an 497 (2), c'est-à-dire un an après le baptème de Clovis. Aussi les chroniques ne font mention de la présence de ce prince à Paris, l'une des cités armoricaines, que postérieurement à cette époque. Lisez, cependant, les historiens partisans de la conquête; vous y verrez que ce roi était maître de cette ville, long-temps avant qu'il eût accepté la foi chrétienne. L'on trouve au contraire dans les narrations contemporaines que Paris, pendant dix ans, soutint et arrêta les efforts des Francs (3).

Divers faits, mal interprétés ou mal lus, ont trompé ces historiens; d'abord c'est le passage d'une chronique anonyme, où l'on raconte que vers 494, après son mariage avec Clotilde, Clovis étendit son empire jusqu'aux bords de la Seine. Ils auront conclu de là qu'il avait acquis la cité de Paris. Une lecture plus attentive et plus prolongée du même écrivain leur eût appris qu'il s'agissait seulement de la prise de Melun (4), fait exposé d'ailleurs d'une manière explicite par un autre chroniqueur (5). Ensuite les historiens ont pu se laisser tromper en voyant que Childeric, père de Clovis, passa dans Paris; mais il ne faut pas oublier que ce fût à titre d'hôte, ou comme maître de la milice.

Clovis vint à Paris, en 507, pour lever l'étendard de la guerre qui mit fin à l'empire des Goths, qui occupaient tout le pays en deçà de la Loire (6). «Je supporte avec douleur, dit-il aux siens, la présence de ces Ariens qui tiennent une partie des Gaules. Allons donc, avec l'aide de Dieu, allons les vaincre et conquérir cette terre à notre obéissance (7).» Les chefs de l'armée, ap-/ plaudirent à ce projet. «Seigneur, s'écria Clotilde, puisque tu fais ainsi, le Seigneur Dieu mettra la victoire dans tes mains. Mais écoute les conseils de ta servante : construisons une église en l'honneur du bienheureux saint Pierre, prince des apôtres, afin qu'il te soit en aide dans cette guerre.» Et le roi dit : « Qu'il en soit ainsi! que nous trouvions à notre retour, si Dieu le permet, une église élevée aux bienheureux apôtres (8).»

Le roi, étant sur son départ, reçut une lettre de Remi, évêque de Reims. La voici traduité aussi exactement que possible:

«A l'illustre Seigneur, magnifique par ses mérites, Clovis roi, Remi évêque. La nouvelle nous est parvenue que tu avais pris en main l'administration de la guerre (administrationem secundùm rei bellica). Nous n'avons pas été étonné de te voir revêtir des fonctions qu'ont exercées tes pères. Voici sur quels principes tu dois régler ta conduite, afin que la loi de Dieu ne chancelle point dans ton âme, ni dans tes actes qui, à cause de leur humilité même, ont si glorieusement accru ton renom, car comme on le dit vulgairement, c'est le but qui juge les actions des hommes.

«Choisis des conseillers qui puissent faire honorer ta mémoire; maintiens ton commandement (beneficium) pur et honnête; sois plein de respect pour les prêtres qui sont près de toi, et que leurs avis soient ton unique recours. S'il règne entre eux et toi une parfaite harmonie, ton gouvernement (provincia) prospèrera. Donne de la sécurité au peuple qui t'a reconnu; console les affligés; protége les veuves; nourris les orphelins, ou mieux élève-les; afin que tous t'aiment et te vénèrent. Que la justice parle par ta bouche, que rien ne soit exigé ni des pauvres, ni des pèlerins. Ouvre ton prétoire à tous, afin que nul ne s'en revienne avec tristesse. Use libéralement de ton

(1) Rerum gall. et Franc. scrip. t. II, pag. 29.

(2) Rer. franc. script. t. II, index chronolog. P 59.

3) Rer. franc. script. t. 1. p. 370. Le manuscrit d'où cette citation est tirée, existe encore, nous croyons, dans la bibliothèque Sainte-Geneviève.

(4) L. C. t. 11, peg. 550.

(5) L. C. t. 1. p. 8.

(6) L. C. t. II. P. 553.

(7) Grégoire de Tours, I., t., 11, p. 181.

8) L. C. t. 11, p. 554.

héritage pour racheter les captifs, et les délivrer du joug de la servitude. Si quelqu'un paraît en ta présence, qu'il ne sente jamais qu'il est un étranger. Joue avec les jeunes hommes; converse avec les vieillards; si tu veux régner, montre-toi noble (Si vis regnare nobilis judicari) (1).»

Ces recommandations, qui se rapportaient à la conduite que Clovis devait tenir dans les nouvelles provinces qui l'avaient reconnu pour chef, plus encore qu'à la guerre contre les Ariens, durent être favorablement accueillies: car tel était depuis long-temps son système : sa grandeur était principalement fondée sur l'assentiment des populations. Sa domination était même déjà vivement désirée par tout ce qui restait de chrétiens de l'autre côté de la Loire (2).

Il n'est point de notre sujet de raconter les accidens et les succès de la Guerre gothique. On sait qu'elle se termina par la conquête de tout le territoire d'au-delà de la Loire jusqu'au pied des Pyrénées. Au retour de son armée, Clovis adressa aux évêques de France la circulaire que nous traduisons ici :

«A nos saints maîtres les évêques, dignes successeurs des apôtres, Ctovis roi.La renommée n'a pu laisser ignorer à votre béatitude (beatitudinem vestram) quels ont été les actes de notre armée et les ordres qu'elle a reçus de nous avant son entrée sur le territoire des Goths. Avant tout, nous avions ordonné que les biens des églises fussent respectés, ainsi que l'asile des religieuses et des veuves dévouées à la vraie religion du Seigneur. Nous avions protégé des mêmes injonctions les clercs, les enfans des clercs, ceux des veuves, ainsi que les serfs des églises, ordonnant qu'il n'arrivât à aucun d'eux violence ou dommage: et afin que nos commandemens à l'égard de ces personnes fussent intégralement obéis, nous avons voulu que si quelqu'une d'entre elles subissait accidentellement la captivité soit dans l'église soit hors de l'église, elle fût sur-le-champ remise en liberté.

» Quant aux autres captifs laïcs que la loi de la guerre a mis sous notre main, nous vous reconnaissons les arbitres de leur sort. Ainsi, parmi les prisonniers, tous ceux tant clercs que laïcs que vous reconnaîtrez, jouiront immédiatement des conditions de la paix, sur une lettre de vous, marquée de l'anneau épiscopal. Nous devons cependant vous dire que le sentiment de notre peuple est tel, que ceux-là seuls seront avoués pour amis que vous aurez revêtus notoirement et sans délai de ce caractère, par les sacremens et par votre bénédiction; car, à cause même de l'hypocrisie d'un très-grand nombre et des inconstances qu'ils ont commises, une méfiance légitime nous a exposés et nous expose encore à faire, comme il est écrit, périr le juste avec le méchant. Priez pour moi, saints maîtres, très dignes pères du siége apostolique (3).»

Après de pareilles citations, sera-t-il encore permis de dire que nous avons fait fléchir les faits à une théorie, lorsque nous avons écrit que l'unité de foi fut l'origine de l'unité d'action qui marque le début de notre nationalité à la fin du cinquième et au commencement du sixième siècle. Encore ce que nous venons d'extraire n'est qu'une petite partie de ce que renferment les trois volumes in-folio de la collection des Bénédictins de Saint-Maur, sur la première race. Arrivons maintenant à l'unique fait qui nous est contesté, et sur lequel notre critique a basé son accusation. Il s'agit d'une prière extraite d'un prologue de la loi Salique, et que nous avons choisie précisément parce que M. Augustin Thierry la rapporte comme un monument de la férocité barbare des prétendus conquérans.

Notre critique conteste la date de cette prière Vive Jésus, qui aime les Francs, etc. Il la rapporte au huitième siècle; il a emprunté tous ses raisonnemens à la neuvième leçon du Cours d'histoire de la civilisation moderne par M. Guizot. Il semblerait donc que nous avons à nous débattre uniquement avec ce dernier écrivain: mais point; car M. Guizot, après avoir mis en doute, d'une manière générale, la date que presque tous les historiens assignent pour la rédaction des divers textes de la loi Salique que nous possédons, ne discute d'un certain prologue que la deuxième et la troisième partie. Il ne parle pas de la première, c'est-à-dire de celle d'où nous avons extrait notre citation. M. A. A. a mal interprété M. Guizot. Mais il faut éclaircir la question; et notre critique reconnaîtra lui-même qu'il s'est laissé tromper, chose facile en ces matières; chose qu'il eût dû seulement nous reprocher, puisqu'il le croyait : car il eût dû savoir que la faute qu'il pensait relever, nous était commune avec les Bénédictins de Saint-Maur eux-mêmes, et bien d'autres.

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