Page images
PDF
EPUB

ennemis éprouvent en vous voyant détruire ainsi votre propre ouvrage. C'est un genre d'occupation qu'ils respecteront soigneusement. Pourraient-ils faire mieux, ou même aussi bien? Mais si l'intérêt national est entièrement oublié dans ces législatures bizarres et décousues, en revanche l'intérêt particulier de chaque département contre le bien public y sera uniquement ménagé. Chaque député arrive ici pour deux ans ; chacun y viendra à son tour; c'est d'ailleurs un principe d'égalité, et ne pouvant pas être réélu, n'étant pas susceptible de cette douce et populaire récompense de la confiance de la nation, il n'aura que deux choses à faire, dire du mal des ministres, et faire le bien de son département. Par l'une il gagnera de la popularité; par l'autre, des places chez lui : ce n'est que là qu'il peut trouver le prix de ses peines. Il tourne toujours ses regards vers ce but, qui est seul présent à son ambition. Qu'on ne dise point que ce debat respectif des intérêts locaux conduit à l'intérêt général; non, il est des choses qui appartiennent à toute la nation, la guerre, la paix, les colonies, les alliances, le commerce, la dette publique, etc.

Combien ce mot de principes est devenu commode, il se prête à toutes les passions, à toutes les situations. Les mêmes hommes qui ont soutenu, lors du marc d'argent, qui a passé contre mon opinion, qu'on blessait la souveraineté du peuple, qui font sonner si haut ce mot tous les jours, le dépouillent de cette même souveraineté. A la vérité, c'est pour son plus grand bien; mais ils n'ont pas même le mérite de cette invention : le despotisme n'a jamais dit autre chose. Voyez les anciennes lois on avait des lettres de cachet pour le bien des familles, la presse était gênée pour le bien des citoyens, les manufactures pour le bien du commerce, etc. Cessez d'insulter le peuple en le dépouillant; car il cessera de croire à votre prétendu dévoùment à ses intérêts. Laissez au peuple le libre exercice d'une faculté dont il est à la fois le juge et l'objet. Ne le privez pas du droit d'influer sur ses députés, et de pouvoir leur retirer ou leur continuer sa confiance On n'est libre dans un choix, que lorsqu'on a la faculté de dire oui ou non ; d'ôter ou d'accorder. Si le peuple ne peut que re

fuser sans accorder, il n'a pas de vraie liberté. Rousseau a dit, que dans un gouvernement représentatif, le peuple n'était libre qu'un jour; avec la constitution qu'on vous propose, il ne le șera qu'un moment.

Il me semble inutile de répondre à ceux qui ont prétendu que la dissolution de l'assemblée nationale, par le roi, devait être liée à la rééligibilité : cela n'y a aucun rapport. Je ne crois pas que la dissolution de l'assemblée, moyen excellent en Angleterre, puisse s'appliquer ici. Ou il serait superflu, à cause des distances; ou il serait long-temps dangereux, à cause de l'opinon qui n'est pas encore formée. Le moment où cette question de la dissolution s'appliquait est passé; c'est lorsque vous avez décrété que le corps-législasif pourra déclarer au roi que les ministres n'ont pas la confiance de la nation. En Angleterre, en pareille circonstance le roi en appelle au peuple, et connaît par là si la nation partage ou non l'opinion de la chambre des communes sur ses agens. Quant à la relation qu'on a voulu établir entre cette question et le veto, cela est absurde. Le veto a pour objet, à la vérité, deconsulter la nation sur un décret de ses députés; mais le peuple exprime de même, et beaucoup mieux son adhésion ou son refus, en nommant ou en ne nommant pas les mêmes députés....

Une grande partie de ces idées appartiennent au travail que j'avais médité pour la révision. Mais avant de m'y livrer, il m'a paru nécessaire de savoir si nous aurions ou non un gouvernement. Car l'on ne doit, même à son pays, que de tenter ce qui est pos sible; et c'est dans cette question que réside celle de savoir si nous aurons ou non un gouvernement. L'opinion qui a prévalu hier, opinion que je me fais gloire de n'avoir pas partagée, a du moins cet avantage qu'en épurant la question actuelle, et la dégageant de toute personnalité, on ne risque pas de méconhaître l'intérêt national, de le sacrifier à ses passions particulières.

M. Robespierre. Toute règle qui tend à défendre le peuple contre la brigue, contre les malheurs des mauvais choix, contre la corruption de ses représentans, est juste et nécessaire. Voilà,

cê me semble, les vrais principes de la grande question qui vous occupe. Vous avez cru me mettre en contradiction avec moi-même, en observant que j'avais manifesté une opinion contraire à la condition prescrite par le décret du marcd'argent, et cet exemple même est la preuve la plus sensible de la vérité de la doctrine que j'expose ici. Si plusieurs ont adopté une opinion contraire au décrét du marc d'argent, c'est parce qu'ils le regardaient comme une de ces règles fausses qui offensent la liberté, au lieu de la maintenir; c'est parce qu'ils pensaient que la richesse ne pouvait pas être la mesure ni du mérite, ni des droits des hommes; c'est qu'ils ne trouvaient aucun danger à laisser tomber le choix des électeurs sur des hommes qui, ne pouvant subjuguer les suffrages par les ressources de l'opulence, ne les auraient obtenus qu'à force de vertus ; c'est parce que loin de favoriser la brigue, la concurrence des citoyens qui ne paient point cette contribution ne favorisait que le mérite; mais de ce que je croirais que le décret du marc d'argent n'est plus utile, s'ensuit-il que je blâmerais ceux qui repoussent les hommes flétris, ceux qui défendent la réélection des membres du corps-législatif? Mais si lorsque réellement les principes de la liberté étaient attaqués, vous aviez beaucoup montré de disposition à vous alarmer, si ce même décret du marc d'argent avait obtenu votre suffrage, n'est-ce pas moi qui pourrais dire que vous êtes en contradiction avec vousmêmes, et qui aurais le droit de m'étonner que les excès de votre zèle se fassent remarquer précisément au moment où il s'agit d'assurer à des représentans, et même sans aucune exception, la perspective d'une réélection éternelle. Laissez donc cette extrême délicatesse de principes, et examinons sans partialité le véritable point de la question, qui consiste à savoir si la rééligibilité est propre ou non à assurer au peuple de bons représentans. L'expérience a toujours prouvé qu'autant les peuples sont indolens ou faciles à tromper, autant ceux qui les gouvernent sont habiles et actifs à étendre leur pouvoir et à opprimer la liberté publique. De là les magistratures électives sont devenues perpétuelles, et ensuite héréditaires. Une loi prohibitive de la réélee

les

tion est le plus sûr moyen de conserver la liberté. Il faut que législateurs se trouvent dans la situation qui confond le plus leur intérêt et leur vœu personnel avec celui du peuple : or, pour cela il est nécessaire que souvent ils redeviennent peuple eux-mêmes. Mettez-vous à la place des simples citoyens, et dites de qui vous aimeriez mieux recevoir des lois, ou de celui qui est sûr de n'être bientôt plus qu'un citoyen, ou de celui qui tient encore à son pouvoir par l'espérance de le perpétuer. Vous dites que le corpslégislatif sera trop faible pour résister à la force du pouvoir exécutif; mais la véritable force du corps-législatif tient à la constitution sur laquelle il est fondé, à la puissance, à la volonté de la nation qu'il représente, et qui le regarde lui-même comme le boulevard nécessaire de la liberté publique. Le pouvoir du corpslégislatif est immense par sa nature même; il est assuré par sa permanence, par la faculté de s'assembler sans convocation, et par la loi qui refusera au roi celui de le dissoudre.

Mais vous n'imaginez pas, dites-vous, comment le pouvoir exécutif pourrait concevoir l'idée de séduire des membres du corps-législatif depuis qu'il ne peut plus les appeler au ministère. Je rougirais de vous dire qu'il existe d'autres moyens de corruption; mais je pourrais au moins demander si ces places que l'on ne peut obtenir pour soi, on ne peut pas les détourner sur ses amis, sur ses proches, sur son père, sur son fils? Si le crédit d'un ministre est entièrement inutile? S'il est impossible que des membres du corps-législatif règnent en effet sous son nom, et qu'ils fassent une espèce d'échange de leur crédit et de leur pouvoir? s'il est impossible qu'ils espèrent être portés à la législature par le parti et par l'influence que le pouvoir exécutif peut avoir dans les assemblées électorales? Il est vrai que vous supposez toujours que ceux qui seront réélus seront toujours les plus zélés et les plus sincères défenseurs de la patrie. Vous oubliez donc que vous avez dit vous-mêmes qu'un mot dit à propos, lève tous les doutes sur le patriotisme d'un homme; yous croyez à l'impuissance de l'intrigue et du charlatanisme; vous croyez au discernement parfait, à l'impartialité absolue de ceux qui choisiront pour le peuple;

vous ignorez qu'il existe 'un art de s'abandonner toujours au cours de l'opinion du moment, en évitant soigneusement de la heurter pour servir le peuple, et qu'ainsi l'intrigant souple et ambitieux lutte souvent avec avantage contre le citoyen modeste et incorruptible..... Voyez les représentans du peuple détournés du grand objet de leur mission, changés en autant de rivaux, divisés par la jalousie, par l'intrigue, occupés presque uniquement à se supplanter, à se décrier les uns les autres dans l'opinion de leurs concitoyens. Reconnaissez-vous là des législateurs, des dépositaires du bonheur du peuple? Ces brigues honteuses dépraveront les mœurs publiques en même temps qu'elles dégraderont la majesté des lois.... Je m'étonne donc de l'extrême prévention que l'un des préopinans, M. Duport, a marquée contre une législature dont les membres ne pourraient pas être réélus, quand il a prononcé qu'ils n'emploieraient leur temps qu'à deux choses à médire des ministres, et à plaider la cause de leurs départemens contre l'intérêt général de la nation. Quant aux intérêts de département, j'ai déjà prouvé que cet inconvénient, et même un inconvénient plus grave, n'existait que dans le système opposé. Quant aux ministres, s'ils en médisaient, cela prouverait au moins qu'ils ne leur seraient point asservis, et c'est beaucoup. Je suis persuadé que nous emploirons notre temps à quelque chose de mieux qu'à médire des ministres sans nécessité, et à parler des affaires de nos départemens; et je suis convaincu, au surplus, que le décret de lundi, quoi qu'on puisse dire, n'a pas affaibli l'estime de la nation pour ses représentans actuels.

On a fait une autre objection qui ne me paraît pas plus raisonnable, lorsqu'on a dit que sans l'espoir de la rééligibilité, on ne trouverait pas dans les vingt-cinq millions d'hommes qui peuplent la Francé, des hommes dignes de la législature. Ce qui me paraît évident, c'est que s'opposer à la réélection est le véritable moyen de bien composer la législature. Quel est le motif qui doit appeler, qui peut appeler un citoyen vertueux à désirer ou à accepter cet honneur? Sont-ce les richesses, le désir de dominer, et l'amour du pouvoir? Non. Je n'en connais que deux : le

« PreviousContinue »