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yeux d'nn grand nombre d'autres, quelquefois même dans cette tribune, elle n'a paru que l'expression d'un droit personnel et absolu, sans relation aucune avec nos voisins et nos concitoyens; idée destructive, mais qui s'allie merveilleusement avec toutes les passions viles de l'égoïsme, de l'envie, de la bassesse, et qui détruit les vertus opposées. Quant à l'égalité, il est clair que les imbécilles et les fripons, dont la ligue est si naturelle et si commune, seront tentés toujours de persuader, les uns qu'elle est l'égalité des fortunes et des propriétés ; les autres, qu'elle est celle de la capacité et des talens. Ils ont tous un égal penchant à tout désorganiser, parce qu'ils sentent que le propre d'un pays constitué est de mettre les choses et les hommes à leur place, d'affermir tous les empires légitimes, de consacrer la propriété, et de donner de l'autorité à la raison. D'autres hommes calculent le mouvement des esprits; ils n'osent pas flatter directement ses idées; mais ils font répandre qu'au moins ces deux principes de la liberté et de l'égalité seraient plus religieusement observées, et plus solidement unis dans une forme différente de gouvernement. Ce n'est point ici une chimère, ni une supposition que je vous présente; et si vous ne vous apercevez pas que vous êtes sur la route qui conduit à la destruction, ce ne sera pas ma faute. En vain dira-t-on que ce projet est ridicule; est-ce parce que des choses sont déraisonnables qu'elles sont impossibles? On dira encore que ceux qui les propagent ne sont remarquables que par leur profonde incapacité, et qu'il n'est pas un de nous qui voulût donner à gouverner pendant six mois sa maison, son champ, ses affaires à ces hommes qui veulent reconstituer la France. Tout cela n'est rien contre la pente de l'opinion. Voici quels en seraient les premiers résultats. Les premiers efforts vers ce système seraient marqués par d'incalculables malheurs.

Avant tout, il faudrait noyer dans le sang les derniers partisans du trône; les intrigues qui maintenant agitent et divisent la société, deviendraient de funestes et véritables factions qui déchireraient l'empire. Partout on se battrait pour un homme ou pour un autre, et tel qui se dévoue aujourd'hui au noble métier

de payer des libelles, et de réduire en système la calomnie, serait tout à coup l'effroi et le tyran de ses concitoyens. Enfin, après de longs et inutiles essais, le despotisme viendrait se présenter comme un asile favorable à toutes les âmes épuisées, fatiguées et ne voyant plus de bonheur que dans le repos. Personne ne révoque en doute la possibilité de ces dangers; mais on les croit encore dans un avenir éloigné, qui laisse tout le temps et les moyens de les prévenir. Non, dounez un peu de confiance à des hommes qui ont quelquefois utilement médité pour la chose publique, et qui n'ont jamais varié dans la route du patriotisme et de la probité. Je pense que le péril est très-instant, qu'il nous poursuit. Ne croyez pas que les idées de liberté et d'égalité rétrogradent jamais. Elles s'étendent au contraire par leur nature, et se propagent de plus en plus. On peut, comme je l'ai dit, ct voilà le grand secret, voilà ce qu'il faut faire, on peut les enchaîner dans des combinaisons heureuses et fortes qui les retiennent et les conservent. Il faut les rattacher à un gouvernement juste et ferme : sans cela elles continuent à s'écrouler; elles vont toujours nivelant, toujours dissolvant, jusqu'au partage des terres. Après avoir aplani les montagnes, les plus petites élévations paraissent sensibles et gênantes, et blessent ce niveau universel, qui n'est que l'absurdité même réduite en système. Ainsi on arrivera à l'individualité, ce dernier terme de la progression, où l'on pourrait recommencer la société, si nos ennemis et notre propre courage nous permettaient de parcourir cette effrayante carrière. C'est donc pour la conservation de la liberté et de l'égalité qu'il faut, non les restreindre, mais les envelopper dans un gouvernement juste et solide. Pour unique preuve de cette force de l'opinion et de sa tendance déterminée, je ne veux que vous faire observer d'une part des hommes qui, repoussant les principes lorsqu'il fallait les établir, les exagèrent maintenant qu'il faut les restreindre: des hommes qui ont passé, sans intermédiaire, de la pusillanimité à l'enthousiasme, parce que l'opinion est à ce degré du thermomètre. D'autres hommes dont les idées avaient été reléguées parmi les rêves de l'abbé de Saint

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Pierre, et cela sans aucun esprit de parti, mais d'un commun accord, sont devenus importans au moment où ils sont dangereux, après avoir été négligés lorsqu'ils étaient utiles. De tout cela, il résulte évidemment que l'assemblée nationale, prise en masse, et l'opinion qui s'établit, sont dans une marche inverse. L'assemblée, je le suppose au moins, cherche à rapprocher les esprits vers un même point, qui est la constitution; et cette opinion, par un mouvement contraire, tend à s'en écarter.

Dans ces circonstances, quel parti faut-il prendre? fixer l'opinion ou suivre son entraînement, et courir avec elle à la perte de ce beau pays. (On applaudit.) Je rentre ici dans les termes précis de la question, de la nécessité de former promptement un gouvernement solide et durable, et non pas vacillant et incertain comme on vous le propose. C'est bien assez d'avoir à redouter l'exagération que la première assemblée mettra vraisemblablement dans ses décisions; et cet amour insensé de la popularité qui l'animera peut-être, et dont l'avantage insigne est comme le baptème, d'effacer tous les crimes. Un journaliste a même été jusqu'à dire «Un mot dit à propos lève tous les doutes sur le patriotisme d'un individų. Mettons un terme à cette incroyable mobilité. Depuis qu'on nous rassasie de principes, et que le mot même, comme tant d'autres aussi beaux, d'impartial, d'ordre public, etc., tend à s'avilir dans l'opinion, pourquoi ne s'est-on pas avisé de penser que la stabilité est aussi un principe de gou vernement. Croit-on que l'état ordinaire d'un pays est l'état de révolution, et veut-on exposer la France, dont les habitans ont déjà un caractère si mobile et si ardent à en voir arriver une tous les deux ans dans les opinions, dans les principes d'administration, de commerce, de finances, d'impositions, et dans les traités d'alliance et de commerce. En vérité, je crois rêver quand je pense qu'il faut répondre à de pareilles pauvretés. Je ne crois plus être avec des hommes raisonnables et sensés, mais au milieu des ennemis les plus acharnés de mon pays. Lorsqu'on a la liberté, un gouvernement stable est le plus grand de tous les biens; il fait le bonheur de tous; il assure à tous la jouissance

de leurs droits; c'est pour elle qu'ils sont en société; il assure la fortune publique et les fortunes particulières; il favorise les diverses transactions du commerce et toutes les jouissances sociales. C'est lui qui procure au peuple une aisance assuréc, la tranquillité et l'amélioration de son sort. Il n'est pas douteux qu'en général le peuple n'est pas intéressé d'une manière directe aux grandes idées qui occupent les têtes métaphysiques.

En France, il a eu le bon esprit de s'associer à la révolution, et de voir qu'il valait mieux perdre un instant de repos, et donner une base solide et constitutionnelle à son propre bonheur; mais si ses espérances sont trompées, si pour satisfaire nos petites passions, ou pour plaire à je ne sais quelles têtes creuses qui se font de la liberté une idée toute spirituelle et fantastique, tandis qu'elle est un bien solide, substantiel, et qu'il faut toujours considérer par ses vrais résultats, qui ne sont que le bonheur et l'aisance de chacun si vous venez à former un gouvernement bizarre, incertain, sans liaison et sans suite, alors, j'ose vous le dire, prêts à rentrer au milieu de vos concitoyens, au lieu d'y recevoir la reconnaissance due à vos travaux, vous y retrouverez une haine toujours croissante avec les maux individuels dont ils sont la proie: ils vous reprocheront tous les malheurs qu'ils souffriront... Je n'achève pas ce tableau. S'il est des hommes inaccessibles à ces sortes de crainte, on ne niera pas qu'ils méritent le plus profond mépris. Que les adversaires du comité veuillent bien me dire ce qu'ils font de l'intérêt national. Qui est-ce qui défend ce centre important où il faut transporter tant de force pour attirer et réunir toutes les parties, ce centre où réside la liberté publique, gage et soutien de toutes les autres libertés? Qu'est-ce que je vois dans ce centre? le pouvoir exécutif. Mais à son égard, de deux choses l'une, ou les ministres étant accrédités par l'opinion, resteront en place, et voyant, durant le cours de leur ministère, se renouveler beaucoup de législatures, ils seraient comme Nestor chez les Grecs, ils auraient vu beaucoup de générations, et prendraient sur chacune l'empire de l'expérience; ils pourraient alors faire réussir aisément un système long-temps mé

dité d'agrandissement funeste de l'autorité royale; ou bien le meilleur ministre serait culbuté par cette révolution périodique qui aurait lieu tous les deux ans. Il n'y a dans tout cela ni la liberté ni le bonheur public. On ignore, ou l'on affecte d'ignorer la véritable nature de notre gouvernement. Ce ne sont pas des états-généraux périodiques que nous avons institués, mais une assemblée nationale p❜rmanente. Ce n'est pas pour venir de temps en temps voir ce qui se passe dans l'administration que la nation envoie des députés, c'est pour prendre en plusieurs points une part active à l'administration même; c'est pour suivre un plan d'impôt, de perception, de finances, d'acquittement et d'amortissement de la dette publique : il faudra décider quelquefois de la paix et de la guerre, des traités de commerce et d'alliance, mais évidemment cela ne se peut faire qu'avec des connaissances antérieurement acquises, prises dans l'expérience, non des affaires de son canton, mais de celles de toute la nation. Sans cela, nous ferons la guerre comme une horde de sauvages, par une impulsion de colère soudaine, par un sentiment que le pouvoir exécutif fera naître quand il voudra. Daignez ouvrir les yeux sur le système assez adroit de certains hommes, qui n'ont pris sur eux aucune responsabilité personnelle; car ce n'en est pas une que d'avoir combattu tout ce qui est raisonnable, et d'avoir tenu sans interruption une chaire de droit naturel ; c'est ce système qu'on veut continuer encore. Si par une mesure, effet de l'ignorance ou de la corruption d'une législature, la France est entraînée à sa perte par une guerre ou un traité, où aller chercher dans le fond de son département l'auteur exécrable d'un tel malheur, pour lui imprimer sur le front les marques ineffaçables du mépris et de l'exécration publique? On a dit quelquefois, pour se divertir sans doute, que le roi était inutile à notre constitution. Eh bien! moi, je vous dis que si l'avis du comité ne passe pas, c'est le corps-législatif qui est superflu. Un roi et des départemens, tout est là; le premier, pour l'intérêt général, et les autres, pour les intérêts locaux ; car puisqu'ils ne viendront pour défendre que ceux-là, on peut leur épargner les frais de voyage. Quelle joie maligne et vive vos

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