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Outre ces ligues d'institution positive, les nations de l'Europe forment entre elles une union tacite, qui a été graduellement formée par la communauté de mœurs, de religion, des arts, des lettres, du commerce et du droit public. La plupart des nations composant cette grande société européenne ont hérité de l'ancienne Rome leurs systèmes de jurisprudence; elles sont toutes liées ensemble par la foi religieuse qui les distingue de ces races d'hommes adhérant aux institutions religieuses de Mahomet. Mais l'influence douce d'une religion bienfaisante, les arts et les sciences toujours en progrès, les relations continuelles, et un échange mutuel de bienfaits, contrastent d'une manière frappante avec les guerres cruelles et barbares livrées par les nations chrétiennes les unes contre les autres, avec leur défiance mutuelle, leur intolérance aveugle, et le manque des garanties suffisantes pour l'observation de leurs engagements réciproques, convertissant ainsi chaque traité de paix en une simple suspension d'armes. Le droit public de l'Europe, qui n'a été fondé sur aucun principe fixe, a toujours varié, et a plié à la volonté des plus forts. Des guerres continuelles sont devenues inévitables, et le sentiment d'insécurité générale a forcé, même les états les plus pacifiques, à maintenir des établissements militaires disproportionnés à leurs ressources et onéreux pour leurs peuples. Ce serait une erreur fatale, que de supposer que ces maux puissent jamais être guéris par la seule force naturelle des choses, sans invoquer l'aide de la science politique. Le système actuel de l'Europe a précisément ce degré de solidité qui le maintient dans un état d'agitation perpétuelle sans le renverser; et si les maux que nous souffrons ne peuvent être augmentés par aucun changement imaginable, encore moins peuvent-ils être terminés par une révolution violente. L'équilibre existant des forces entre les divers membres de la société européenne, est plutôt l'œuvre de la nature que de l'art. Il se maintient sans effort, de manière que s'il penche d'un côté,

il se rétablit bientôt de l'autre. Si les princes accusés de viser à la monarchie universelle ont réellement conçu un tel dessein, ils ont montré plus d'ambition que de génie; un seul moment de réflexion aurait dû suffire pour les convaincre de la vanité de pareils projets. Telles sont aujourd'hui l'égalité de discipline, l'équilibre des forces, et les communications rapides entre toutes les nations civilisées, qu'il est évidemment impossible à un seul potentat, ou à une ligue des potentats, de subjuguer toute l'Europe, ou de la tenir sous le joug après l'avoir subjuguée : non pas que les limites naturelles des Alpes, du Rhin, de la mer, et des Pyrénées, forment des obstacles insurmontables aux efforts humains; mais parce que ces obstacles sont fortifiés par des moyens moraux, qui tiennent en échec l'esprit d'agression et de conquête. Le système de l'Europe est maintenu par cette vigilance perpétuelle, qui observe chaque perturbation dans l'équilibre des forces; et surtout par l'institution du corps germanique, qui, placé au centre du système, sert de contrepoids aux autres grandes puissances. Formidable par l'étendue de ses territoires et par le génie guerrier de ses peuples, et, en même temps, par la nature de sa constitution, il se tient seulement sur la défensive, et retient les autres, quand ils montrent les dispositions et les moyens de s'agrandir aux dépens de leurs voisins. Malgré les défauts de cette constitution de l'empire, il est certain qu'autant qu'elle subsistera, l'équilibre de l'Europe ne peut pas être entièrement renversé; l'un de ces états ne peut pas être subjugué par les autres, et le traité de Westphalie formera, peut-être toujours, la base de notre système politique. De cette manière la science du droit public, cultivée chez les Allemands, devient même plus importante qu'ils ne le supposent. C'est non-seulement le droit public de l'Allemagne, mais sous quelques rapports celui de toute l'Europe.

Mais, si le système politique actuel de l'Europe ne peut être renversé par la prépondérance d'une puissance quel

conque, il faut néanmoins admettre qu'il ne peut être maintenu que par une action et une réaction, qui en maintiennent les diverses parties dans une agitation perpétuelle, qui n'est rien moins que favorable au développement de la prospérité intérieure de chaque état en particulier. Pour substituer à cette association imparfaite une confédération solide et durable, il faut que tous ses membres soient mis dans un état de dépendance tel qu'un seul ne soit pas en état de résister à tous les autres unis ensemble, ou de former des alliances séparées capables de résister à la ligue générale. Dans ce but, il est indispensable que la confédération à former embrasse toutes les puissances européennes; qu'elle ait un pouvoir législatif suprême, autorisé à établir des règlements généraux pour son gouvernement, et un tribunal judiciaire capable de mettre ces règlements à exécution; qu'elle possède un pouvoir coercitif capable d'empêcher et de forcer l'action de ses membres, et une autorité suffisante pour les empêcher de se retirer de l'union, quand l'intérêt pourrait les engager à cette démarche. L'établissement d'une telle confédération ne doit pas rencontrer de difficultés insurmontables. Il serait seulement nécessaire que les hommes d'état renonçassent aux préjugés puérils de leur métier ; que les souverains abandonnassent les objets précaires d'une ambition vulgaire, pour la sécurité certaine qui serait assurée à eux-mêmes, à leurs dynasties, et à leurs peuples, par l'innovation proposée; et que les nations renonçassent à ces préjugés stupides qui jusqu'ici leur ont fait regarder la différence des races, des langues, et des religions, comme formant un obstacle insurmontable à une union plus parfaite entre les membres de la grande famille européenne. Pour se convaincre de la possibilité de rendre une telle confédération effective et durable, il ne faut que prendre en considération l'exemple du corps germanique, composé de tant d'états différents de forces inégales, et qui a si longtemps conservé la paix publique entre ses membres,

imparfaitement, et avec quelques exceptions, il est vrai, mais en même temps suffisant pour justifier l'application du même principe sur une échelle plus grande. Si l'ambition des princes. est à présent restreinte, jusqu'à un certain degré, par crainte de provoquer l'hostilité générale de l'Europe en attaquant un de ses membres, ces agressions seront restreintes encore plus effectivement, par la certitude d'être renversées par la loi de la diète européenne investie des pouvoirs d'exécution suffisants. Sans invoquer ces motifs d'un ordre élevé que Saint-Pierre avait adressé aux souverains, tels que l'amour de la véritable gloire, de l'humanité, et le respect pour les inspirations de la conscience et les préceptes de la religion, Rousseau les suppose doués d'assez de jugement et de bon sens pour apercevoir combien leurs intérêts seraient avancés en soumettant leurs prétentions respectives à l'arbitrage d'un tribunal impartial, au lieu d'avoir recours au sort incertain des armes, qui profite rarement même au vainqueur, en raison des trésors qu'il a dissipés et du sang qu'il a répandu.

TROISIÈME PÉRIODE.

DEPUIS LA PAIX DE PARIS ET D'HUBERTSBOURG, 1763,
JUSQU'A LA RÉVOLUTION FRANÇAISE, 1789.

S 1.

Premier

Pologne, 1772

Nous sommes maintenant arrivé, dans le cours de notre exposé historique, à cette période qui fut entachée par le partage de la premier partage de la Pologne, la violation la plus flagrante de toute justice naturelle et du droit international, qui ait eu lieu depuis que l'Europe est sortie de la barbarie. La consommation de ce grand crime politique fut facilitée par l'adhésion obstinée des Polonais aux défauts radicaux de leur constitution nationale, par leur intolérance aveugle en matière de religion, et par la fureur de leurs dissensions factieuses. L'institution absurde du liberum veto, qui légalisait l'anarchie, ne pouvait être contrebalancée que par le droit de confédération qui légalisait la rébellion. Par suite de ces fautes, la Pologne devint une proie facile aux puissantes monarchies militaires qui l'environnaient; mais ces circonstances sont bien loin d'excuser ce premier acte de violence, qui a été consommé de nos jours par l'extinction totale de l'indépendance polonaise. Jean Casimir, dernier roi de Pologne de la maison de Vasa, prophétisa les suites des dissensions qui agitaient la Pologne de son temps. Dans un discours adressé, en 1664, à la diète polonaise, il s'exprime en ces termes : « Au milieu de nos querelles intestines, nous avons à craindre l'invasion et la division de la république. Les Moscovites (Dieu veuille que je sois faux prophète!) subjugueront un peuple qui parle leur langue : le

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