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romans de fageffe où l'homme feroit peint, non tel qu'il eft, mais tel qu'il de vroit être. Je m'appuye d'un exemple. L'hiftoire nous offrira un nombre infini de raviffeurs audacieux, qui ont recueilli en paix le fruit de leurs violences, je ne fçais combien de femmes, la honte de leur fexe qui, cependant, ont joui de la confidération, le feul prix que la vertu doive difputer au vice. Lifons Clariffe, up des chef-d'œuvres de l'efprit humain, Lovelace eft puni, & Clariffe elle-même victime d'une légere imprudence, marehe de chagrins en chagrins, & perd enfin la vie. Je demande préfentement lequel de ces deux tableaux fera plus inftructif pour une jeune perfonne que l'on cherche à détourner de cés penchans qui nous font infinués par la nature, mais dont l'abus eft fi funefte.

Si abfolument on veut s'attacher à la vérité hiftorique, à la bonne heure, j'acceprerai l'accommodement aux conditions que l'on préfente aux perfonnes d'un rang diftingué, dans les places éminentes, aux grands, aux Rois, l'hiftoire des hommes, c'est-à-dire, des bienfaiteurs de l'humanité, de ces coeurs précieux qui ont connu toute la force du fentiment, dont

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la paffion fut d'aimer leurs femblables,&, de les fervir, malgré l'ingratitude, le tourment de la bienfaifance; qu'on ne ceffe de leur citer ces fouverains qui ont mérité nos hommages éternels, comme les Titus, les Trajan, les Antonins, les Henri IV. Que fi l'on eft obligé de nommer un tyran, un deftructeur de la terre, qu'on choififfe ceux qui ont reçu une jufte punition de leurs attentats, & qu'on les montre, nous effrayant de toute l'horreur qu'ils doivent infpirer,

En fuppofant l'hiftoire ouverte fous ce point de vue, elle fera encore de peu d'u tilité pour la plupart des hommes qui, par la médiocrité de leur rang ou par un défaut de raisonnement, font hors d'état de lever les yeux fur les exemples éclatans des Princes, des Monarques, &c. & que deviendra pour ces lecteurs l'étude de l'hiftoire, dès que l'efprit de comparaifon ne les raprochera point de ces perfonnages fupérieurs? Le moyen donc, felon moi, de remédier à cet inconvénient feroit de former divers corps d'hiftoires rélatifs à peu près aux diverfes conditions; par exemple, on compoferoit pour cette clafle d'hommes qu'on appelle le Peuple, un recueil hiftorique qui

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confacreroit les belles actions qu'auroient pu faire quelques uns de leurs égaux; l'homme refpectable dont j'ai à vous parler, obtiendroit une des premieres places parmi ce petit nombre d'ames privilégiées. Vous aurez la bonté d'obferver que ce n'eft point ici un roman que je vous envoie, c'eft un fait des plus vrais & des plus nobles; je n'ai d'autre mérite que de vous l'offrir dans toute fa fimplicité.

Cette honnête créature exerçoit une, profeffion vile; s'il eft quelque profeffion qui puiffe humilier. Jacques, c'est fon nom, raccommodoit de vieux fouliers; fon état annonce fon indigence. Il avoit une femme & quatre enfans; fon travail lui fourniffoit à peine de quoi procurer la fubfiftance à cette malheureufe famille : il goûtoit cependant le vrai bonheur; fon cœur s'ouvroit à la joie pure, quand il les voyoit contens & qu'ils chantoient avec lui. Il employoir les jours & les nuits à fon travail ingrat. Il y a long-tems que l'on a dit que la fortune étoit un mauvais génie qui fe plaifoit à perfécuter les cœurs honnêtes, & à les percer des traits les plus fenfibles.

Jacques, malgré tous fes foins, ses veilles, fon obftination à combattre fon

trifte fort, fe vit accablé de la plus affreufe misère. Sa femme, fes enfans romberent dans le befoin; ils gémirent, ils demanderent du pain. Jacques, dont l'ame étoit, on me paffera l'expreffion, un chef-d'œuvre de fentiment, pleura avec eux: il fentit l'horreur de leur fituation il oublioit en quelque forte que lui-même avoit faim, pour fe remplir des cris & de l'état horrible de fa famille. Il implora l'affiftance de ses voifins, des riches de fon quartier; il eft inutile de dire que la plupart dédaignerent même de le regarder: Qu'est-ce fur la terre qu'un artifan malheureux, qu'un homme du petit peuple? Il demanda l'aumône avec des larmes on ne l'écouta pas, & l'on ne vit point fes pleurs; ou, fi quelqu'un, à qui il arrivoit par hafard d'avoir une légere émotion d'humanité, s'arrêtoit pour lui donner du fecours, c'étoit un à foible foulagement, que fa femme & fes enfans ne faifoient que reculer leur fin de trèspeu d'inftans. Ce malheureux, au défefpoir, court égaré dans les rues; il rencontre un de fes camarades, de la même profeffion & à peu-près auffi indigent que lui. Celui-ci eft frappé de la douleur où il voit Jacques; il lui en demande le fujet. Cy

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Je fuis perdu, répond le pauvre homme, ma femme, mes enfans n'ont pas mangé depuis hier midi, & .... je ne fçais où je vais... Ils vont mourir! Mon ami, lui dit l'autre pénétré de fa fituation, tiens voilà deux fols, c'est tout ce que je polléde. Si tu voulois gagner quelque argent, je t'enfeignerois bien un moyen... Je ferai tout, repart Jacques avec vivacité hors ce qui eft contre l'honneur & la religion. Eh bien, pourfuit fon camarade : vas a tel endroit, chez telle perfonne; elle apprend à faigner, & fi tu peux te réfoudre à te faire faigner, elle te donnera quelqu'argent.

Jacques vole au lieu & chez la perfonne indiqués; on le faigne d'un bras, il eft payé, il eft inftruit que d'autres font la même chofe & aux mêmes conditions; il y court & fe fait faigner encore de l'autre bras. Cet homme firefpectable & fà plaindre, transporté de joie, achete du pain, retourne précipitamment chez lui, le partage entre fa femme & fes enfans; ils le voyent changer de couleur:il s'afficd, le fang coule de fesbras. --Mon ami! mon pere! qu'avezvous? Vous vous êtes fait faigner!-Ma chere femme, mes chers enfans, leur ditil avec un profond foupir, & en les te

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